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"Honorer les combattants noirs, nos frères de lutte"

Lien publiée le 13 novembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Par Pascal Blanchard et Alain Mabanckou

L’histoire est en France une chose curieuse, qui vient en permanence interpeller le présent et la politique… Mardi a eu lieu, au cœur de la Champagne, à Reims, une cérémonie d’inauguration du monument aux Héros de l’armée noire en présence des présidents du Mali et de la France. Au-delà de la célébration de la geste de ces combattants noirs dans la guerre de 14-18, c’est en fait, en arrière-plan, une leçon d’histoire que nous offre ce centenaire.

Le monument aux héros de «l’Armée Noire» présentait cinq tirailleurs. Il fut inauguré à Reims le 13 juillet 1924. Un monument quasi identique fut inauguré le 10 janvier 1924 à Bamako, capitale du Mali; elle devenait «la capitale» de l’Afrique-occidentale française! Des coïncidences qui ont valeur d’explication. (Réd. A l’Encontre)

«L’itinérance mémorielle» d’Emmanuel Macron, qui l’a conduit jusqu’à Reims, au pied du monument des Héros de l’armée noire, a été essentielle: elle montre que nous pouvons dorénavant écrire autrement nos histoires communes tout en gardant la fierté de nos histoires singulières. Léopold Sédar Senghor, dans son recueil Hosties noires (1948), évoquait déjà le sacrifice de ces combattants en ces termes: «Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort; Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? […] Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur; Mais je déchirerai les rires banania [publicité courante pour une «boisson chocolatée, voir photo ci-dessous] sur tous les murs de France…» Il avait tout dit, mais qui avait prêté l’oreille à l’immense poète de la Négritude dans ce texte écrit il y a soixante-dix ans?

Un siècle après la Grande Guerre, cette commémoration officielle rend ainsi visible l’engagement des centaines de milliers de combattants africains. Les Comoriens, les Sénégalais, les Congolais, les Somalis, les Guinéens, les Béninois, les Malgaches sont venus combattre aux côtés de la France, et plus de 30’000 d’entre eux sont morts sur les champs de bataille. Mais par un effet de miroir, le monument aux Héros de l’armée noire qui leur est dédié glorifie également les dizaines de milliers d’Africains-Américains, d’Antillais, de Réunionnais, de Guyanais et de Kanaks qui ont sacrifié leur vie pour la nation française.

C’est en 1921 que fut annoncée pour la première fois l’idée de ce monument [A Reims, ce mardi 6 novembre 2018, fut jour de l’inauguration du monument aux «Héros de l’armée noire», reproduction de celui détruit en 1940 par les troupes d’Hitler].

Cette année-là, 1921, souvenons-nous, marqua le point de départ de l’idéologie dite de la «honte noire» en Allemagne et qui dénonçait la présence des «soldats de couleur» dans les territoires occupés de la Ruhr. La campagne était alimentée outre-Rhin dans la presse, au cinéma, par des affiches ou par des pamphlets suivis de manifestations publiques reprochant aux «troupes nègres» de mettre en «péril l’avenir de la race allemande». [Pour examiner le «côté français» de la place et du rôle réservés aux «Héros de l’armée noire», voir ci-dessous les deux brefs textes de Claude Liauzu et Yves Benot qui donnent à la colonisation militaire développée par l’Hexagone une place à peine mentionnée par la tribune d’itinérance mémorielle reproduite ici. Réd. A l’Encontre]

C’est ainsi que le 23 avril 1920, en Allemagne, six délégués du Reichstag adressèrent à leur gouvernement fédéral une pétition réclamant une enquête sur les «rapts» et les «viols» dont les Allemandes étaient prétendument les victimes dans la zone occupée. Les combattants noirs violeraient des milliers de femmes, commettraient des atrocités ou propageraient la syphilis. L’écho de ces allégations infondées eut un retentissement mondial: les Etats-Unis réclamèrent le départ de leurs troupes noires de la Ruhr, la presse anglaise rajouta sa voix, et le pape Benoît XV somma à son tour le retrait des combattants de couleur dans le continent européen afin de le «purifier».

La propagande allemande prit une dimension populaire avec la sortie du film Die Schwarze Schmach (La Honte noire, en français) qui reçut un succès infini en Allemagne et bénéficia même d’une tournée à travers le monde. Pourtant, l’opinion française volera au secours des troupes africaines. Les autorités françaises publièrent, le 11 mai 1922, un rapport pour s’opposer à ces attaques racistes et, cinq mois plus tard, elles posèrent la première pierre du monument aux Héros de l’armée noire à Reims, créé par le sculpteur Paul Moreau-Vauthier et l’architecte Auguste Bluysen. L’ouvrage ne sera néanmoins inauguré qu’en 1924.

Cela n’empêcha pas le discours raciste de fermenter, d’être repris par les nationaux-socialistes en Allemagne. Adolf Hitler s’en inspira largement dans son livre Mein Kampf. Il consacra tout un chapitre aux troupes noires et leur prépara une vengeance apocalyptique. Durant les mois de mai et de juin 1940, les forces allemandes massacrèrent entre 2 000 et 2500 combattants noirs après leur capture car, pour Hitler, la France ambitionnait d’abâtardir l’Allemagne, et les «nègres» étaient le véritable bras armé d’une «juiverie internationale» liguée contre la race blanche, en particulier contre le peuple allemand déjà humilié par le traité de Versailles.

Tout en réfutant les allégations allemandes, tout en construisant lentement le monument de Reims, l’armée française éloigna des zones d’occupation la plupart des Sénégalais (1920), puis les Malgaches (1921) et les Antillais (1923), et en 1925, elle retira définitivement les tirailleurs nord-africains. Il ne restait plus qu’une poignée de soldats noirs. Une requête d’évacuation «complète et absolue» de ces hommes de «couleur» fut déposée en février 1926 par le commissaire allemand des territoires occupés. En 1928, la France accepta de les retirer. Entre-temps, le monument de Reims avait été oublié… mais pas par les Allemands qui, comme mentionné plus haut, exécutèrent des milliers de ces combattants.

Il est certain que les caricatures de «coupeurs d’oreilles» (les tirailleurs) en vogue pendant la Grande Guerre, la propagande régulière dénonçant à tort les crimes et les violences de ces combattants noirs taxés de «violeurs syphilitiques noirs», avaient contribué à forger un regard spécifique dans la société allemande. La haine était donc ancienne. Dès le 30 juillet 1915 en effet, le gouvernement allemand avait publié et diffusé un mémoire documenté destiné à l’opinion internationale et entièrement consacré aux présumées «exactions» des soldats indigènes. Dans le même temps, le célèbre ethnologue Leo Frobenius avait regroupé un certain nombre de prisonniers, originaires de toutes les nations alliées, les filmant, les faisant photographier et peindre, dans un souci de propagande, avant de publier son livre-monument, le Cirque des peuples de nos ennemis.

Cette préparation méticuleuse expliquera plus tard ces massacres de combattants noirs de mai-juin 1940 par les troupes de la Wehrmacht. Ils se sont poursuivis en même temps qu’avançait l’armée allemande en France : le 18 juin, dans un camp de prisonniers improvisé près de Clamecy, dans la Nièvre ; dans une grange près de Neufchâteau, le 19 juin; le 19 juin encore dans le couvent de Montluzin, en région lyonnaise. Au total, environ cent prisonniers noirs et à peu près une douzaine de prisonniers blancs (essentiellement des officiers) furent abattus dans les villages de cette région lyonnaise.

Même après la convention d’armistice franco-allemande du 22 juin, 49’000 soldats indigènes demeuraient prisonniers, dont 16’000 «tirailleurs sénégalais», 3’800 Malgaches et quelques centaines d’Antillais. La plupart d’entre eux furent disséminés dans de nombreux camps en France (Frontstalags) à la demande des Allemands qui refusaient de les envoyer en Allemagne. Ces camps existaient dans toute la France, et notamment à Reims.

Le contexte était à la haine. De passage à Reims, Heinrich Himmler, dans une note de juillet 1940, scandalisé à la découverte du monument aux Héros de l’armée noire, exigea qu’on le démontât. Et ce n’était pas tout ! Une fois l’ouvrage mémoriel démonté, les Allemands l’emportèrent en Allemagne dans le dessein de l’exhiber, puis de dénoncer avec une preuve tangible ce qu’ils qualifiaient alors de «France dégénérée». C’est ainsi que, le 10 septembre 1940, le monument subira l’affront ultime : il quittera Reims pour l’Allemagne nazie dans les wagons scellés pour l’occasion.

Et ce n’était pas tout! Avant de l’emporter, les Allemands saccageront son socle en granit rapporté d’Afrique, en forme de tata, de type soudanais, où étaient gravées les principales batailles dans lesquelles les héros de l’armée noire étaient engagés. Ironie de l’histoire, ou peut-être puissance invisible, le monument n’atteindra jamais Berlin : il termina dans une fonderie allemande qui fit disparaître la représentation des quatre soldats noirs autour de leur officier blanc tenant le drapeau français.

Ici, comme en Afrique, cette histoire a laissé des traces. Entre les souvenirs de la Grande Guerre, ceux de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi ceux des massacres de décembre 1944 à Thiaroye de tirailleurs sénégalais qui rentraient du front, personne n’a oublié les enjeux symboliques de cet épisode. Il existe même en Afrique le double de ce monument de Reims, inauguré en janvier 1924 à Bamako, au Mali, dans ce pays noble et digne où nombre de Bambaras et de Mossis furent recrutés pour les tranchées. Il ne fut pas détruit, ni pendant les décolonisations ni depuis les indépendances. Désormais, un double monument existe, unique en son genre, sur les deux continents, synonyme d’une «histoire commune».

Le monument reconstitué à Reims est de ce fait plus qu’un symbole. La route fut néanmoins longue pour y parvenir. D’autres avaient essayé en 1958. A cette époque de fin d’empire colonial, on avait plutôt édifié une stèle en granit, car on ne voulait pas reproduire les quatre soldats noirs et leur officier blanc au centre. Trop colonial sans doute, pour l’époque, en pleine guerre d’Algérie, en pleine guerre du Cameroun, en plein processus de décolonisation. Au final, un nouveau monument de sept mètres de haut fut élevé en 1963. Plus personne n’y prêtait attention. L’histoire passait.

Cinquante ans plus tard, en 2013, on revint à la tâche. Une copie fut bâtie par le sculpteur-mouleur Jean-François Gavoty en s’inspirant du monument de Bamako, mais bien peu s’y intéressaient. Edifié dans le parc de Champagne grâce au conseil général de la Marne, au conseil régional de Champagne-Ardenne, à la volonté de l’Etat français et des associations rémoises, il ne restait plus qu’on l’inaugurât officiellement, chose faite mardi, dans le cadre des commémorations du centenaire de la Grande Guerre.

Désormais, le symbole est là, visible aux yeux de tous, entre notre passé et notre avenir, mais surtout au cœur de notre présent.

Bien entendu, nous nous rappellerons avec les générations futures que cet ouvrage incarne les combattants de 1918 qui ont pris part à la défense de Reims. Notamment face à l’offensive allemande du 27 mai 1918 autour du fort de la Pompelle. Nous nous rappellerons aussi que le 9 juin 1918, ces mêmes combattants noirs empêchèrent les Allemands de prendre pied sur la montagne de Reims. Nous nous rappellerons enfin ceux qui résistèrent au 3e choc, le 15 juillet 1918, et qui repoussèrent la prise de Reims. Tout cela les écoliers et les Rémois qui se rendront dans ce lieu s’en souviendront.

Le monument aux Héros de l’armée noire rappellera également aux générations actuelles et futures que cette histoire est bien plus complexe que la seule participation de ces milliers d’hommes à la guerre des tranchées ou à la défense de Reims. Le monument nous raconte les pages arrachées de l’histoire, celles des résistances face à l’impôt du sang et aux recrutements forcés, comme en Afrique de l’Ouest dans la région de Ségou, ou dans l’Ouest-Volta en 1915 ou encore aux Antilles. Le recrutement de ces forces s’opéra en 1917 lorsque Georges Clemenceau décida de faire appel au député Blaise Diagne, qui entra au gouvernement en janvier 1918 en tant que haut-commissaire de la République pour l’enrôlement de nouveaux combattants en Afrique occidentale Française.

Non, ces troupes noires n’étaient pas la chair à canon que certains ont caricaturée sans regarder les chiffres des «morts pour la France»: ces combattants noirs n’étaient pas plus cette «chair» que leurs frères venus de Bretagne, d’Auvergne, de Savoie ou des Landes, également blessés ou morts au front. Ces combattants africains ne sont donc pas seulement des victimes de l’histoire, ils ne sont pas plus, exclusivement, les héros exemplaires de la colonisation, ils ont une place métissée dans notre récit commun. Ils ont écrit l’histoire de France avec leur sang, et ils méritent leur place dans la mémoire collective qui patiente depuis longtemps et attend que nous nous retournions afin de reconnaître son vrai visage.

Ce monument nous parle donc de tout cela… dans l’attente d’un musée qui dans ce pays, la France, parlera enfin, un jour, du passé colonial (car il n’y en a pas !), depuis les conquêtes jusqu’aux indépendances. La France est une nation de musées, du savoir, du patrimoine et des arts, or il n’y a toujours pas de musée pour penser et comprendre l’histoire coloniale. Les mémoires s’échappent, s’affrontent, se mythifient, les jeunes vont chercher leur histoire sur le Web, d’autres aux extrêmes, beaucoup se perdent. Sans lieu de savoir, l’histoire est lettre morte, et la mémoire un vide sans fond.

Enfin, paradoxalement, la Grande Guerre avait, à sa manière, fait entrer l’Afrique dans une nouvelle destinée. Et c’est dans les tranchées de ce conflit qu’a commencé à germer une idée concrète, entre des hommes venus de différents territoires, d’Afrique et d’Amérique, d’Asie ou d’Océanie, entre des hommes noirs qui se croisaient pour la première fois et qui allaient plus tard inspirer un autre combat, celui des indépendances des nations africaines…

Il s’agit pour nous, ici et maintenant, d’honorer sans discontinuer ces combattants. Ne cherchons plus à définir le courage et l’héroïsme. Ils ont un nom. Ils ont un visage. Ces «héros de l’armée noire» ont porté le sacrifice en bandoulière jusqu’à leur dernier souffle afin que ne s’éteigne jamais la flamme de la liberté, la constance de notre intransigeance contre les extrémismes, le racisme et autres idéologies de la suprématie raciale. Ils ont été vos frères de lutte. Ils sont vos pères par alliance, ils sont vos cousins par solidarité, ils sont nos parents par le sang versé – mais qui continue à couler et à se régénérer dans nos veines à tous, Français, Africains, et désormais Allemands aussi.

Dorénavant, nous savons, avec le poète sénégalais Birago Diop, que ceux qui sont morts – oui ceux qui sont morts –, ne sont jamais partis. Ne recherchons donc pas ces combattants sous la terre, car ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire, dans l’Ombre qui s’épaissit, dans l’Eau qui dort, dans le Rocher qui gémit, parce qu’ils sont désormais le souffle de nos ancêtres communs. (Tribune publiée dans Libération, en date du 12 novembre 2018)

Pascal Blanchard, historien, chercheur au laboratoire communication et politique, Irisso-CNRS; Alain Mabanckou, écrivain

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Les Tirailleurs sénégalais

Par Claude Liauzu

Le 21 juillet 1857, un décret crée le premier bataillon [de Tirailleurs sénégalais]. Pour Faidherbe [Louis Léon César Faidherbe – 1818-1889 – général et gouverneur du Sénégal de 1854 à 1865, à l’exception d’un bref intervalle entre 1861-1863; il avait fait ses armes en dans la conquête de l’Algérie] ces hommes doivent remplacer les troupes européennes pour les campagnes africaines. Le recrutement s’étend en dehors du Sénégal. Les premiers soldats, volontaires, sont d’origine servile et viennent de quelques groupes ethniques jugés plus «guerriers» que d’autres et destinés à former la «Force noire» voulue par Mangin [Charles Mangin, 1866-1925, prototype de l’officier colonial au Soudan puis au Maroc, n’hésitant pas «sacrifier ses troupes» lors d’une «offensive» durant la guerre de 1914-1918 ; il s’était attaché de 1906 à 1922 une ordonnance d’origine Bambara fort grand, du nom de Baba Koulibaly, une sorte d’emblème du rapport colonialo-paternaliste sorte d’emblème].

Ainsi les Bambara, dont la langue donne naissance au sabir utilisé à l’instruction. À partir de 1912, la conscription est introduite, elle prend de l’ampleur au moment de la Première Guerre mondiale. Pendant la durée du conflit, 160’000 tirailleurs sont recrutés; leur taux de pertes équivaut à celui de l’infanterie métropolitaine. En 1940, les tirailleurs paient un lourd tribut lors de la campagne de France. Ils participent à la Libération en 1944, mais ils sont remplacés par les jeunes soldats français à partir de septembre dans le cadre des opérations de «blanchiment» des unités.

La fin de l’année 1944 est marquée par une série d’incidents graves parmi les rapatriables et les prisonniers de guerre libérés, dont le plus sanglant se déroule à Thiaroye [voir ci-dessous], au Sénégal, en décembre. Les tirailleurs sénégalais participent à toutes les campagnes de la décolonisation, ce qui leur vaut une image négative au Maghreb, et servent d’ossature aux armées nationales formées à partir de 1960. Ils sont entrés dans la légende patriotique avec la Première Guerre mondiale, sous les traits de Banania,

Source: Dictionnaire de la colonisation française, éd Larousse, 2007; Claude Liauzu est aussi l’auteur, entre autres, de L’histoire de l’anticolonialisme en France, Ed. Fayard-Pluriel, 2012 et de Colonisation : droit d’inventaire, Ed. Armand Colin, 2004.

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Le massacre de Thiaroye

Par Yves Benot

«Des tirailleurs sénégalais, libérés des camps de prisonniers de guerre allemands, et démobilisés, débarquent le 21 novembre 1944 à Dakar. Rassemblés au camp de Thiaroye, à quelques kilomètres de la capitale, ils attendaient de recevoir les arriérés de leur solde et de pouvoir échanger leurs marks [1] En France, malgré leurs réclamations, on le leur avait refusé sous divers prétextes, et on leur avait promis que tout cela se ferait au Sénégal. Mais ici non plus rien ne venait; ils recevaient seulement un nouvel ordre de départ… C’en était trop.

Les tirailleurs protestèrent, manifestèrent sans doute. Aussitôt l’armée française intervint et ouvrit le feu. Combien de morts 25, 38, 60 ou plus? En tout cas, un massacre, aisé de surplus, puisque les tirailleurs n’avaient pas d’armes. Et pour avoir réclamé leur dû, quelques-uns de ceux qui n’avaient pas été tués passèrent en jugement et furent emprisonnés jusqu’à une grâce présidentielle en avril 1947.

Le massacre a pu être étouffé par la censure militaire parce qu’il avait eu lieu le 1er décembre 1944, donc alors que la guerre durait encore.

Dakar, Place du Tirailleur

La statue en bronze de Demba, tirailleur sénégalais, et de Dupont, poilu français, trône aujourd’hui en face de la gare de Dakar. Mais elle n’a pas toujours été là.

Inaugurée le 30 décembre 1923 au rond-point de l’Étoile à Dakar, la statue a fait face à l’Assemblée nationale jusqu’en 1983. Considérant alors qu’elle symbolisait un rappel du colonialisme, il fut décidé de la déplacer au cimetière de Bel-Air.

À l’occasion de la création de la Journée du Tirailleur, le 23 août 2004, le président sénégalais Abdoulaye Wade a fait réinstaller la statue au centre de Dakar, Place de la Gare Dakar-Niger, rebaptisée Place du Tirailleur – un lieu symbolique puisque c’est d’ici que partaient nombre de tirailleurs. Entouré des présidents Amadou Toumani Touré (Mali), Blaise Compaoré (Burkina Faso), Idriss Déby (Tchad), Mathieu Kérékou (Bénin), et du Premier ministre mauritanien, Sghaïr Ould M’Bareck, le président Wade présidé aux inaugurations…

S’exprimant au nom du président français Jacques Chirac, l’ancien ministre Pierre-André Wiltzer a évoqué la tuerie de tirailleurs sénégalais à Thiaroye en 1944: «ceux qui portent la responsabilité de cet événement «tragique et choquant […] ont sali l’image de la France.»

Pour remettre les choses en perspective, voici un article publié en 1983 sur ce sujet:

En 1983, «décolonisation culturelle» [2]

Photo diffusée par le collectif «Faidherbe doit tomber»

Dans la nuit du 13 au 14 août 1983, les autorités sénégalaises ont fait enlever, à Dakar, deux grands monuments de la colonisation. Le premier est la statue de Faidherbe, qui fut gouverneur du Sénégal de 1854 à 1865. Ce monument se trouvait en face du palais de la présidence de la République, dans le jardin du bâtiment qui abrita successivement le Grand Conseil de l’AOF (Afrique-occidentale française- 1947-1957) et la chancellerie provisoire de l’ambassade de France avant de devenir la Maison militaire de la présidence.

Le second est le monument qui se trouvait en face de l’Assemblée Nationale, au centre de la place Tascher. A son sujet, le professeur Iba Der Thiam, ministre de l’Education nationale du Sénégal, écrivait le 7 septembre dans le quotidien Le Soleil : « Désirant célébrer à la fois la grandeur de l’œuvre « civilisatrice » de la France incarnée par certaines figures, dont l’action au service de la colonisation avait été jugée exemplaire, et l’expression de la fidélité et du loyalisme des populations africaines à la Mère Patrie, comme on disait alors, le gouvernement (français) avait d’abord marqué d’un éclat particulier la pose de la première pierre du monument du Souvenir Africain, le 11 novembre 1923. Le 30 décembre, il avait procédé à l’inauguration d’un autre monument dédié, cette fois-ci, « A la gloire des troupes noires et aux créateurs disparus de l’Afrique occidentale française ».

Deux statues, représentant un tirailleur sénégalais et un soldat français (surnommés, par les Dakarois, «Demba et Dupont») marchant ensemble vers la victoire, se dressaient sur un piédestal. Sur celui-ci, étaient fixés cinq médaillons représentant Faidherbe et quatre gouverneurs généraux de l’AOF (Afrique-occidentale française): Noël Ballay (1900-1902), William Ponty (1908-1915), François Clozel (1916-1917), Joost Van Vollenhoven (1917).

Après vingt ans d’indépendance, ces deux monuments placés, l’un en face du siège du pouvoir exécutif, l’autre en face de l’Assemblée législative, semblaient opposer deux périodes, deux systèmes politiques, deux destins nationaux. Leur symbolisme originel était mort, et leur présence blessait l’orgueil national de nombreux citoyens. Les autorités sénégalaises ont décidé de les transférer dans le futur musée d’histoire que l’armée se propose de créer. Ils y seront les témoins d’une période importante de l’héritage national, celle de l’occupation coloniale.»

SourceYves BenotMassacres coloniaux, Ed. La Découverte, 1993, réédition dans la collection La Découverte, poche en avril 2000, avec comme titre: Massacres coloniaux, 1944-1950: la IVe République et la mise au pas des colonies françaises.

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[1] Y. Benot se trompait, les tirailleurs n’avaient pas de marks à échanger, car ils ont été prisonniers en France, les Allemands ne voulaient pas polluer leur pays avec des Noirs… ce sont même des officiers français qui les ont gardés à la fin de la guerre!

[2] Repris d’Afrique histoire (n° 9, page 63, année 1983), dans Wal Fadjri, le 25 août 2004.

Voir aussi le site de référence : Histoire coloniale et postcoloniale : http://histoirecoloniale.net/