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MAI 68 À TOURS, SOUVENIRS, SOUVENIRS…

mai68

Lien publiée le 24 novembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://autogestion.asso.fr/mai-68-a-tours-souvenirs-souvenirs/

En 57 ans de syndicalisme, j’ai connu des grèves et des moments importants, mais, sans conteste, la grève de 1968 est celle qui compte le plus. Pensez donc, on avait viré les patrons, on occupait les usines, les ateliers, les bureaux. Dans les regards, brillaient l’espérance, une formidable confiance en l’avenir… « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi…»

Nous publions ici le témoignage de Michel Desmars, paru dans Les Utopiques numéro 7, cahier de réflexion de l’Union syndicale Solidaires. Michel Desmars, agent de conduite SNCF de 1964 à 1992, a été notamment secrétaire du syndicat CFDT de Tours, responsable national des agents de conduite CFDT, secrétaire national de la branche cheminot CFDT. Retraité, après 1995, il participe à la création de SUD-Rail et à la construction de Solidaires en Hautes-Pyrénées. Tout au long de ces années, il a activement participé aux initiatives évoquées dans l’article : les combats de l’opposition CFDT, les regroupements de la Gauche syndicale, les revues, les Marches contre le chômage et la précarité, etc. Il avait 26 ans en 1968.

À l’époque, conducteur et responsable syndical au dépôt de St Pierre, je suivais, comme de nombreux cheminots, les événements étudiants. De repos à Paris, il m’est arrivé d’aller respirer en compagnie d’autres conducteurs l’odeur des lacrymogènes du côté du Quartier latin. C’est dire que les événements suscitaient une certaine sympathie chez beaucoup de travailleurs et travailleuses, une certaine envie d’en découdre aussi. C’est ainsi qu’après les brutalités policières, lors de la nuit dite des barricades le 10 mai, une foule immense (800 000 personnes à Paris) participe aux manifestations du 13 mai, partout en France, à l’appel des confédérations syndicales CGT, CFDT, FO, FEN et CGC. Dès le lendemain, la première occupation a lieu à l’usine Sud-Aviation de Bouguenais, à côté de Nantes. Le mouvement ne cessera de s’étendre dans les jours suivants. À la SNCF, il commencera dès le 16 mai…

À Tours, la grève démarre

Le 16 mai, j’étais en réunion à Paris au siège de la fédération FO lorsqu’on est venu nous prévenir en milieu de matinée qu’il fallait rentrer immédiatement dans nos résidences : la grève démarrait dans quelques établissements SNCF. Rentrer pour ne pas être bloqué à Paris, mais aussi pour décider de se mettre en grève. Un coup de téléphone des copains de Tours confirma la consigne. Ils me demandaient quel train je comptais prendre pour que les responsables syndicaux CGT et CFDT de Tours m’attendent sur le quai. Dès mon arrivée en fin d’après midi, ensemble nous sommes allés au dépôt où nous attendaient des agents de la conduite et du service intérieur 1. Après une brève discussion, l’occupation fut décidée et aussitôt nous allâmes signifier aux patrons de l’établissement qu’ils devaient prendre leurs affaires et rentrer chez eux, qu’à partir de cet instant nous prenions en mains le dépôt. La grève démarrait !

Affiche de Mai 68

Certains d’entre nous allèrent au foyer du dépôt avertir les agents de conduite en repos à Saint-Pierre-des-Corps 2 qu’ils devaient, pour ne pas être bloqués, partir immédiatement. Bien entendu, en arrivant à leur résidence, ils informaient que Saint-Pierre était en grève, tandis que les nôtres en rentrant donnaient des nouvelles similaires d’autres régions. Dès le lendemain, le 17 mai, à l’embauche, les sédentaires rejoignirent le mouvement et prirent toute leur place dans l’organisation. Les quelques non grévistes disparurent. Dans les autres services, les choses se passèrent de la même manière : en gare, au triage, au magasin général, dans les bureaux des arrondissements 3, à la voie, partout la grève et l’occupation des lieux furent décrétées. Le 17 au soir, l’ensemble du réseau était pratiquement paralysé.

Comment nous sommes-nous organisés ?

Dans tous les établissements, des comités de grève composés des différents responsables syndicaux se sont mis en place, ont pris les décisions concernant leur établissement et assuré les tâches : organisation des piquets de grève, sécurité des installations, communications. Un comité de grève central, installé en gare de Tours, coordonnait l’ensemble, prenait les décisions générales, relayait les informations. Des assemblées générales se tenaient régulièrement où les informations sur le déroulement de la grève étaient communiquées, où les décisions sur les problèmes importants, les suites du
mouvement étaient débattues. Le réseau téléphonique et télex, sous notre contrôle, permettait de communiquer avec l’ensemble des établissements SNCF sur la totalité du territoire, et aussi avec l’extérieur.

La gestion au quotidien

Dès le début, les premières décisions concernèrent l’occupation : assurer la présence 24 heures sur 24 par roulements, verrouiller toutes les entrées, organiser des rondes régulières pour assurer la sécurité, tenir le téléphone… Au dépôt et aux trains 4, par exemple, il a fallu organiser le rapatriement des copains restés en rade dans des résidences à l’extérieur. Autant de tâches immédiates pour lesquelles on trouvait plus de monde que nécessaire. Il est vrai que nombreux étaient ceux qui disaient : « Alors, ça y est, on part, j’espère qu’on ira au bout ! Je pose le sac et inscris-moi pour les permanences. »

Au niveau du comité central, la première décision concerna la présence ou non de patrons dans les murs, pour les problèmes de sécurité éventuels. Deux, ceux des arrondissements Exploitation d’une part, Voie et Bâtiments d’autre part, furent acceptés. Une autorisation d’entrer leur fut donnée, qu’ils devaient montrer au piquet de grève, à l’entrée de la gare de Tours. Les copains, revanchards, avec un malin plaisir, exigeaient qu’ils la montrent chaque fois.

Une autre décision importante fut prise dès le 17 ou 18 mai, en lien avec les comités de grève de Paris Austerlitz et de Bordeaux : assurer la circulation d’un train de Paris à Irun (frontière espagnole), pour rapatrier des travailleurs espagnols et portugais bloqués à Paris; ne sachant pas le temps que la grève durerait, il était impossible d’assurer leur prise en charge. La décision de faire le train fut prise et trouver les volontaires pour assurer la circulation, la conduite et l’équipement en personnel ne posa aucun problème. Là encore, il y en a eu plus qu’il ne fallait… Les Parisiens assurèrent de Paris à Saint-Pierre-des-Corps, les Tourangeaux ensuite jusqu’à Bordeaux, et les Bordelais jusqu’à Irun.

Une autre décision encore, quelques jours plus tard… Le gérant de l’économat SNCF de Tours 5, confronté aux achats inconsidérés de café, de sucre, de pâtes, conserves et autres produits de première nécessité par peur de la pénurie, s’adressa au comité de grève central pour que celui-ci vienne à la rescousse pour ramener les gens à la raison. Des grévistes, désignés par le comité de grève, assurèrent une présence journalière et tout rentra dans l’ordre. Plus encore, vers le milieu de la grève, les stocks baissant, le comité de grève, après renseignement auprès de l’économat central à Paris, pris la décision d’organiser un convoi par camions jusqu’à la capitale, pour ravitailler l’économat tourangeau.

Un numéro d’Action, journal au service des comités d’action, avec le soutien de l’UNEF, du SNESUP et des comités d’action lycéen, daté du 15 septembre 1968

Autre décision, suite à un accord au niveau national de verser un acompte aux cheminots et cheminotes, la désignation de grévistes pour accompagner les caissiers désignés par les patrons « en service » : soit dans les guichets de chaque établissement des sites de Tours et Saint-Pierre, soit dans des gares désignées pour les agents du reste de la région.

Tous les jours, les comités de grève, central ou dans les établissements eurent à prendre des décisions plus ou moins importantes. Chaque jour, elles furent assurées par des cheminots et cheminotes 6 grévistes enthousiastes, qui, lors des moments de calme, discutaient, quand ils et elles ne refaisaient pas le monde ! On a dit à propos de Mai 68, que la parole s’était libérée. J’ai connu ces moments et participé à des échanges sur les difficultés de la vie, au travail, l’éducation des mômes,…et les interrogations sur la manière d’en sortir.

Vers la fin du mouvement

Après les accords de Grenelle du 27 mai, le doute commença à s’insinuer dans les esprits d’autant que certains discours de responsables syndicaux devenaient ambigus. Après le 30 mai, et l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale et de l’organisation d’élections législatives les 23 et 30 juin, le rouleau compresseur se mit en marche. La petite musique sur les élections comme moyen pour changer le monde s’est amplifiée, la grève générale devenait, de plus en plus, à ranger dans le placard des accessoires. Des reprises eurent lieu ici et là, et l’affaire fut pliée le 6 juin où la reprise a été quasi générale. La suite est connue, une manif de la droite sur les Champs-Élysées, avec raz-de-marée pour de Gaulle lors des élections.

Le premier numéro des Cahiers de mai, 15 juin 1968 [coll. privée]

À la SNCF comme ailleurs, la reprise ne se fit pas sans douleur. Beaucoup connurent la déception et parlèrent de trahison. Pour autant, ce mouvement laissera des traces profondes au plan sociétal. Il restera dans les mémoires de ceux et celles qui l’ont vécu, comme un moment extraordinaire où tout paraissait possible. Pour certains militant.es dont je suis, il demeurera comme une expérience où la résolution des problèmes qui se posaient à nous dans la gestion de la lutte, de l’organisation des occupations, témoigne de cette capacité des travailleurs et travailleuses à prendre leur destin en main. Ils et elles ont répondu à des nécessités de la lutte par des pratiques ; lesquelles, sans qu’ils et elles le théorisent, montrent que l’autogestion, loin d’être une idée fumeuse, est une perspective pour un changement de société.

Et après…

Déçus mais pas démobilisés : en février-mars 1969, après des contacts directs entre certains dépôts, une première grève sur la réglementation du travail est déclenchée en dehors des fédérations. Ces dernières l’arrêteront très vite. Les contacts directs se poursuivent, et la situation vécue au plan des conditions de travail aidant, la grève sera à nouveau déclenchée en septembre de la même année, cette fois-ci avec la victoire au bout, le PS4 7 sera modifié profondément. Dans le même temps, dans d’autres secteurs professionnels, des comités d’action, regroupant des syndiqué.es de différentes organisations et des non-syndiqué.es, naîtront. Une revue Les Cahiers de Mai s’en fera l’écho. Cette dernière, née en juin 1968 et publiée jusqu’en 1974, développera une pratique de l’enquête ouvrière visant à faire ressortir l’expérience ouvrière, à encourager les regroupements par secteurs, en lien avec les idées nouvelles. À la communication verticale des organisations syndicales, Les Cahiers de Maiopposeront les liaisons horizontales à la base. Dans le numéro 22, un cheminot écrit : « L’enquête joue surtout un rôle d’auto-formation des noyaux qui ont participé au combat. Elle doit permettre à ces noyaux parfois informels, de se réunir, et à travers ce travail d’enquête, de voir ce qui se passe dans leur entreprise, de leur faire prendre conscience qu’ils existent, qu’une de leurs tâches est de s’organiser réellement, et qu’à partir de leur groupe (comité d’action, section syndicale etc., ça dépend des conditions) des liaisons soient entreprises. » En lien avec cette revue et suite à leur exclusion de FO après la grève de 69, des militants de Tours créeront un comité d’action. Il se coordonnera avec d’autres, de différentes régions, pour fonder Action-Cheminots. Aux PTT, il se créera Action-PTT. En 1972, quatre ans après Mai 68, la situation fait que l’heure n’est plus aux comités d’action, Action-Cheminots disparaît, et des militant.es, dont je suis, s’éloignent de l’activité militante. Il faudra attendre 1974, où l’autogestion est au centre des débats dans la CFDT, pour que je reprenne le chemin du militantisme en adhérant à cette organisation. C’est le début d’un autre chapitre qui n’est pas déconnecté de Mai 68, mais connaît un paradoxe : celui entre le débat dans le champ social sur l’autogestion, initié par la CFDT, et le début de ce qu’on appellera le recentrage au sein de cette même organisation.