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Michaël Mention, Power
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://dissidences.hypotheses.org/10793
Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque
(suivi d’un entretien avec l’auteur)
A l’instar d’un Patrick Pecherot, Michaël Mention est un auteur de polars qui parvient ici à réanimer les fantômes d’une époque où la politique avait le goût de l’urgence, la radicalité celui de l’impatience. Power retrace en effet une partie de l’histoire du Black Panther Party (BPP), entre 1965 et 1971 essentiellement. Le lecteur assiste d’abord à l’assassinat de Malcolm X, puis à la radicalisation de Bobby Stills et Huey Norton (en réalité Bobby Seale et Huey Newton), personnages de l’intrigue à part entière. Leurs lectures, celle de Frantz Fanon en particulier, mais aussi de Mao ZeDong ou des comics (le personnage du Black Panther de Marvel ayant inspiré le nom de leur organisation), sont évoquées, tout comme le contexte de violences policières à l’égard des afro-américains.
La violence est, de manière générale, au cœur de Power. Celle des forces de police, celle de certaines organisations révolutionnaires (le Weather Underground est régulièrement évoqué), mais aussi celle des assassinats politiques, de la mort de certaines stars de la rock-musique, celle enfin des meurtres atroces de l’actrice Sharon Tate [1] ou du serial-killer Le Zodiaque [2]. Une contextualisation cruciale, que Michaël Mention restitue en privilégiant une prose coup-de-poing, scandée d’extraits de chansons soul, funk ou simplement rock. Les débuts du Black Panther Party For Self-Defense – c’est son nom d’origine – témoignent de l’importance de l’image et de la communication médiatique, avec l’uniforme adopté par les militants (vêtements de cuir noir, béret noir, lunettes de soleil), ceux qui patrouillaient avec armes dans les ghettos noirs afin de surveiller les agissements de la police, ou l’occupation pacifique du Capitole de Californie, finement retracée dans le livre.
L’essentiel du récit se concentre sur des personnages imaginaires, incarnant des positionnements bien distincts. Charlene s’engage au sein du BPP, guidée par une soif d’action immédiate ne se satisfaisant pas des actions sociales de son organisation, et bascule peu à peu dans la toxicomanie ; elle finit par être exclue du parti, et participe à la Black Liberation Army (BLA – Armée noire de libération [3]), avant de tuer un policier et de finir en fauteuil roulant. Tyrone est un détenu promis à la peine de mort, que le FBI contacte dans le cadre de son programme COINTELPRO (Counter Intelligence Program), destiné à briser les mouvements révolutionnaires et contestataires via l’infiltration, la manipulation et l’assassinat. Tyrone réussit à devenir le bras droit d’un des responsables du BPP, au point d’organiser son assassinat (une représentation de l’infiltré William O’Neil, devenu le garde du corps de Fred Hampton, assassiné en décembre 1969).
Dessin d’Emory Douglas, 17 avril 1976, dans le journal The Black Panther illustrant les meurtres de militants du BPP (on reconnaît F. Hampton en haut, coin droit, et dessous Sam Napier, abattu à New York en avril 1971) par les agents du FBI/COINTELPRO (image communiquée par Christian Beuvain, source : https://www.theguardian.com/artanddesign/gallery/2008/oct/28/emory-douglas-black-panther )
Ce sont les affres de la conscience de Tyrone auxquels le lecteur est confronté, et sur ce point de la répression étatique le troisième et dernier personnage offre un éclairage complémentaire. Il s’agit de Neil, policier blanc, dont le coéquipier est tué par un dirigeant du BPP lors d’une patrouille. De plus en plus perturbé psychologiquement, il critique les demandes du FBI, aboutissant à laisser se développer les trafics de drogue et les gangs dans les ghettos en tant que moyens de saper l’influence du BPP, mais bascule ensuite dans une haine raciste qui le transforme en assassin (un élément essentiel étant donné l’habitude prise par les militants du BPP de traiter les policiers de « porcs »).
A notre sens, c’est sans doute l’évolution qui s’avère la moins convaincante du roman. Mais cette action des sphères du pouvoir étatique est essentielle pour comprendre la dégénérescence du BPP, miné par la rivalité avec les gangs, les dissensions internes et les soupçons d’espionnage et d’infiltration. Ces trois personnages finissent même par converger lors d’un événement, la fusillade autour du quartier général du parti à Los Angeles.
Power aurait sans doute gagné à approfondir les questions et les débats purement politiques, mais en l’état, il propose une plongée efficace et authentique dans une époque où tout semblait pouvoir basculer en faveur de la révolution.
« Cinq questions à… Michaël Mention »
Dissidences : Qu’est-ce qui a servi d’élément déclencheur à la genèse de Power ?
Michaël Mention : J’ai redécouvert un album de Miles Davis, On the corner (1972), un disque funk, jazz et tribal. Un album frénétique qui, à mon sens, traduit à la fois l’aspect urbain du black power et l’atmosphère de « retour aux racines africaines » en vogue à l’époque. Du coup, j’y ai vu les images associées aux Black Panthers, du moins celles auxquelles ce mouvement a longtemps été réduit : cuirs, bérets et flingues. Je connaissais peu le sujet, alors je me suis documenté et j’ai vite découvert que le Black Panther Party était bien plus audacieux que le cliché fabriqué par la légende et Hollywood. Les Panthers cultivaient l’ambiguïté, ils savaient être aussi violents que leurs agresseurs (police et gangs), mais ils ont surtout été les pionniers d’un vaste programme social dans les ghettos, incluant des écoles et des cliniques gratuites, des distributions de repas, des collectes de vêtements pour les plus démunis et des dépistages de maladies chez les prostituées et les toxicos. Tout cet aspect social a été injustement caché durant des décennies, en raison de la pensée marxiste des Panthers. A travers mon roman, j’ai voulu réhabiliter leur cause sans en faire l’apologie. Je suis romancier, je ne suis là que pour embarquer le lecteur dans une histoire et – quand elle se base sur des faits réels – je veille à les respecter.
Dissidences : Comment avez-vous travaillé pour la réalisation de votre roman ? Pourquoi ce choix de trois personnages imaginaires, Tyrone, Charlene et Neil, après avoir débuté votre intrigue par les fondateurs – à peine déguisés – du BPP ?
Michaël Mention : Le sujet était si complexe, les ramifications si multiples et l’époque des sixtiessi dense que, dès le début, je me suis dit que le roman devait être fluide. Je l’ai donc conçu en deux parties : la première, assez elliptique, pour relater la gestation du parti et la seconde – aussi fictive que documentée – pour explorer cette aventure du Black Panther Party à travers trois points de vue : celui d’une militante à Philadelphie, d’un flic blanc à Los Angeles et d’un traître infiltré par le FBI à Chicago. Vu le nombre d’idioties que j’ai lu sur les Panthers (et le nombre d’idioties qu’on entend au quotidien sur n’importe quel sujet !), je tenais à ce que la question du point de vue soit au cœur du récit. Dans Power, il n’y a pas une vérité mais plusieurs, et c’est au lecteur de se faire sa propre opinion. Notre époque souffre trop du clivage Bien/Mal dans lequel certains médias et « penseurs » veulent nous enfermer, c’est pourquoi il me semble important de traiter l’Histoire avec autant de proximité que de recul : cette nuance, cet équilibre, sont un vrai challenge en écriture et j’aime ça. C’est mon adrénaline.
Dissidences : Les luttes du BPP vous paraissent-elles toujours d’actualité, un mouvement noir de cette nature est-il selon vous amené à réapparaître ?
Michaël Mention : La société américaine a considérablement évolué vis à vis des Afro-américains (et dans un sens, bien plus que la société française envers les immigrés), mais la discrimination reste encore présente. Surtout sur le plan économique. Alors oui, je pense que la lutte du BPP est toujours d’actualité. Après, est-ce qu’un tel mouvement – aussi organisé, aussi ambitieux – pourrait à nouveau émerger… J’en doute, malheureusement. Charlene, l’un des personnages du roman, a son point de vue sur la question.
Dissidences : D’autres auteurs français récents ont également exploré les zones sombres du XXesiècle révolutionnaire : je pense à Mathieu Riboulet (Entre les deux il n’y a rien), Fabrice Humbert (Eden Utopie), Dominique Pagnier (Le Cénotaphe de Newton)… Avez-vous l’impression que les générations actuelles d’écrivains effectuent un retour vers un radicalisme passé, face à un présent qui semble forclos ?
Michaël Mention : Je ne sais pas. On est tous le reflet de notre époque et par conséquent, de la digestion des époques précédentes, ce qui dessine forcément une certaine sensibilité, une certaine manière de penser l’Histoire. J’ai grandi dans une famille très à gauche, j’ai longtemps baigné dans l’amertume post-Mitterrand et ça a sans doute orienté mon style d’écriture. Pour être clair, plus le sujet est sombre et amer, plus je vais y chercher l’humanité et l’espoir. C’est sans doute un réflexe de protection puisque, aussi fataliste que je puisse être, je refuse de baisser les bras. J’écris pour partager avec les autres, j’en ai besoin. Le monde actuel avec Macron, Poutine, Trump and Co. me déprime chaque jour un peu plus alors, par la force des choses, mon écriture s’est adaptée : plus sèche, plus ironique, plus assumée. Marin Ledun, Nicolas Mathieu, Sandrine Colette… Nous sommes en effet quelques-uns à nous positionner de cette manière face aux sujets que nous abordons, mais je ne pense pas que ce soit un « truc » générationnel. C’est une question d’individu, on écrit en réaction à notre histoire personnelle.
Dissidences : Vos futurs projets d’écriture vous amèneront-ils à côtoyer d’aussi près la politique révolutionnaire ?
Michaël Mention : Non, car j’ai tout mis dans Power : ma passion pour les années 60-70, mon intérêt pour les luttes révolutionnaires, mon regard sur leurs héritages (et aussi la musique que j’écoute au quotidien, depuis le lycée). Mon prochain roman sera centré autour de Miles Davis, en 77, à New York : un trip paranoïaque et fantaisiste, où j’effleure la déliquescence des mouvements tels que le Flower Power et le Black Power, mais le roman sera essentiellement axé sur Miles. J’adore ce mec, sa musique, son point de vue sur la vie et ses contradictions : Miles Davis en 77, c’est l’Amérique du chaos, celle qui préfigure le monde virtuel et ultralibéral d’aujourd’hui. Le roman paraîtra en mars 2019 chez 10-18 dans la collection « Grands Détectives ». Actuellement, j’écris sur les années 2000 : un sujet qui nous concerne tous et qui mérite lui aussi qu’on lève le poing bien haut.
Entretien réalisé par voie numérique le 29 août 2018
[1] Sharon Tate, actrice mariée au réalisateur Roman Polanski est assassinée le 9 août 1969, chez elle, à Los Angeles, par les membres d’une secte dirigée par Charles Manson.
[2] Il s’agit d’un tueur en série qui entre 1966 et 1978 a probablement commis une trentaine de meurtres, en Californie. Il n’a jamais été identifié.
[3] L’Armée noire de libération est une organisation de lutte armée, donc clandestine, issue d’une scission du Black Panther Party en 1971. Il semble qu’elle était organisée en réseau de différents collectifs. Quasiment tous les militants ont été soit abattus par la police soit incarcérés pour de longues peines de prison. Quelques-uns/unes se sont enfuis à Cuba, comme Assata Shakur, après une évasion, organisée par ses camarades en 1979. La notice de Wikipedia qui concerne la BLA est assez fournie, mais sans doute ses renseignements méritent-ils d’être vérifiés (note de Christian Beuvain).