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Dans le sud de l’Italie, des petits villages résistent face à un gazoduc géant

écologie Italie

Lien publiée le 21 octobre 2018

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Dans le sud de l'Italie, des petits villages résistent face à un gazoduc géant

Long de 3.500 kilomètres, le « corridor gazier sud-européen » doit permettre à l’Europe de s’émanciper de la dépendance au gaz russe. Dans le sud de l’Italie, comme en d’autres points du tracé intercontinental, des habitants défendent leur terre contre cette infrastructure imposée.

  • San Foca (Salento, Italie), reportage

Depuis plus d’un an et demi, la région du Salento, à l’extrême sud de l’Italie, vit au rythme de la résistance à une immense chaîne de gazoduc intercontinental de 3.500 km et 45 milliards d’euros. Dénommé « corridor gazier sud-européen », il acheminerait 10 milliards de m³ de gaz de l’Azerbaïdjan jusqu’au nord de l’Italie. Dans cette région peu habituée aux conflits, des centaines d’habitants se mobilisent pour empêcher la construction de son dernier maillon, le Trans Adriatic Pipeline (TAP), qui, après être passé par la Géorgie, la Turquie, la Grèce et l’Albanie, remonterait sur 800 km jusqu’au nord du pays pour un coût de 4,5 milliards d’euros. Le nouveau gouvernement italien devait se prononcer mercredi 17 octobre sur l’avenir de ce projet contesté, mais en raison de désaccords internes, il a reporté sa décision de « quelques jours », selon la principale agence de presse italienne.

Le tracé du Trans Adriatic Pipeline (TAP).

Dans le petit village portuaire de San Foca entouré de champs d’oliviers et de murets de pierres sèches, les drapeaux du mouvement No TAP flottent sur la façade des restaurants, des commerces et de la mairie. « Tout a commencé en mars 2017, quand ils ont commencé à détruire nos oliviers pour installer leur chantier », raconte Anna-Maria, retraitée. Localement, le TAP devrait réaliser trois chantiers : la pose de tubes en mer, la construction d’un « microtunnel » pour le raccordement mer-terre (à San Foca) et une « centrale de dépressurisation » à Melendugno. « Ici, c’est sec, l’agriculture donne peu, les oliviers sont notre fontaine de Jouvence. Y toucher, c’est toucher à nos ancêtres. »

« Je suis comme l’esclave d’une mafia sur mon propre territoire »

Pour empêcher la destruction de leurs arbres tutélaires, les habitants ont construit au printemps 2017 un presidio — un lieu de rencontre et d’organisation habituel des luttes territoriales en Italie — en lisière d’un champ prêté par deux vieux paysans. « Tout était nouveau pour nous. Il y avait tout le monde, les mamans, les filles, les grands-parents, les jeunes, les maires, les députés locaux, des anarchistes, des prêtres… Tout le monde rapportait à manger, on jouait de la musique, on dansait la pizzica. C’était une “commune”, c’était magnifique, on est devenus comme une grande famille ! » explique la sexagénaire.

Tandis que 90 maires de la région écrivent au président de la République, les actions de blocage des camions et de défense des arbres s’enchaînent. Les murets de pierre sèche se transforment en barricades et des manifestations massives s’organisent. « En décembre 2017, nous étions 3.000 à Melendugno. Tous les commerces ont affiché l’écriteau “Fermé par dignité” sur leur devanture, se rappelle Anna-Maria. Nous ne sommes pas des militants spécialisés mais des gens ordinaires qui nous battons pour défendre notre terre ! »

En décembre 2017, à Melendugno.

Dans ce territoire déjà pollué par une centrale à charbon à Brindisi, et la plus grande aciérie d’Europe, à Tarente, ce nouveau projet a été le point de bascule. « On a le plus gros taux de cancer du poumon de toute l’Italie. Même des enfants en meurent. Maintenant, on dit stop à cette pollution. On ne peut plus mourir pour produire de l’énergie », assène Marco Poti, le maire de Melendugno.

Pour neutraliser l’opposition populaire, depuis un an la répression est devenue massive. Sur le front de mer du village côtier de San Foca, juste à côté du chantier, les patrouilles incessantes des carabinieri remplacent les touristes dès la fin de la saison d’été. En lisière de la plage, alors qu’autour des paysans travaillent dans les champs d’oliviers, les 3 hectares du chantier du microtunnel sont gardés telle une forteresse de béton par des grillages et des barbelés à double tranchant. « Ils ont même construit des filets de 8 m de haut pour éviter les jets de pierre ! » À l’intérieur, caméras, vigiles et carabinieri veillent sur les machines. Le presidio, sous la pression, a été démonté en septembre 2018.

Tout est fait pour intimer aux Salentins l’ordre de rentrer chez eux. Antonio, la quarantaine, est interdit de territoire sur le village de San Foca, où se déroule le chantier principal, alors qu’il n’habite qu’à quelques kilomètres. « Je suis comme esclave d’une mafia sur mon propre territoire », dit-il. Anna-Maria a reçu une amende de 3.450 euros pour « entrave à la circulation » après une action de blocage de camions — près de 250.000 euros d’amendes ont été distribués à 85 personnes. 

« Quand j’ai réalisé comment la répression reprenait les méthodes fascistes, je me suis engagée » 

« En un an, près d’une vingtaine d’interdictions de territoire ont été décrétées. Une cinquantaine de procès ont eu lieu, et près d’une cinquantaine sont à venir, récapitule Elena Pappadia, une des avocates du mouvement. Quand j’ai réalisé ce manque de démocratie et comment la répression reprenait les méthodes fascistes, je me suis engagée. » Elle travaille gratuitement à la défense des militants et à documenter la répression, jugeant son rôle « au même niveau que tout le monde, dans la lutte ».

Pour l’avocate, « les recettes appliquées contre le mouvement No TAV, dans le Val de Suse, sont appliquées avec la même sévérité, alors que nous sommes dix fois moins nombreux. La peur pousse les gens à rester chez eux ». La zone fait office de laboratoire répressif. Dernier test en date : des « ordonnances » de la préfecture qui interdisent l’usage de la mer dans les limites d’une certaine distance avec les bateaux du TAP, qui commenceront bientôt leurs mesures et la pose des tubes – des travaux qui dureront jusqu’à 15 mois. « Un scandale dans un pays qui vit de la pêche et du tourisme ! »  

Mais les habitants ne perdent ni leur joie ni leur détermination. Le matin du 8 octobre, une cinquantaine de « No TAP » se réunissaient devant les bureaux de la garde côtière pour contester ces ordonnances d’exception. « Contre le TAP et sa violence, maintenant, partout, résistance ! », « La mer est à protéger, pas à interdire ! »… les slogans et les chants ont fusé dans une ambiance chaleureuse. Et le combat se poursuit sur le terrain juridique : les travaux sont suspendus depuis juin 2018 grâce à plusieurs recours déposés sur la légalité des travaux de retrait des oliviers, et sur la pollution de l’eau lors des premiers creusements.

Devant les bureaux des garde-côtes italiens à San Foca, le 8 octobre.

Niché au creux du talon de la Botte italienne, le mouvement No TAP est un petit caillou sur le chemin d’une grosse machine géopolitique et financière. Le consortium du TAP est soutenu par par l’Union européenne à travers les investissements de la Banque européenne de développement et de la Banque européenne d’investissement (qui devaient débloquer près de 3 milliards d’euros pour le projet). Basé en Suisse, le consortium a pour actionnaires principaux BP, le Belge Fluxys, l’Italien Snam, le groupe azéri Socar.

« Ils veulent diviser le gazoduc en plusieurs tronçons pour nous séparer, mais notre lutte doit unir les opposants en suivant le tracé ! » 

La dimension intercontinentale ne facilite pas l’opposition. En Azerbaïdjan, le projet est imposé d’une main de fer par le régime autoritaire du clan Aliyev au pouvoir. En Albanie, plusieurs centaines de kilomètres sont déjà construits malgré l’opposition de quelques paysans« Ils veulent diviser le gazoduc en plusieurs tronçons pour nous séparer, mais notre lutte doit unir les opposants en suivant le tracé ! » explique Gianluca Maggiore, porte-parole du mouvement No TAP. En Grèce, la lutte commence à se structurer. Et dans le reste de l’Italie, de nombreux comités fleurissent tout au long du tronçon : en avril 2018, ils étaient 10.000 à manifester un peu plus au nord, à Sulmona, contre le tronçon local du projet, Snam.

« Il faut aussi se fédérer pour lutter contre la répression, explique Gianluca Maggiore. On observe partout dans le monde une criminalisation des mouvements, une guerre invisible sur ceux qui défendent leurs terres ! » Du 5 au 7 octobre, l’oratoire de l’église (No TAP) de Borgnagne accueillait la première rencontre internationale sur la répression dans les luttes contre l’extractivisme. Une cinquantaine de militants et d’universitaires venus d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et d’Europe ont fait l’état des lieux des formes de répressions qui les frappent — disparitions forcées en Argentine, répression de communautés indigènes au Pérou, meurtres de défenseurs de l’environnement de plus en plus nombreuxemprisonnement de militants opposés à la fracturation hydraulique (fracking) en Angleterre, asphyxie juridique et économique en Italie, etc. « Il nous faut construire un réseau de solidarité entre tous ces territoires », conclut Gianluca.