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Extrait de "En Marche forcée" de Laurent Kestel

Lien publiée le 3 novembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/liberalisation-transport-sncf-macron/

Laurent Kestel, En Marche forcée. Une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2018.

Présentation du livre

La libéralisation des transports, inscrite dans les textes fondateurs de l’Union européenne, est patiemment orchestrée en France depuis plusieurs décennies. L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs programmée récemment en constitue une étape décisive.

Ce profond bouleversement est engagé « en marche forcée » par Emmanuel Macron dans l’un des derniers bastions du service public à la française. « Réformer » la SNCF au nom d’une supposée « amélioration de la qualité de service » que la concurrence viendrait apporter : ce mantra répété à l’envi dans les médias participe de l’économie du « nouveau monde » que les élites politiques s’attachent à incarner en faveur de la « mobilité du futur ».

Mais que se joue-t-il réellement derrière ce vocable aseptisé ? Que révèle-t-il des dernières transformations du capitalisme et que porte-t-il comme conséquences sociales ? Défendre le service public du rail ne revient-il pas encore à défendre une civilisation construite autour des droits sociaux et des valeurs d’égalité ?

Aux sources du « modèle allemand »

Le projet de loi présenté en février 2018 et adopté par le Parlement le 14 juin reprend quasiment tous les éléments de la réforme ferroviaire appliquée en Allemagne au début des années 1990. La comparaison est d’autant plus intéressante à établir que, par-delà la fascination des élites françaises pour le « modèle allemand », l’organisation du système ferroviaire outre-Rhin – une holding chapeautant l’exploitation, d’un côté, et le gestionnaire d’infrastructures, de l’autre – avait déjà largement inspiré le modèle français issu de la loi de 2014.

C’est par la loi du 27 décembre 1993 que le gouvernement Kohl impose la fusion de la Bundesbahn (de l’ex-RFA) et de la Reichsbahn (de l’ex-RDA) en une société anonyme de droit privé, la Deutsche Bahn AG. En cinq ans, le nombre d’employés est pratiquement divisé par deux (de 426 000 en 1991 à 220 000 en 1996), les anciens cheminots de la Reichsbahn étant de loin les plus touchés. Des centaines de gares sont fermées. Le fret subit une restructuration d’une rare brutalité, l’entreprise abandonnant plus de 6 500 clients et fermant un tiers des gares de fret. L’État consent alors à reprendre la dette (33 Md€), en contrepartie d’une transformation du statut des cheminots. Il est ainsi décidé que tous ceux ayant le statut de fonctionnaire le conservent, mais que les personnels embauchés à compter du 1er janvier 1994 par la Deutsche Bahn AG seront désormais soumis aux règles du droit privé et au régime général des retraites. Pour parachever le tout, la loi impose la libéralisation complète à l’horizon de la décennie[1]. Le système ferroviaire ainsi délesté de sa dette a reçu par la suite d’importantes contributions publiques – 15,9 Md€ de dotations publiques en 2005, un quart de plus qu’en France à la même époque (11,7 Md€)[2], permettant à la concurrence de prendre place, quoique de façon minoritaire s’agissant du transport régional (les nouveaux entrants détiennent environ 25 %) et totalement marginale sur les liaisons longue distance (la Deutsche Bahn AG détenant, en 2017, 99 % du marché). Une organisation du travail fondée sur la polyvalence des personnels (conducteur-mécano-balayeur, contrôleur-barman, etc.) a été d’autant plus facilement instituée que les restrictions au droit en grève sont importantes en Allemagne.

Malgré les différences de contexte, l’esprit de la réforme allemande a clairement inspiré le scénario français : passage en société anonyme à capitaux publics du groupe, abandon du recrutement au statut au 1er janvier 2020, filialisation du fret au 1er janvier 2020 (devant entraîner la suppression de plusieurs centaines d’emplois), ouverture à la concurrence des TER en 2019 et des TGV fin 2020. Le principe de reprise de la dette, jusqu’ici véritable serpent de mer du débat politique, est également introduit dans la variante française, il est vrai sous la forme d’une reprise partielle, d’après les annonces d’Édouard Philippe faites le 27 mai 2018 (25 milliards en 2020 et 10 milliards en 2022). Le passage en société anonyme de SNCF Réseau rendait insurmontable le poids de cette dette et donc cette reprise inévitable. Mais cette transformation juridique présente l’immense avantage pour l’État d’éviter à l’avenir toute requalification de la dette de la SNCF en dette publique. Cette reprise n’a étonnamment pas été inscrite dans la loi : on ne sait s’il faut craindre de nouvelles acrobaties comptables dont Bercy a le secret. Édouard Philippe a annoncé que la reprise se ferait en contrepartie de nouveaux efforts de productivité, de l’ordre de 3 Md€ selon les syndicats (qui s’ajoutent aux exigences précédentes et finissent par s’empiler : objectifs de productivité prévus dans le contrat de performance État-SNCF Réseau, productivité pour l’Epic de tête, pour SNCF Mobilités, etc.). De fait, cette reprise vise à renforcer la politique de rentabilité de la SNCF, à accélérer sa transformation d’entreprise publique en entreprise de services. Quant à l’abandon du statut, s’il est l’un des objectifs majeurs des actions menées tout au long de ces dernières années, il constitue avant tout un trophée politique, symbole pour le président de la République de sa capacité à faire et à « réformer en profondeur » le pays, c’est-à-dire, en l’espèce, à défaire.

Discipliner la puissance publique aux logiques du marché

On ne peut pleinement comprendre cette ouverture à la concurrence sans avoir à l’esprit les transformations néolibérales qui ont affecté la puissance publique (État et collectivités locales). Les dispositifs en vue d’installer la concurrence ne se sont pas limités aux entreprises et à leurs personnels. En vue d’installer la logique de marché dans le ferroviaire, ils ont été déployés bien en amont des annonces officielles de 2018. Rappelons tout d’abord que la puissance publique a fait l’objet d’une formidable opération de normalisation néolibérale – au sens où l’entendait Michel Foucault de « mécanisme d’objectivation et d’instrument d’assujettissement »[3]. Le new public management (contrôle de gestion, suivi des performances, etc.) irrigue l’État depuis plusieurs décennies et cette gouvernance par les nombres a été consacrée par la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) de 2001. Ce programme mis en œuvre de manière incrémentale depuis la fin des années 1990, indépendamment des majorités politiques, met en place une gestion publique calquée sur celle en usage dans les entreprises privées[4]. Les politiques conduites dans les domaines administratif, fiscal et économique, tout particulièrement depuis l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 et là encore de manière incrémentale, traduisent en outre le ralliement à une conception de l’État réduit à un rôle d’organisateur du marché.

Ce phénomène a été étendu aux collectivités. La décentralisation des TER initiée en 2000 par le gouvernement Jospin est le deuxième grand jalon de la concurrence dans le transport ferroviaire de voyageurs. Cette décentralisation est venue circonscrire une activité de l’entreprise, en l’occurrence le transport régional, laquelle est ensuite divisée par le nombre d’autorités organisatrices avec qui la SNCF va la contractualiser (en l’espèce, les 22 régions, dont le nombre tombe à 13 avec la réforme territoriale de 2015). En droit public, on explique cette transformation par le passage d’une conception « organique » (le service public se confond avec l’entreprise qui le réalise : La Poste, EDF, SNCF…) à une conception « matérielle » (où seule est prise en compte l’activité, ici les TER)[5]. Cette décentralisation impulse une mécanique concurrentielle : chaque nouvelle activité ainsi découpée (TER de Picardie, de Lorraine, etc.) sera constitutive, à terme, d’un nouveau marché.

Au-delà du droit mis progressivement en place et des dispositifs qu’il instaure, cette concurrence était aussi inscrite dans les termes mêmes de cette décentralisation. Les régions ont en effet eu pour mission d’organiser et de financer ce service public structurellement déficitaire, sans toutefois se voir offrir les moyens et les capacités d’action propres aux autorités organisatrices de transport urbain. Ne disposant ni du choix de l’opérateur, ni de la politique tarifaire (régie au niveau national), ni d’une fiscalité dédiée – autant d’éléments qui sont constitutifs des autorités organisatrices urbaines –, les régions ont été de fait des autorités organisatrices de transport sans grande autorité. Jusqu’en 2014, elles ont en outre financé le renouvellement des trains régionaux alors même que ces trains sont restés légalement propriété de la SNCF. Ajoutons qu’à l’époque où l’entreprise fonctionnait largement de façon intégrée, la facturation au coût réel des TER était difficile à réaliser, ce qui ne pouvait qu’accroître les différends avec des régions soucieuses de s’acquitter du « juste prix ». Ces tensions ont abouti en 2013 au vote d’une disposition législative imposant à la SNCF de produire des comptes TER détaillés. Elles ont aussi donné lieu la même année à l’étonnant débauchage d’un président de région en exercice1 pour diriger l’activité TER au sein de la SNCF en vue de calmer la colère des élus régionaux – une action qui eut sans doute l’effet inverse de celui escompté.

D’autres dispositifs sont venus favoriser la concurrence. L’un des plus importants est probablement les politiques d’austérité qui produisent des effets disciplinaires puissants sur les élus, y compris les plus récalcitrants. En juillet 2017, deux mois seulement après son investiture, le gouvernement d’Édouard Philippe annonce une baisse de la dotation globale de fonctionnement (DGF) versée par l’État aux collectivités à hauteur de 13 Md€ au cours du mandat d’Emmanuel Macron. Une somme qui vient s’ajouter à la baisse de 10,7 Md€ déjà opérée entre 2013 et 2017 sous la présidence de François Hollande. La situation financière des régions est de plus en plus tendue. Elles ont eu recours à l’endettement ces dernières années pour pouvoir maintenir à niveau leurs investissements[6]. Ajoutons que, dans le domaine des transports, l’État leur a transféré la majeure partie des liaisons TET (Intercités) sans la totalité des compensations financières liées à ce transfert. Des « rationalisations de l’offre », selon les termes employés, semblent inévitables. Certaines régions ont d’ores et déjà commencé à remplacer des liaisons ferroviaires par des autocars[7]. L’essentiel des préoccupations des élus porte depuis sur les notions de coûts (« la SNCF est trop chère »), de performance et d’efficience (« les retards sont trop nombreux »). La pression exercée par les autorités régionales sur l’entreprise publique, en termes de réduction des coûts, a des conséquences directes sur le travail et la productivité des cheminots (suppression de postes, etc.). On retrouve là les mécanismes ordinaires induits par les rapports de sous-traitance, où les salariés de l’entreprise preneuse d’ordre sont tributaires des décisions du donneur d’ordre, sauf que la sous-traitance est ici orchestrée par la puissance publique.

Toutes ces raisons ont favorisé le ralliement des présidents de région à l’ouverture à la concurrence des TER. Certains témoignent d’un plus grand empressement que d’autres, tel celui de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Christian Estrosi, qui a lancé en février 2018 un « appel à manifestation d’intérêts » afin d’expérimenter au plus tôt la concurrence sur son réseau, arguant de la mauvaise qualité du service et d’un manque de transparence financière[8]. Reste à savoir quels sont les opérateurs qui se positionneront sur ce futur créneau. À ce titre, la perspective de retrouver une situation analogue au transport urbain n’est pas à exclure.

L’État et ses  groupes au secours du marché des transports urbains

La concurrence dans les transports urbains en France est intimement liée à son histoire. Tout d’abord, les transports en Île-de-France, qui représentent environ la moitié des déplacements en transports en commun en France, échappent encore à la concurrence. Du moins pour le moment, car la ministre des Transports a établi un calendrier d’ouverture progressive à la concurrence des transports publics franciliens. Dans le reste du pays, plusieurs grandes agglomérations (Strasbourg, Nantes, Montpellier, Grenoble, etc.) exploitent de longue date le service par le biais d’une société d’économie mixte. La concurrence a longtemps été (et est encore) majoritairement cantonnée aux villes moyennes ; elle y fut du reste toute relative jusqu’au début des années 2000. En 2005, l’Autorité de la concurrence condamna les trois principaux groupes du secteur pour entente illicite[9], jugement confirmé par la Cour d’appel de Paris en 2010. Depuis cette date, la concurrence s’est étendue sous l’effet d’une transformation assez spectaculaire. L’échec retentissant de la fusion survenue en 2009 de Véolia Transport et de Transdev (filiale de la Caisse des dépôts et consignations), censée donner naissance au premier opérateur mondial de transports publics, a finalement conduit en 2011 à la reprise par la Caisse des dépôts du groupe, rebaptisé Transdev. Il en résulte aujourd’hui que la concurrence est essentiellement le fait de groupes publics : outre Transdev, Keolis est une filiale de la SNCF, et la RATP est un Épic.

Est-il rationnel que des groupes publics s’affrontent en France et à l’international ? À ce propos, Frédéric Cuvillier, secrétaire d’État aux Transports, déclarait en 2012 qu’ « en France, cette compétition est nécessaire [faisant référence aux obligations européennes]. À l’étranger, je ne crois pas qu’on puisse se partager l’Europe ou le monde »[10]. De sorte que l’État en est réduit à soutenir un marché qui, dans le cas contraire, peinerait grandement à exister. La conséquence « logique » de ce processus serait de rendre au marché ce qui lui appartient, et donc de privatiser ces groupes. La décision récente du gouvernement d’engager la privatisation de groupes publics (Aéroports de Paris, Française des Jeux, etc.) témoigne de cette orientation. La transformation annoncée du groupe SNCF en société anonyme en serait le premier jalon.

Enfin, pour réduire l’influence du politique et « naturaliser » les principes du marché, une Autorité de régulation des activités ferroviaires (Araf) est créée en 2009. Cette autorité rend des avis contraignants sur les conditions d’accès aux infrastructures (sur les tarifs des péages, sur les prestations minimales qui doivent être rendues aux nouveaux opérateurs) ; fait respecter les exigences de séparation entre SNCF Réseau et SNCF Mobilités ; règle les différends entre opérateurs concernant l’accès au réseau, entre opérateurs et autorités organisatrices de transport; contrôle les comptes des entreprises relevant de ses attributions et, le cas échéant, sanctionne les manquements. Elle dépossède donc les autorités politiques de prérogatives importantes. Ces dernières ont désormais moins pour fonction de gouverner que d’appliquer les règles de gouvernance conçues au service du marché.

Les transformations du service public

En juin 2017, Guillaume Pepy soulignait que, si la compagnie nationale italienne, Trenitalia, avait changé, c’est « parce que les contraintes politiques qui pesaient sur [elle] se sont effacées avec la concurrence. Peu à peu l’entreprise s’est dépolitisée pour devenir une entreprise comme les autres ». Et de préciser son point de vue : « nous avons des vraies fausses obligations de service public, c’est-à-dire des obligations qui ne font l’objet d’aucune compensation, comme les arrêts de TGV décidés pour l’intérêt dit général […]. Il faut faire une adaptation résolue des conditions d’exploitation de l’opérateur historique en même temps qu’on ouvre à la concurrence »[11]. En clair, l’État ou les collectivités devront donner à l’entreprise une compensation financière afin d’obtenir des dessertes pour les villes moyennes. Une compensation qui donnera lieu à un contrat – que l’on ne manquera pas d’appeler un « contrat de service public ».

C’est ici que l’on touche aux limites de la critique exclusive du modèle britanniqueLa libéralisation du rail entamée par Margaret Thatcher au milieu des années 1980 a certes littéralement conduit au désastre2. Cependant, l’échec retentissant de la concurrence en Grande-Bretagne ne doit pas faire oublier que l’organisation de la concurrence est intimement liée au « service public ».  Il est clair qu’elle ne se jouera pas en France au niveau des TGV : avec la création d’un TGV low cost (cf. chapitre 3), la SNCF occupe désormais les principaux segments de l’offre. Il serait très risqué pour un nouvel entrant de venir s’y faire une place – une industrie telle que le ferroviaire nécessite en effet une importante mobilisation de capitaux pour un rendement aléatoire. Par conséquent, le véritable enjeu va porter sur les TER et ce qu’il restera des TET, où les sources de profits sont plus assurées, notamment en raison des compensations financières apportées par les collectivités. C’est le paradoxe que souligne le juriste Laurent Quessette[12] : le service public (ferroviaire) s’oppose par définition au marché mais, contractualisé, il le favorise. Le contrat instaure un lien marchand, fondé sur des intérêts contradictoires entre les deux parties, éloigné donc du principe d’intérêt général. L’entreprise se comporte comme en situation de marché (et du reste en situation de monopole) en ne réalisant que ce qui est strictement prévu dans le contrat – tout dépassement devant donner lieu à des « avenants » –, et ce en vue de maximiser son profit. Alors que le service public est institué pour satisfaire des besoins sociaux qui transcendent sa nature, l’entreprise a désormais pour horizon la poursuite de ses intérêts propres.

Ce rapport contractuel est loin d’être toujours à l’avantage de la puissance publique : en témoigne, dans un autre domaine, le rapport de force très déséquilibré entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes, qui assurait à ces dernières en 2014 une rentabilité située entre 20 et 24 %[13]. Mais, au-delà, cette logique de marché transforme la nature même du service public. D’un « service d’intérêt collectif qui fonde le lien social », selon une formule du juriste Léon Duguit, l’on est ainsi passé à un service soumis à la logique de marché. Ayant subi une mue d’autant plus efficace qu’elle est cachée, le « service public » est devenu un concept fuyant et équivoque, sujet aux investissements politiques les plus divers – même si son passé reste et restera porteur d’avenir.

Ce que les mécanismes d’ « installation » de la concurrence ont déjà permis de réaliser, la concurrence « officielle » les élèvera au carré, du moins si le processus est mené jusqu’à son terme. On débattra alors, dans les prochaines années, sur la taille des lots à soumettre à appel d’offre (peut-on ou non segmenter le réseau régional ou le mettre en concurrence d’un seul bloc), la durée et la forme des contrats d’exploitation (délégation de service public, marché public, etc.), le devenir des ateliers de maintenance (locaux et personnels), le périmètre des personnels à transférer en cas de changement d’opérateurs (concernera-t-il les seuls agents affectés au service ou devra- t-on aussi inclure les personnels des fonctions supports et des directions régionales), etc. sans oublier, bien sûr, l’enjeu central de la rémunération des contrats et ses répercussions inévitables sur le travail. Le service public sera ainsi relégué au second plan, et cela d’autant plus que les ressources des collectivités diminueront.

Mirage de la concurrence, réalité de l’investissement public

Si l’efficacité de ces dispositifs est indéniable en matière d’édification du marché, qu’en est-il de la promesse de cette « meilleure efficacité du service public » au nom de laquelle la concurrence a été promue ? En se plaçant du point de vue des usagers, la réalité apparaît sous un jour beaucoup moins radieux. En Angleterre, outre que la privatisation a été la cause directe de la dégradation du réseau (avant qu’il soit renationalisé), la concurrence a provoqué des hausses de prix vertigineuses, faisant des trains britanniques les plus chers d’Europe[14]. En Italie, elle a eu pour effet de créer deux réseaux bien distincts : celui des TGV et celui des trains du quotidien. Le réseau secondaire, délaissé par la puissance publique, a connu huit accidents ou catastrophes ferroviaires depuis 2001. Quant au « modèle ferroviaire allemand », cher à tant de commentateurs français, il n’a probablement pas l’exemplarité qu’on lui prête. Le quotidien économique allemand Handelsblatt évoquait en 2016 les problèmes toujours plus fréquents de régularité et de ponctualité des trains liés au nombre important de chantiers de rénovation sur le réseau (plus de 800) en raison du retard pris dans l’entretien des infrastructures ces dernières années. Les opérateurs privés, qui acquittent des péages à Db-netz (l’équivalent de SNCF Réseau), ont d’ailleurs brandi contre ce dernier la menace d’une demande de dédommagements pour compenser l’ensemble des retards occasionnés par le mauvais état des lignes et des ouvrages. Une menace mise à exécution par la filiale de la compagnie française Transdev (Transdev GmbH)[15]. Le rythme effréné de modernisation du réseau, souvent critiqué pour le manque de coordination entre les différents chantiers, a de surcroît des conséquences au-delà des frontières du pays : en août 2017, les travaux de construction d’un tunnel à Rastatt (bade-Wurtemberg) provoquaient sur plus de 150 mètres un affaissement des voies situées au-dessus, imposant l’interruption durant plusieurs mois du principal axe de trafic ferroviaire en Europe. En suède, « l’amélioration de la qualité de service rendu aux usagers » est à ce point palpable que, « à la gare centrale de stockholm, plusieurs opérateurs ferroviaires rivalisent au détriment de toute lisibilité pour les voyageurs. Pour aller de la capitale suédoise à Malmö, les usagers doivent s’y retrouver parmi les trente-six sociétés qui desservent le territoire. Quelle compagnie et à quel prix ? Les billets […] ne sont pas valables sur le train suivant si on manque le sien et […] les employés des guichets ne renseignent que sur leur propre compagnie »[16].

Boston Consulting Group, un cabinet à la pointe de la diffusion des pratiques néolibérales, constatait l’existence d’une « corrélation entre les dépenses publiques et la performance d’un système ferroviaire donné »[17]. Pour le dire autrement : l’investissement public constitue le socle essentiel des poli- tiques de transport ferroviaire, de sa « qualité de service ». Ainsi, les TER, négligés pendant des années par la SNCF au profit des TGV, ont connu une nouvelle vie grâce à leur régionalisation, opérée en 2002 – dans un retournement pour le moins ironique, la préparation à l’ouverture à la concurrence aura remis la puissance publique sur le devant de la scène. Les régions ont investi massivement : le budget de fonctionnement a ainsi augmenté de 1 Md€ entre 2002 et 2008, passant de 1,5 à 2,5 Md€, et près de 11 Md€ ont été consacrés à l’achat de trains neufs ainsi qu’à la rénovation du réseau et des gares. Cette croissance de l’offre, de l’ordre de 30 %, s’est traduite en retour par une augmentation de la fréquentation de plus de 40 % en dix ans[18]. En suisse, le renouveau ferroviaire exceptionnel observé à partir des années 1990 s’explique avant tout par l’effort financier massif de la puissance publique (confédération et cantons), sans équivalent dans le reste de l’Europe[19]. Nul besoin de convoquer la théorie économique des monopoles naturels pour finir de s’en convaincre : le consensus est général. Selon une association d’opérateurs ferroviaires privés, les investissements publics sont à ce point réduits en Italie que « le marché du transport régional, insuffisamment rémunérateur, entrave la concurrence »[20]

En Europe, la libéralisation aura eu, au final, comme principal effet de précipiter le démantèlement des gares de proximité[21]. Considérant les réductions des dotations aux collectivités et le désengagement de l’État sur l’entretien et la maintenance des petites lignes, on peut s’attendre à ce que le cas français connaisse la même issue. Outre la dégradation croissante dans l’organisation du travail constatée ces dernières années (déqualification, polyvalence et sous-traitance), les mécanismes de la concurrence favorisent également le retour de la troisième classe.

Notes

[1] Voir Sonia Goujon, « Les réformes récentes du secteur ferroviaire en Allemagne », Note de synthèse du SES, 151, janvier-février 2004 ; et la présentation très avantageuse faite par le Centre d’analyse stratégique, Note de veille n° 95, avril 2008.

[2] Voir Sylvain Séguret et Julien Lévêque, « Les contributions publiques au financement des systèmes ferroviaires en France et en Allemagne », Transports, 2007, p. 223-231.

[3] Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 261.

[4] Françoise Dreyfus, « La révision générale des politiques publiques, une conception néolibérale du rôle de l’État ? », Revue française d’administration publique, 136, avril 2010, p. 860. Voir aussi P. Bezès, Réinventer l’État…, op. cit.

[5] Voir J. Chevallier, « Les nouvelles frontières du service public», art. cit., p. 19.

[6] Pour une comparaison France-Angleterre des effets des poli- tiques d’austérité sur les finances des collectivités, voir Paul Parent, « La “contribution des collectivités locales au redres- sement des finances publiques” : quels enjeux pour les finances locales ? », Observatoire de la société britannique, 19, 2017, p. 179-195.

[7] Voir « Des bus pour remplacer des trains sur la liaison Hirson- Charleville à partir du 11 décembre », La Voix du Nord, 26 octobre 2017.

[8] Voir « Dix opérateurs se disent intéressés après l’ouverture à la concurrence des TER en Paca », Nice-matin, 22 mars 2018.

[9] Décision n° 05-D-38 du 5 juillet 2005.

[10] Interview de Frédéric Cuvillier, Les Échos, 3 octobre 2012.

[11] «  Sans modèle économique du TGV, l’ouverture à la concurrence ne fonctionnera pas (Pepy) », latribune.fr, 30 juin 2017.

[12] Laurent Quessette, « Le service public ferroviaire, passager clandestin du chemin de fer », actes du colloque Le secteur des transports ferroviaires dans la mondialisation. Entre spécificités nationales et dynamiques transnationales, Journées d’études Ferinter/international Railway studies, 12-13 décembre 2013, université de Versailles saint-Quentin-en-Yvelines.

[13] Voir Autorité de la concurrence, Avis n° 14-A-13 sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires, 17 septembre 2014.

[14] Voir « Rail manager bounty does not reflect passenger misery », The Telegraph, 1er janvier 2018 ; « Outcry over rail prices as Chris Grayling takes flight », The Times, 3 janvier 2018.

[15] « Why German trains don’t run on time», global.handelsblatt. com, 7 juin 2016.

[16] Julian Mischi et Valérie Solano, « Accélération de la privatisation du rail en Europe », Le Monde diplomatique, juin 2016.

[17] Cité in Léo Charles et Sabina Issehnane, « SNCF: derrière le statut, des enjeux économiques, sociaux et environnementaux », art. cit., p. 19.

[18] Voir Association des Régions de France, Manifeste des Régions sur le transport des voyageurs, lalettredusecteurpublic.fr, 2011, p. 15-16.

[19] Voir Christian Desmaris, « Une réforme du transport ferroviaire de voyageurs en suisse: davantage de performances sans concur- rence ? », Les Cahiers scientifiques du transport, 65, 2014, p. 91.

[20] Les Rencontres de l’Association française du rail, 12, mai 2016, p. 8.

[21] Voir J. Mischi et V. Solano, « Accélération de la privatisation du rail en Europe », art. cit.

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références

1. Alain Le Vern, alors président (Ps) de la région Haute-Normandie. il occupera cette fonction moins de deux ans.
2. La compagnie nationale british Rail fut démembrée en petites compagnies locales et le réseau lui-même fut privatisé en 1996. Pour rentabiliser leurs activités, les compagnies augmentèrent leurs prix et diminuèrent leurs investissements. Après une série de catastrophes (Southfall en 1997, Ladbroke-Grove en 1999, Hatfield en 2000, Selby en 2001), le gouvernement Blair décide de renationaliser le réseau en 2002, tout en laissant intacts les mécanismes de marché pour le transport de voyageurs. L’effet boomerang se produira quelques années plus tard : après deux échecs consécutifs des sociétés privées auxquelles le gouvernement avait confié en 2007 et 2009 l’exploitation des lignes pourtant très fréquentées de la côte Est du Royaume- Uni, le gouvernement conservateur de Theresa May se voit contraint, en mai 2018, d’annoncer la reprise en main par les autorités publiques de la franchise ferroviaire confiée en 2014 à l’entreprise Virgin Trains East Coast, en raison de l’incapacité de cette dernière à faire face à ses obligations financières.