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Quel temps fait-il après le capitalisme ?

écologie

Lien publiée le 15 octobre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lundi.am/Quel-temps-fait-il-apres-le-capitalisme

« L’ennuyeux, observait Hannah Arendt, c’est que nous ne semblons ni équipés ni préparés pour cette activité de pensée, d’installation dans la brèche entre le passé et le futur ». A l’heure des crises de la mondialisation capitaliste et d’un basculement géologique planétaire, il est temps de s’activer dans la brèche des devenirs terrestres.

Une nouvelle revue vient d’être lancée qui s’y emploiera : Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologiesNous partageons ici une des recensions de livres de son n°1, celle de Christophe Bonneuil (co-auteur, avec Jean-Baptiste Fressoz, de L’événement Anthropocène, Points Seuil, 2016 et, avec Sandrine Feydel, de Prédation. Nature, le nouvel eldorado de la finance, Paris, La Découverte, 2015 ) sur le livre de Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits (La Découverte, 2018). L’enjeu, dans une époque où l’expérience du temps s’est engluée dans les réseaux d’un présent infini et sans avenir, est la réouverture d’un horizon révolutionnaire abandonnant des vieilles lunes modernes du progrès. En s’attaquant aux dimensions temporelles du dépassement du capitalisme à travers un détour par l’expérience Zapatiste, Baschet nous propose une réflexion profonde de notre rapport à l’histoire.

Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies : http://www.terrestres.org/

Et si l’avenir était autre chose qu’un présent 2.0 ? Devant nous n’est pas une crise climatique à gérer avec des « solutions » ou une mondialisation économique à réguler, mais la possibilité d’un effondrement. Après l’effacement de tant de systèmes politiques au cours des 50 siècles derniers et alors que de toutes parts nous parviennent des rapports sur les bouleversements qui affectent la Terre, n’est-il pas exagérément téméraire de considérer le capitalisme immortel ?

Certains préfèrent mettre en avant l’apocalypse d’une extinction de l’espèce humaine. Mais ce scénario ne fascine qu’au prix de l’occultation de toute analyse géopolitique et sociale des asymétries de ressources, des singularités et des résiliences différenciées entre groupes humains de par le monde. Face à ce sublime conduisant à obscurcir l’effondrement, Jérôme Baschet, historien émérite à l’EHESS et compagnon de route des zapatistes, est de ceux pour qui « une autre fin du monde est possible [1] ». On disait jusque récemment plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, mais le vent tourne et Défaire la tyrannie du présent est de ces écrits qui ne manquent pas de souffle. 

Baschet radiographie notre époque comme un cul-de-sac civilisationnel en proie à cinq transformations : une numérisation qui bouleverse le travail et nos modes d’être ensemble ; une bifurcation néolibérale du capitalisme qui restaure un niveau d’inégalités comparable à l’Ancien régime ; un nouveau régime d’existence de la Terre poussée hors de l’Holocène par un industrialisme et un consumérisme devenus globaux ; un grand partage naturaliste entre Nature et Culture qui s’effrite tandis que l’Occident n’est plus qu’une province du monde ; et, enfin, la crise d’une façon d’articuler passé, présent et futur et de se situer dans la temporalité, née avec la modernité industrielle, et avec elle la fin des certitudes d’un avenir nécessairement meilleur.

Ce constat d’un changement d’époque propice à rouvrir le futur, s’il réfute le déni d’autres mondes possibles du présentisme ambiant, ne fait pas du dépassement du capitalisme un fait garanti par d’inexorables lois de l’Histoire ou du système terre. Ce dépassement passe par un chemin incertain d’insurrection et d’expérimentation de formes d’organisation et de vie émancipées de la triple abstraction de l’état (comme mode totalisant de constitution de la collectivité), de la marchandise et du productivisme, et d’un Universel occidentocentrique, que Baschet avait esquissées dans son livre précédent (Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, 2014). Dans celui-ci, il s’attache à penser une des conditions culturelles de la destitution de la « tyrannie capitaliste » : une mutation de notre rapport au temps (sortie de l’hégémonie du temps abstrait) et aux temps (nouvelles façons de composer passé, futur et présent qui dépassent à la fois le régime d’historicité traditionnel cyclique, le régime d’historicité moderne, et le régime d’historicité présentiste). Ici le désir politique d’affaiblir le mode de production dominant de notre réalité rejoint le désir savant de l’historien accompli, nous offrant une réflexion épistémologique profonde sur le savoir historique, la mémoire et l’historicité. La recherche des chemins d’un au-delà du capitalisme va donc de pair chez Baschet avec une ambitieuse refondation épistémologique de l’histoire, émancipant le savoir historien de conditionnements qui avaient présidés à sa naissance comme discipline au cœur des États-nations impériaux et industrialistes.

La notion de « régimes d’historicité » a été proposée par François Hartog, pour désigner les façons dont les sociétés articulent passé, présent et futur, en vue de se rendre intelligibles à elles-mêmes [2]. Le régime « traditionnel » construit un temps cyclique. Le récit d’actions passées prescrit un devoir-être pour aujourd’hui et demain. L’horizon d’attente concernant le futur est entièrement contenu dans le champ d’expérience légué par le passé. Avec l’entrée dans l’âge industriel, émerge le concept moderne d’histoire par une ouverture du futur (progrès) qui dissocie l’horizon d’attente du seul champ d’expérience, créant la flèche narrative tendue vers un futur de plus en plus différent de ce qui a déjà été et du présent [3]. C’est pour Hartog le « régime d’historicité futuriste », que Baschet nomme plus simplement « moderne ». Le passé y est considéré comme révolu (donc ouvert au savoir objectif de l’historien) et déprécié (idéologie du progrès). Le futur y organise le sens du passé et du présent (point de vue futurocentré). C’est lui qui donne sa direction à l’Histoire, lui conférant un pouvoir de définition, concurremment aux religions, de ce qui est non (encore) advenu mais croyable [4].

On le sait, ce régime moderne de composition des temps a perdu en hégémonie au long du XXe siècle, et 1989 a consacré l’affirmation d’un nouveau régime d’historicité dit présentiste. La chute du mur de Berlin conduisit alors certains à décréter « la fin de l’histoire » et enterrer l’idée communiste comme une « illusion » ravageuse. Mais le reflux de l’idée révolutionnaire et l’affirmation conservatrice de l’absence d’alternative au capitalisme ne sont que les symptômes les plus saillants d’une crise plus large de l’avenir, et donc de l’histoire en tant que savoir susceptible de rendre les sociétés intelligibles à elles-mêmes par l’analyse de leur devenir diachronique [5]. Cet affaissement de la réflexivité historique s’accompagne de la montée de pratiques mémorielles institutionnalisées, par lesquelles l’histoire se trouve gouvernée par la mémoire : politiques du patrimoine, commémorations, discours de l’identité, velléités de légiférer sur le contenu de l’enseignement de l’histoire, etc.

Dans l’expérience quotidienne, il n’y a plus que du présent. Dans la vie professionnelle ou amoureuse, des subjectivités plus oublieuses se forment dans un télescopage de sms, courriels, d’événements auxquels il s’agit de réagir dans l’urgence. Trump ne dirige-t-il pas une superpuissance mondiale par le tweet ? Dans notre condition numérique tout devient contemporain, simultané, de tout. « Tout apparaît sur le même plan dans un présent aussi étendu que le réseau lui-même [6] ». Or, au sens social, le présent est la durée durant laquelle est assurée une relative permanence des conditions de l’action. Et l’accélération contemporaine (cf. Hartmut Rosa) est la compression de ce présent, happé par l’instant d’après et ses nouvelles règles. Notre monde en réseau, liquide, plutôt que d’ouvrir les possibles, fonctionne alors comme une fatalité systémique tentaculaire nous enjoignant à nous « adapter » à des processus globaux sur lesquels nous n’avons pas prise. Le présentisme, loin d’être jouissance du moment présent est donc une dictature de l’instant d’après. Le futurocentrisme du régime moderne d’historicité se trouve comprimé dans l’horizon du futur le plus immédiat. Du futur, ne reste plus que l’arraisonnement du présent par l’immédiat (protension), au détriment de modalités plus projectives, imaginatives ou subversives du futur (p. 105-106).

Au-delà des habituelles lectures idéelles du passage du régime moderne d’historicité au régime présentiste, Baschet en propose une lecture sociale, ouvrant vers une véritable anthropologie temporelle du capitalisme historique. Pour éclairer les inflexions de l’historicité, il explore les temporalités vécues au quotidien dans les réseaux de la marchandise et les rapports de production. Il observe alors que la forme la plus pure et poussée du présentisme contemporain réside dans la rationalité du capitalisme financiarisé : l’agir y est entièrement phagocyté par le futur immédiat de l’anticipation économique. Mais si la financiarisation néolibérale et son infrastructure numérique ont dramatisé sa domination (cf. les normes comptables internationales IFRS qui depuis 2005, aplatissent toute valeur sur une « valeur de marché » à l’instant t), c’est dès l’âge industriel que le temps abstrait a émergé comme vecteur d’optimisation tyrannique des temps vécus du travail comme des loisirs. Baschet en propose la formule générale : un impératif d’augmentation tendancielle des quantités par unité de temps (rapport quantitatif Q/t, par opposition à un temps vécu qualitatif). En même temps que froide logique de gouvernement des usines, des champs et des guerres de l’âge industriel, cet accroissement de Q/t a aussi fonctionné comme une puissante promesse de la modernité, celle d’un surcroît indéfini de savoirs, de confort, de voyages, d’expériences (p. 152-155).

Ce détour par les temporalités permet une lecture autrement plus riche du présentisme, comme logique culturelle du capitalisme contemporain. Premièrement, il se révèle comme le produit du projet même de mobilisation infinie du monde. Plutôt qu’une rupture avec la modernité « futuriste », le présentisme en est radicalisation hyper-moderne, de l’intérieur, par extension hégémonique des logiques d’accélération temporelle propres à la gouvernementalité industrielle. Deuxièmement, le présentisme contemporain résulte d’une logique mortifère d’appauvrissement conjoint des temps vécus, des intériorités et du tissu vivant de la planète (p. 165). Plutôt que les habituels discours de crise de l’histoire ou d’abandon de tout idéal de transformation sociale émancipatrice, il manifeste une crise, un stade effondré du capitalisme, appelant à une « insurrection éthique contre la destruction généralisée des formes de vie » (p. 89) et à la recherche futurs post-capitalistes plus riches de sens.

Défaire la tyrannie du présent, c’est donc extirper nos vies de la glu d’une forme dominante de production de la réalité, d’autant plus rigide qu’on nous abreuve de « flexibilité ». C’est déjouer cette fermeture des possibles de transformation et d’émancipation. Mais, si le présentisme du capitalisme contemporain pose problème, il ne s’agit pas pour autant de revenir au régime d’historicité moderne. A gauche, l’accélérationnisme ou la célébration des vertus de la connexion numérique des multitudes témoignent de la survivance d’une critique du capitalisme reproduisant la grammaire de l’industrialisme moderne. Baschet rejette cette « vision moderniste de l’émancipation » qui « ne peut que contribuer à accentuer les effets destructeurs engendrés par le monde de l’Économie » (p. 81). Entre poursuite du front de modernisation et « devenirs terrestres » [7] il a choisi, et propose pour cela d’équiper les mouvements d’émancipation d’un autre mode de composition des temps, un nouveau régime, pluriel, d’historicité.

On commence à cerner l’ampleur du projet de J. Baschet. Sortir du capitalisme, plus qu’un changement de règles économiques, implique pour lui une rupture avec les formes sociales, et les modes de production des subjectivités propres à la société marchande et industrielle. D’où la nécessité d’une métamorphose civilisationnelle, déjà en germe dans diverses brèches ici et là. Dans Adieux au capitalisme, Baschet développait trois dimensions de cette révolution anthropologique : d’abord, la libération de l’humain de sa supposée nature, égoïste et antisociale, et de toute idée de nature humaine pré ou extra-sociale ; ensuite l’abandon du dogme individualiste coupant la personne de ses liens pour en faire « par lui-même un tout parfait et solitaire » (Rousseau) et de l’idée de prééminence de l’individu sur la société ; et enfin, déserter la posture de maître autoproclamé de l’Univers et le dualisme nature / culture.

Défaire la tyrannie du présent apporte une quatrième élément d’une anthropologie, d’une subjectivation, alternatives à celle de l’Homo capitalistus. Il s’agit de métamorphoser notre rapport au temps en sortant de l’hégémonie du temps abstrait extérieur aux existants, et en organisant politiquement une détente temporelle de nos vies. Il s’agit aussi de transformer notre rapport aux temps, en créant de nouvelles façons poétiques et émancipatrices de composer passé, futur et présent.

Walter Benjamin, dans ses « Thèses sur le concept d’histoire » écrites en 1940, pourfendait la foi dans le « progrès, compris comme une norme historique », et la certitude, à gauche, d’être dans le sens de l’histoire « donné par le développement de la technique » et la « maîtrise de la nature », faisant selon lui le jeu des conservateurs comme « des traits technocratiques qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme » [8]. Face aux formes historicistes et modernistes du savoir historien d’alors, il défendait une vision messianique de l’histoire : « attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance [9] », redonner leur puissance d’agir aux vaincus du passé pour éviter qu’ils ne soient piétinés à nouveau au présent. Le messie-historien de Benjamin « sauve » donc, d’un seul jet, un passé et un présent souterrainement reliés par des lignes de fuite échappant à l’histoire orientée « dans un temps homogène et vide » [10].

Si l’adversaire principal de Benjamin était l’historicité moderne et son monde, le nôtre est également le présentisme et son monde. C’est ici qu’un détour par le mode zapatiste de composition des temps nous est proposé puisque la révolution zapatiste a identifié le « présent perpétuel comme adversaire fondamental qui conduit à proposer une alliance stratégique entre passé et futur » (p. 30). Du temps cyclique du régime d’historicité traditionnel, le zapatisme garde la valorisation positive de certains aspects du passé et certains éléments d’économie morale, mais sans se laisser enfermer dans le cercle de la répétition car en quête d’un futur meilleur. Du temps progressiste du régime d’historicité moderne, il reprend l’espérance d’un avenir meilleur mais sans flèche du temps ni lois de l’histoire, ni adhésion à une vision étapiste des devenirs humains qu’avait imposée l’Occident colonisateur. Du présentisme, il retient la critique du Progrès et des lendemains léninistes qui chantent mais en rejette le statu quo conservateur.

Contre la désagrégation post-moderne et présentiste des processus historiques et contre la linéarité évolutionniste de la modernité, les zapatistes « parient sur une récupération conjointe du passé et du futur » (p. 33). Comme chez W. Benjamin, l’activation de futurs et de passés acteurs du présent permet de dénaturaliser l’ordre des choses en convoquant d’autres mondes possibles. Il ne s’agit pas d’essentialiser de bons amérindiens pour sauver l’idée de révolution mais d’expérimenter « d’improbables rencontres entre le passé des communautés indigènes, ayant survécu à l’imposition du Marché, et le destin futur d’une humanité qui se refuse à l’autodestruction » (p. 32). Un tel travail actif et non essentialisateur de « récupération » rejoint les études décoloniales ainsi que la pratique des écoféministes [11]. C’est depuis de multiples territoires, de multiples époques, de multiples genres, de multiples métiers, de multiples peuples (y compris autres qu’humains), que sont à récupérer et transmettre/transformer, à travers les désastres et effondrements en cours, des fragments vivants de monde, des gestes de dignité et de liberté, des économies morales sobres et égalitaires, des sens du beau et du juste, des pratiques communales et des savoirs… qui ont malgré tout, grâce à une inventivité et une détermination permanentes, survécu aux désastres de la colonisation et de l’esclavage, aux ravages de la chasse aux sorcières, aux violences des exploitations et dépossessions capitaliste, patriarcale et coloniale, aux souillures de l’extractivisme et de l’enlaidissement, aux démantèlements néolibéraux, ou à l’hégémonie de l’Économie. Par une sorte de sorcellerie anti-capitaliste, les puissances d’émancipation (re)surgissent de multiples temps, offrant un nouveau mode d’existence à l’idée révolutionnaire. Au-delà d’une historicité moderniste de l’émancipation, Baschet nous donne donc à éprouver des temporalités et historicités révolutionnaires émergentes. De nouvelles géographies aussi puisqu’il n’est plus question d’attribuer une centralité aux seules luttes menées dans les zones centrales du système-monde.

Si la sortie du capitalisme passe par de nouvelles compositions des temps, quelle peut être alors la contribution de l’histoire en tant qu’activité de savoir ? Quel travail historien critique peut-on mener face au présentisme ? Et comment délester l’histoire comme savoir de certains de ses paradigmes forgés dans la modernité industrielle ?

Le diagnostic de la « crise de l’histoire » sous régime présentiste est connu : chute des ventes éditoriales, perte de l’autorité de histoire comme forme de savoir porteuse d’enseignements politiques, paupérisation de la recherche et l’enseignement supérieur, essor de discours de l’identité, instrumentalisations politiques, judiciaires et mémorielles, etc. Ce diagnostic s’est doublé d’un repli jaloux et geignant des professionnels de l’histoire. Alors que les frontières entre spécialistes et profanes, entre savants et militants étaient extrêmement poreuses il y a un demi-siècle – les plus grand.e.s historien.ne.s s’écharpaient sur la Révolution française, la centralité de la classe ouvrière, l’Algérie ou l’avortement – on a assisté depuis 1980 à une dépolitisation du champ et à un durcissement des frontières entre spécialistes et profanes, entre histoire et mémoire... Cette stratégie du repli est-elle adéquate ou bien ne convient-il pas, pour faire front au présentisme, des épistémologies et des alliances sociales différentes de celles héritées des temps modernes ?

La « dé-spécialisation » étant un trait essentiel d’un monde post-capitaliste, Baschet défend d’abord un rapport moins hautain des historien.ne.s avec la société (p. 249). D’un « mode de connaissance par trace » (impliquant une absence de l’agent qui l’a produite), l’histoire devient « mode de connaissance symptomal » (impliquant une coprésence de l’agent et du signe) (p. 257). Baschet trace en outre les contours d’une une anthropo-histoire interculturelle, connectée et comparée échappant à l’eurocentrisme. à une « histoire des dominés » en surplomb, il oppose une histoire par en bas, « du point de vue des dominés » plus fertile en connaissances (p. 267-272). Et la coupure épistémologique érigée entre histoire et mémoire n’a pas lieu d’être car « c’est seulement dans le régime moderne d’historicité que mémoire et histoire s’avèrent antagoniques ». Tout en continuant à être un foyer de résistance au présento-centrisme, « allié de toutes les dominations », l’histoire doit prendre en compte, ne serait-ce que pour la discuter, la puissance d’anachronisme, d’ « irruption du passé dans le présent » qu’est la mémoire (p. 258-260).

Baschet appelle également de ses vœux une histoire « débarrassée des mythologies progressistes » encore souterrainement présentes dans les récits historiens : éloges de modernisations « nécessaires », de salutaires mises en ordre par l’État « là où régnait auparavant de chaos », ou de sociétés dotés de savoirs supérieurs aux croyances, imprécisions ou obscurités de leurs prédécesseurs (p. 261-267). Il propose « à la fois une reconnaissance des promesses de la modernité et (…) une compréhension de celle-ci comme perte, comme destruction de savoirs et dessaisissement de la puissance autonome de faire par soi-même » (p. 263).

En troisième lieu, Baschet défend une histoire ne présupposant plus un temps chronologique uniforme et extérieur aux existants mais attentive aux temporalités plurielles « de chaque chose entendue dans son existence processuelle » (p. 191). De même que Seeing like a state de James Scott (1998) ou Fragmenter le monde de Josep Rafanell (2018) démontent la standardisation, abstraction et mise en commensurabilité des espaces écologiques et sociaux, en vue de les gouverner par en haut depuis l’État ou les firmes transnationales, Baschet, lui, désynchronise le temps, l’éclate en durées dispersées, mais inter-reliées, des existants. Contre tout temps dissocié des devenirs concrets, il propose de penser l’histoire à partir des temporalités et rythmiques propres aux divers existants, capable de concevoir la « pleine contemporanéité de ce par quoi le passé est repris et actualisé » (p. 230). Si toute situation historique résulte d’une conjonction de séries causales en partie indépendantes et hétérochroniques, formant un ensemble complexe et non-linéraire, alors l’histoire n’est pas exempte d’effets papillon ; et les prochaines années de surgissements possibilistes.

Mais, ménager des passages non progressistes entre passé, présent et futur, pluraliser la flèche du temps, ébranle-t-il assez le noyau processualiste hérité d’un paradigme historien forgé au creuset de la modernité industrielle du XIXesiècle ? Nul doute que Baschet approfondira ses coups de burins dans ce noyau dans ses travaux futurs, peut-être en suivant des travaux tels ceux d’anthropologues comme Eduardo Viveiros de Castro ou Barbara Glowczewski [12]. Ceux-ci décrivent en effet, depuis des mondes amérindiens et aborigènes, des jeux quantiques entre le potentiel et l’actuel ; des façons d’éprouver les temps dans lesquelles présent, passé et futur peuvent être en contemporanéité radicale parce qu’il y a irréductibilité du temps du mythe et du temps de l’ « histoire » (au sens qui est le nôtre).

Baschet explore enfin ce que pourrait être une histoire dépassant le grand partage entre nature et société. Au cours des deux derniers siècles, cette coupure fut à la fois ontologique (coupure naturaliste entre les humains, dotés d’intériorité, et tous les autres êtres, supposés ne pas l’être), épistémologique (institutionnalisation des sciences humaines et sociales, comme séparées des sciences, et comme ne devant expliquer les faits sociaux que par des faits sociaux en externalisant les causalités dites « naturelles »), cinétique (une nature supposée statique ou lente relativement à des sociétés humaines dynamiques) et temporelle (une disjonction entre temporalités géologiques longues et temporalités historiques courtes). Avec l’Anthropocène, l’effondrement du partage scalaire entre temporalité historique et temporalité géologique met en crise ce dernier grand partage, instaurant un « trouble dans la temporalité » (p. 88, cf aussi p. 136-137). Dès lors, tandis que Marc Bloch pouvait définir l’histoire comme « science des hommes dans le temps », Baschet la repense comme « science des dynamiques propres aux formations écosociales » et « connaissance critique du devenir collectif des terriens » (p. 238). Une géohistoire postnaturaliste aura alors a cœur d’explorer les résonances des histoires humaines et des processus terrestres, les historicités animales ou les interactions et intelligences unissant tout le vivant. Mettant dos à dos les historiens qui déshabillent un peu vite l’histoire pour la géologie (D. Chakrabarty), et ceux qui barguignent devant l’Anthropocène comme intrusion sur leur territoire
et n’y voit un objet que pour les sciences de la nature, Baschet propose une histoire qui apprenne des sciences naturelles et qui les fertilise en retour pour analyser conjointement les dynamiques autrefois dites « sociales » et celles autrefois dites « naturelles » (p. 253-54).

Bref, loin de la litanie de la « crise de l’histoire » en régime présentiste, Baschet esquisse les lignes d’un savoir historique retrouvant toute sa place à condition de dépasser ses conditionnements modernistes. Une question qui n’intéressera pas que les historiens puisqu’il s’agit de donner forme à des devenirs révolutionnaires non modernes, des devenirs terrestres.

[1] C’est le slogan d’un graffiti illustrant les radicalisations politiques de ces dernières années, et c’est le titre du dernier livre de Pablo Servigne, Raphael Stevens et Gauthier Chapelle (Seuil, 2018).

[2] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003.

[3] Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire. Seuil/Gallimard, 1997.

[4] François Hartog, Croire en l’histoire, Flammarion, 2013.

[5] François Hartog, « Vers une nouvelle condition historique », Le Débat 2016/1 (n°188),169-180.

[6] Hartog, op. cit., 2016, p. 180.

[7] La polarité entre terrestres et modernes n’est pas posée en tant que telle par Baschet : elle est reprise de Br
uno Latour, Face à Gaïa (La Découverte, 2015) ; Bruno Latour, Où atterrir ? (La Découverte, 2017). Voir Christophe Bonneuil, « Comment la ZAD nous apprend à devenir terrestres », dans Éloge des mauvaises herbes (LLL, 2018), 103-113. Voir aussi le texte de Sophie Gosselin et David Gé Bartoli dans ce numéro.

[8] Walter Benjamin, Oeuvres III (Gallimard folio, 2000), p. 435-436.

[9] Ibid. p. 431.

[10] Ibid. p. 419.

[11Reclaim, recueil de textes écoféministes (dir. Emilie Hache), Ed Cambourakis, 2016.

[12] Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales (PUF, 2009) ; Barbara Glowczewski, Les rêveurs du désert : peuple warlpiri d’Australie (Actes Sud, 1996).