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    Lordon: Appels sans suite (2)

    Lordon

    Lien publiée le 17 octobre 2018

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://blog.mondediplo.net/appels-sans-suite-2

    Le posturalisme et l’inconséquence ne sont pas des plaies d’époque qu’en matière de climat (voir « Appels sans suite (1) »). Sans grande surprise, la dramatique question migratoire en a sa part. Et même plus que sa part. Car le drame du drame, c’est que le drame est devenu une parfaite matière pour chaisières de l’humanisme sans suite, par-là même assurée du soutien des médias, et sous les mêmes conditions (que pour le climat) de ne se lier à rien de fondamental. Cause séparée, certitude de la supériorité morale, occasion lyrique, absence de conséquences politiques à tirer autres que déclamatoires : tout concourt à en faire la parfaite vache à lait symbolique – mis à part pour ceux et celles qui sont pour de bon dans la boue ou dans la neige au côté des migrants à Calais, à Grande Synthe ou à la Roya.

    Cependant le « Manifeste pour l’accueil des migrants » publié simultanément par Mediapart, Regards et Politis (1) semble vouloir faire un pas au-delà de la pensée Miss France (pardon, Monde) qui jusqu’ici gouvernait l’exercice. Il faut dire qu’on a été beaucoup bassiné par le devoir d’accueillir l’Autre ou l’enrichissement par les différences, et qu’en matière de sermons édifiants on entrait clairement dans la zone des rendements décroissants. Le « Manifeste », après nous avoir infligé tout de même une dose supplémentaire de « vivre ensemble », de « partage »,et de serments de « ne pas courber la tête » (devant l’extrême-droite – résistance) nous explique cette fois qu’il faut moins regarder du côté des migrants pour avoir le fin mot de la précarisation salariale que du côté des structures économiques — c’est du moins ainsi qu’on comprend des expressions comme « frénésie de la financiarisation » et « ronde incessante des marchandises ». Et le progrès est réel. Car c’est bien de ça qu’il s’agit en effet.

    Mais progrès jusqu’où au juste ? Car, en bonne logique, les conséquences devraient s’enchaîner à partir des prémisses, puis des conclusions intermédiaires. Si, par exemple, l’une des causes du malheur salarial est à trouver du côté de la « frénésie de la financiarisation », il s’ensuit qu’on doit la rendre moins frénétique. Mais défrénétiser la finance suppose d’en restreindre (considérablement) les mouvements, voire d’en interdire certains. Le nom usuellement attribué à ses restrictions est « contrôle des capitaux ». Mais voilà, l’Union européenne a gravé dans ses traités (art. 63) qu’il n’en serait pas question. Ici, on serait tenté de conclure qu’il va donc falloir rompre avec cette Europe. Mais allez expliquer une chose pareille à Roger Martelli — l’un des initiateurs du Manifeste pour Regards. Pour qui la ligne est droite depuis toute idée d’une telle rupture jusqu’aux époques les plus sombres de notre histoire. Et qui nous conseillera sans doute la patience humaniste d’une « autre Europe ». Comme Varoufakis qui, pour avoir la paix un moment, avait taillé large en se donnant dix ans : DiEM25, lancé en 2015, c’était l’autre Europe, celle-là démocratique, sociale, écologique et humaniste, tout qui va bien. À dix ans. Mine de rien tout de même, déjà trois de passés, c’est fou comme ça file. Au moment du lancement, on avait parié qu’à ce compte-là, en 2025, nous serions toujours les deux pieds dans le même sabot, avec juste dix années supplémentaires de perdues (2) — le pari tient toujours. Entre temps, il n’est pas certain que les migrants suspendent leurs mouvements, ni que les salariés voient leur situation s’améliorer, ni donc que le débat empoisonné connaisse la première accalmie. À la vitesse où surgissent sur la carte les extrêmes droites au pouvoir, on va se faire vieux d’ici 2025.

    Pourrait-on faire mieux du côté de la « ronde incessante des marchandises » ? Sans doute : en faisant cesser la ronde. Mais là encore d’imprévisibles difficultés surgissent. Car si les marchandises ne cessent pas d’elles-mêmes de girer, il faudra bien les en empêcher. C’est-à-dire leur mettre quelques bâtons dans les roues (des camions, ou des réacteurs des avions-cargos, ou des hélices des porte-conteneurs). Malheur de nouveau : c’est du protectionnisme. Une monstruosité morale à peine moins grave que la zoophilie, en tout cas qui mène au même endroit que la sortie de l’euro, cela tous les initiateurs du texte en sont convaincus. Pendant ce temps, c’est le Rassemblement National, avec toute son habileté perverse à la récupération, qui, sur les plateaux, fait désormais l’apologie des circuits courts. Au passage, on attendra de voir si, à ce motif, la gauche alter se défera des Amap comme elle exigeait qu’on se défasse de la sortie de l’euro — dans l’ordre des paris anciens, il y avait aussi celui qu’à suivre jusqu’au bout cette logique de la souillure par reprise, ladite gauche, à force d’être dépouillée, finirait une main devant une main derrière (3).

    En évoquant des causes auxquelles ils n’ont en réalité aucune envie sérieuse de s’en prendre, comme en témoigne qu’ils ne leur consacrent pas même le commencement d’une déclaration d’intention tant soit peu articulée, comme en témoigne plus encore qu’ils aient tant de difficulté à les nommer, les médias initiateurs du « Manifeste » passent certes le stade « chaisière » mais tout de même d’assez peu. C’est bien pourquoi d’ailleurs on en a entendu parler jusqu’à la revue de presse de France Inter. Où il faut imaginer le destin d’un appel « migrants » qui dirait : « le problème des salariés français, ce ne sont pas les migrants, c’est la mondialisation, par conséquent nous en appelons à la démondialisation, sortie de l’euro en tête ». Mais ici les trois initiateurs sont déjà évanouis les bras en croix. Du reste, comme pour les appels « climat », on se demande ce qui resterait de la liste des signataires culturels à grand spectacle une fois posé pareil plan de marche — c’est-à-dire, comme d’habitude, indiqué une ligne de front.

    Il faut imaginer le destin d’un appel « migrants » qui dirait : « le problème des salariés français, ce ne sont pas les migrants, c’est la mondialisation, par conséquent nous en appelons à la démondialisation, sortie de l’euro en tête »

    Or c’est bien ce qu’il y a à discuter ici si l’intention particulière du « Manifeste » n’est pas tant d’attirer l’attention sur le sort des migrants en général que d’en finir avec l’imputation faite aux migrations d’entretenir la misère salariale. Donc de relever les migrants d’une causalité qui ne leur appartient pas, en tout cas pas en première instance, et de lui substituer la bonne : celle qui évite de dresser un salariat contre un autre. Mais alors, la logique élémentaire devrait commander, d’abord de nommer les vraies causes avec la plus grande clarté, et ensuite de s’en prendre très directement à elles, avec normalement le double bénéfice et d’améliorer les effets pour tous et d’en finir avec les débats mal posés. C’est à ce moment qu’on prend la mesure des blocages mentaux qui, le problème déplié, empêchent de se rendre à sa solution — et ni les migrants, ni les salariés nationaux ne sont sortis de l’auberge.

    Car on voit bien que la « frénésie » et la « ronde incessante » avaient surtout vocation à faire faire l’économie des mots — et surtout de ce qui peut s’en suivre une fois qu’on les a lâchés. Il fallait bien suggérer un petit quelque chose, mais le priver autant que possible de sa consistance logique et même de sa force nominale. Il est vrai qu’ayant fait à des degrés divers campagne pour savonner la planche de la seule force politique qui pouvait entraver la marche consulaire de Macron (c’est-à-dire entraver l’approfondissement des causes en question ici même !), voire pour certains ayant positivement servi la soupe à ce dernier, on ne pouvait guère attendre des initiateurs du « Manifeste » qu’ils prissent tout soudain une ligne autre que compatible avec leur projet foncier de reconstitution d’une force finalement socialiste-courtoise (satellites compris), avec une réelle amplitude de débat puisqu’on autorisera de discuter de tout pour savoir si c’est Benoît Hamon ou Christiane Taubira qui doit en prendre la tête — en tremblant même du fol espoir que Raphaël Glucksmann puisse faire don de son corps à l’Europe sociale et à l’accueil de l’Autre. De là d’ailleurs ce cycle asymétrique caractéristique, indexé sur le calendrier électoral, qui fait assaut de toutes les audaces pendant quatre ans et demi, puisqu’elles sont essentiellement verbales, et pendant les six mois qui précèdent l’élection enjoint de retourner à l’écurie pour voter Hollande, Macron, ou bien le prochain équivalent fonctionnel, il faut quand même être raisonnable — ou bien faire barrage. En tout cas ne rien commettre d’irréparable qui dérangerait l’ordre contemporain autrement qu’en mots (et encore).

    La question de l’euro n’étant que la projection régionale du problème global de la mondialisation, les élections européennes promettent de tracer à nouveau la ligne de fracture qui sépare les courtois, ou disons plutôt les stupéfiés : ils sont face à l’ordre du monde, en voient le principe mais, saisis de tremblements, se refusent à le changer et lui demandent simplement de bien vouloir jouer autrement (une autre Union européenne, une autre mondialisation, un autre commerce international, un autre appareil génital de ma tante pour qu’on puisse l’appeler mon oncle), et d’autre part ceux qui cherchent les voies pour mettre une ligne politique au bout d’une analyse. Pendant ce temps, Salvini donne au défi à l’Europe la plus sale gueule possible. Il aurait tort de se gêner : le boulevard est désert — ou plutôt déserté. Il est vrai qu’aux mauvais vouloirs et aux rationalisations démissionnaires, cette sale gueule-là s’avère parfaitement fonctionnelle.

    En tout cas l’inconséquence, qui est partout, donne la mesure de la profondeur à laquelle l’ordre présent a vissé dans les têtes l’idée de sa propre immuabilité, et conforté les tempéraments portés à l’accommodation. Aussi bien en matière de changement climatique que de migrants, les appels se partagent entre ceux qui ne voient même pas ce qu’il y a à voir et ceux qui ne veulent surtout rien faire quand bien même ils ont un peu vu. Ainsi donc, ce n’est pas tant la pratique des appels en général qui est à mettre en question (l’auteur de ces lignes en a signé suffisamment pour ne pas se déjuger au mépris de toute logique) que les usages qu’on en fait : pour dire quoi, ou pour éviter de dire quoi — et alors pour tirer quelles sortes de bénéfices de ces évitements.

    Aussi bien en matière de changement climatique que de migrants, les appels se partagent entre ceux qui ne voient même pas ce qu’il y a à voir et ceux qui ne veulent surtout rien faire quand bien même ils ont un peu vu

    Avec le refus systématique de « la politique » qui lui a valu de si grands succès dans les derniers mouvements sociaux, la CGT, par la voix de son secrétaire général, prend position elle aussi pour redire que ça n’est pas l’immigration qui est cause du dumping social mais « l’absence de droits » (4). D’où suit que « lutter contre le dumping social, c’est se battre ensemble pour l’égalité des droits ». Mais à quoi pourrait ressembler de « se battre pour les droits » ? — passion juridiste qui, à soi seule, en dit long sur la dépolitisation du syndicalisme. C’est que la réclamation des droits demeure vide de sens tant qu’on ne se bat pas pour les conditions de possibilité des droits. On peut bien demander des « droits » à s’en user les semelles et les cordes vocales, ce ne sera que flatus vocis — du bruit aérien fait avec la bouche, dit la traduction littérale — tant qu’on n’aura pas explicitement demandé d’en finir avec les structures qui rendent impossibles toute ré-extension sérieuse des droits. Évidemment, à ce moment on est passé dans « la politique ». Pourtant le fait est là : sous mondialisation néolibérale et sous euro, les « droits » ne s’étendront pas d’un iota puisque ces structures sont faites pour qu’ils ne s’étendent pas d’un iota. Le carcan ne cessant d’ailleurs de se resserrer, les droits ne cessent de rétrécir avec — à la longue, ce sont des choses dont on aurait dû s’apercevoir. Accessoirement, Philippe Martinez aura peut-être noté que jamais si bon accueil, ni reprises si empressées, ne lui auront été réservées dans les médias qu’avec cette tribune qui combine la cause au-dessus de tout soupçon, l’absence de toute analyse tranchante et l’innocuité politique que cette absence garantit — il est finalement assez simple de se faire aimer. Peut-être un peu plus difficile de voir à quel prix.

    Si pourtant on veut se battre avec quelque chance de succès, il faudrait songer à se donner des objectifs un peu moins filandreux, un peu mieux définis, que « les droits », et ceci aussi bien pour les salariés qui viennent du dehors que pour ceux du dedans. Pour la classe appelante qui, par définition, n’a que l’usage un peu dérisoire des mots, il va néanmoins devenir urgent de s’adresser un peu plus directement à ces salariés du dedans, et de trouver à leur dire quelque chose qui les concerne un peu plus substantiellement. Par bonheur, les intellectuels, qui s’étaient majoritairement désintéressés si longtemps de la classe ouvrière, amorcent un commencement de rattrapage et depuis quelques années redirigent leur exercice pétitionnaire vers des causes authentiquement sociales (loi El Khomriordonnances Code du travailordonnances SNCF). Il était temps. C’est que montait irrésistiblement dans certaines fractions des classes populaires le grief que la classe parlante s’occupe de tout, des migrants, mais aussi de la banquise, des ours, des abeilles, « sauf de nous » — trouve-t-on, telle quelle, la liste incongrue ? il y a pourtant de fortes chances qu’elle se présente ainsi dans beaucoup d’esprits en proie à ce sentiment politique dévastateur.

    À plus forte raison du fait de l’écho médiatique qu’ils reçoivent pour les raisons mêmes qu’on vient de dire, les appels « climats » et « migrants », sans doute à leur corps défendant, n’en ont pas moins pour effet objectif de renvoyer une nouvelle fois dans l’oubli ceux dont on ne redécouvre l’existence que tous les cinq ans, pour les accuser de mal penser, de mal voter, ou de s’abstenir. C’est à ce moment précis généralement que se manifeste la protestation vertueuse contre la mise en concurrence des « causes sociales » et des « causes sociétales » (comme on les appelle). Protestation bien établie dans son principe, mais qui devrait tout de même prêter davantage attention à ses allocations pratiques : qu’il n’y ait aucune contradiction ou aucune concurrence des causes dans la tête des intellectuels (pour autant d’ailleurs que ce soit le cas…), c’est très bien mais, les états mentaux étant inobservables, on en juge essentiellement aux prises de position publiques, aux parts respectives qu’elles font aux deux « causes », et à la manière de les articuler, ou d’oublier de les articuler — en réalité, il n’y pas de grande discussion théorique à avoir sur ce sujet, tout ça est du dernier pragmatique (et tout ceci étant dit non sans avoir vu que, parmi les premiers signataires du « Manifeste », il s’en trouve qui sont très conscients du risque de claudication, et qu’on prendrait difficilement en défaut à ce propos).

    Particulièrement dans le cas des migrants, puisque le nœud à défaire est celui même d’une fausse opposition, c’est bien aux classes populaires que la classe parlante devait, sinon s’adresser (le peut-elle vraiment ?), du moins démontrer qu’elle pense en priorité — et non à elle-même pour se mirer, ou à la sous-classe médiatique pour s’en faire applaudir à coup sûr. Adresse qui suppose alors de parler un peu plus clairement qu’à base de « partage », de « ronde des marchandises » ou d’« égalité des droits » suspendue en l’air. Le « Mais qui s’occupe de nous ? » est la plus terrible des machines à ressentiment politique. Il a balayé sans reste le pharisaïsme d’Hillary Clinton et mis Trump au pouvoir à la stupéfaction générale, en tout cas de tous ceux qui avaient décidé de ne pas voir ce qui leur arrivait dessus depuis pourtant si longtemps. Et qui, de ce côté-ci de l’Atlantique, nous pend au nez comme un sifflet de deux ronds. La venue prochaine du cinglé devrait normalement nous aider à y repenser. Quoique… Trump en France ? Formidable, on va pouvoir faire des appels !

    Frédéric Lordon