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La gauche, les gilets jaunes et la crise de la forme-sujet
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
La gauche, les « gilets jaunes » et la crise de la forme-sujet
Notes au sujet d’un mouvement en cours
*
Clément Homs
[pdf] LA GAUCHE, LES GILETS JAUNES ET LA CRISE DE LA FORME-SUJET NOTES SUR UN MOUVEMENT EN COURS
1.
Décomposition du capitalisme et crise de la forme-sujet :
Gilets jaunes, idéologies de crise et populisme productif transversal
Les gilets jaunes qui se sont mobilisés sur les blocages des ronds-points, des autoroutes ou des accès aux zones commerciales, comme d'autres mouvements sociaux, expriment fondamentalement quelque chose de l’expérience négative multiforme des souffrances sociales qu'inflige aux individus pris dans la forme-sujet, le procès de valorisation en crise et la fin de la conjoncture portée simplement par le gonflement du capital fictif dans le cadre du « capitalisme inversé » (Trenkle & Lohoff, 2014).
La question de la taxe sur les énergies fossiles, cette dimension « antifiscale » du mouvement des gilets jaunes, n’est qu'en apparence le mobile de l'action. Car si ce contenu idéologique n'est pas anodin et dit déjà beaucoup de la manière dont se subjectivise le « carapaçonnage » du sujet moderne en crise qui refoule sa détermination politico-étatique pour croire pouvoir perdurer sans béquille, ce n'est là que la surface de l'iceberg des gilets jaunes. Si ce mobile anti-taxe exprime déjà une forme d'autoreprésentation du sujet moderne adéquate à la « fin de la politique » (Robert Kurz) et à la dénationalisation de l’État, et constitue ainsi une des formes d'expression du sujet de crise (homo oeconomicus for ever !) qui fait que toute comparaison des gilets jaunes avec les révoltes antifiscales prémodernes des XVe au XIXe siècles est anachronique (ce que ne semble pas entendre Gérard Noiriel dans son texte « Les gilets jaunes et les leçons de l'histoire » [1]), cette question des taxes n'est que la goutte d'eau qui fait déborder le vase d'une expérience négative plus vaste des souffrances sociales infligées par le rapport fétichiste-capital en crise. Et ce n'est pas seulement au-delà de la taxe sur des produits énergétiques, la question plus globale de la baisse du pouvoir d'achat, que posent les gilets jaunes.
Si les gilets jaunes crient « j’ai mal à la taxe au lieu de dire j’ai mal partout », ce ne sont pas des enjeux simplement « matérialistes » (économiques) comme la revendication commune sur un niveau de vie et la prise en compte des dépenses contraintes qui sont posés par les gilets jaunes. C’est là une réalité toujours saisie en termes de « question sociale » et d’« intérêts propres » pouvant être résolus par la régulation étatique de la reproduction d'ensemble de la société capitaliste (grâce à la baisse d'une taxe ou de l'augmentation du SMIC et des salaires).En réalité, dans le même temps, s'exprime aussi dans la mobilisation des « gilets jaunes », unesubjectivation spécifique de cette même expérience négative des souffrances sociales capitalistiquement constituées dans les catégories mêmes de la crise de la forme-sujet (Jappe,La société autophage, 2017). Une forme apriori au sein au sein de laquelle se vit toujours individuellement et psychiquement cette même expérience négative. Et ce n’est pas rien, pour notre camp, la manière dont se subjectivise cette expérience négative. Chez les « gilets jaunes » (mais ce n’est en rien exclusif aux personnes qui se sont mobilisées) les idéologies de crise qui sévissent au sein du sujet moderne y sont légion, et menacent à chaque instant d'être à leur tour un moteur du procès de crise, au lieu d’ouvrir sur une remise en cause même de la forme de vie capitaliste sur la base même d’une auto-abolition du sujet moderne. Ainsi ce « Avoir mal partout », ce « on en a ras le cul », ce « ras le cul », ce « ras le bol généralisé » d'un gilet Jaune interviewé sur BFM-TV le 17 novembre, signifient aussi souffrir dans sa « dignité ». Mais non pas « dignité » au sens moral transhistorique comme le croit Noiriel qui n'arrive à saisir cette désir de dignité et ce mépris vécu qu’en subsumant ces affects au travers des gros sabots d'un concept superficiel de domination (dominants et dominés). C'est la « dignité » de l'individu pris dans la forme-sujet moderne qui s'exprime dans le cours du procès de l’autocontradiction interne capitaliste, qui s'accompagne toujours de son volant subjectif, la crise du sujet moderne qui se vit réellement comme toujours plus superflu dans son rôle de « masque de caractère » (Marx) de la reproduction d'ensemble du capitalisme. Cette indignité faite aux individus, n'est pas en dernière instance le fait des « dominants » comme le dit Noiriel (les dominants ne sont en réalité pour Marx que les personnifications des rapports sociaux autonomisés dans leur réitération quotidienne par les individus, ils sont des « officiers et sous-officiers » du capital, des « fonctionnaires du capital », ils sont comme dit Kurz, une « élite de fonction » ; c'est uneclasse profitante, mais pas dominante dans ce sens où elle chevaucherait le tigre du « sujet automate » qu'est le rapport-capital), mais est la résultante même du procès de valorisation dans sa « contradiction en procès » et ainsi du devenir superflu des individus qui pourtant ont incorporé par autodiscipline les structures sociales et exigences du procès de valorisation. Ce « mépris des puissants » est en réalité le mépris de la métaphysique réelle capitaliste dans sa phase de décomposition, pour ses propres « masques de caractères » mais qui a déjà sa condition de possibilité dans le monde réellement à l’envers que constitue la forme de vie sociale capitaliste.
Le cours du capitalisme nous expulse toujours plus de la forme-sujet qu'il nous a obligé à endosser pour satisfaire à ses exigences terrifiantes. L'individu vit intérieurement dans sa chair et sa psyché marqué au fer de la dissociation (R. Scholz) cette crise de son être comme sujet économique, politique, des droits sociaux, etc. Et malgré le fait que ce sujet tourne désormais à vide, car le procès d'accumulation n'est plus là triomphant comme au temps du boom fordiste pour le générer intérieurement à son monde, l'individu pris dans les filets de la forme-sujet qu'il a intériorisé tel un habitus social depuis son enfance au travers d'une police interne faite de sacrifices consentis et du mécanisme de la constitution d'un « Moi abstrait » (Jappe, 2017), ne peut rien faire d'autre que d'hystériser de manière affirmative-irrationnelle le sujet maintenant mort-vivant du capitalisme : « je suis ce que je suis ». Cette forme-sujet se réfère à l’individu mais aussi à des sujets agrégés. Elle constitue autant le sujet individuel et son « Moi abstrait » (c’est l’homo oeconomicus et le sujet de la connaissance porteur d'une raison universelle, de la volonté, du droit, de la politique, de la citoyenneté, le justiciable, le contribuable, l’administré, le patriote prêt au sacrifice, le sujet des droits sociaux, etc.) que des méga-sujets collectifs (peuple, « race », nation et classe) qui ont accompagné l’intériorisation des injonctions de la socialisation fétichiste. Le capital, le sujet automate, qui par son « automatisme » est en train de détruire les bases même de la vie sur terre, n'est pas du tout neutre par rapport au genre, à l’Autre, à la « race », au corps et aux disparités économiques. La prétendue neutralité des catégories capitalistes s'obtient uniquement au prix de la dissociation de ce qui ne leur est pas identique : des attitudes, qualités, émotions et dispositions qui sont expulsées en dehors du sujet et qui se trouvent projetées et attribuées comme autant de stigmates négatifs, au non-sujet féminin et autres sujets mineurs. Dans le capitalisme de crise, cette forme-sujet connaît le processus-crispation de sa réaffirmation fondamentaliste, irrationnelle et hystérique depuis les créneaux desquels l’individu encore en place dans les rapports sociaux gueule en se remplissant d’une haine virulente différenciant plus encore qualitativement ses semblables : « Vous n’entrerez pas », « Il n'y aura rien pour vous ». Ce sont ses cris de perdition. On se bat ainsi autour de la dépouille de la forme-sujet. Contre l' « Etat dénationalisé » (Saskia Sassen, 2006), contre le migrant, l'étranger, contre tous les autres « non-sujets » ou sujets mineurs (homosexuel, le tzigane, etc.), l’individu hystérise l'affirmation de la forme rabougrie du sujet moderne, le seul sujet économique qu'il est, cet homo-oeconomicus qui lui colle encore à la peau. Dans le cadre de la subsomption réelle des individus sous la forme-sujet, les idéologies de crise servent de soulagement pour la conscience interne assujettie qui peut ainsi se dispenser de soumettre ses propres conditions d’existence à un examen critique. Leur fonction est toujours d’accorder à la conscience interne assujettie du sujet, un sens fonctionnel-interne à l'expérience négative des souffrances sociales faites aux individus. A tout instant, la « question sociale » peut ainsi à voir quelque chose avec l’antisémitisme (y compris sous les traits de l’ « antisionisme »), le racisme, le nationalisme, l’antitziganisme, etc. « Question sociales » et idéologies de crise peuvent sortir des mêmes bouches parce que cette expérience négative des souffrances sociales infligées aux individus par le rapport-capital fétichiste, est vécue individuellement et intérieurement dans cette même prison de la forme-sujet moderne qui a recouvert l’individu en tant que « masque de caractère » de la métaphysique réelle du travail abstrait en son procès métamorphique.
Comme tout individu socialisé dans le capitalisme, les gilets jaunes sont autant les objets de la « contradiction en procès » qu'est le capital qui scie la branche sur laquelle il est assis (Trenkle et Lohoff, 2014), que les sujets de sa mise en crise au travers de la réaffirmation à vide, hystérique et irrationnelle, de la forme-sujet moderne. Travaillé intérieurement et constamment par le double sentiment de toute puissance potentielle (« Ma force est tout aussi grande qu'est la force de l'argent » dit Marx) et d'impuissance réelle devant son propre rapport à la société qui ne lui fait face que comme une contrainte collective chosifiée, notamment sous la forme du procès de valorisation et de sa dynamique qui dictent la situation sans qu’il puisse intervenir concrètement[1], le sujet pris dans une « mentalité survivaliste » ne compte plus que sur sa reproduction économique particulière, et compense son impuissance individuelle au travers du narcissisme collectif du populisme productif. Ce clivage est au fondement du processus affirmatif-apologétique d’auto-mise en peuple référé directement au sujet individuel, et aux idéologies de crise affirmant de manière hystérico-irrationnelle le sujet-peuple dans le capitalisme de crise, en ce sens que nous le retrouvons à l’origine des mobilisations des identités collectives fonctionnelles qui sont autant de fantasmes de toute puissance compensatoires à l'impuissance concrète des sujets monétarisés dans leur propre rapport à la société (qui ne leur fait face que comme une force étrangère chosifiée et naturalisée), c'est-à-dire sans qu'ils puissent intervenir. Le populisme productif est ici une idéologie de crise politiquement transversale (de gauche comme de droite, de Mélenchon et Sadri Khiari, à Alain de Benoist et Marine Le Pen), dans le mode de subjectivation s’opère par la dichotomie opposant le peuple des honnêtes et vrais producteurs (ici en l’occurrence, les gilets jaunes) aux élites parasitaires et improductives qu’elles soient intellectuelles, culturelles, politiques, bureaucratiques, industrielles ou financières, et aux institutions monétaires – sous les figures du banquier, du financier, du « pouvoir de l'argent », etc. - ou tout à la fois. Le « Eux » figurant ce petit pourcentage « dominant », le 1 %, 3 %, 4 %, des « parasites » non-producteurs, tandis que le reste, le « Nous » opposé à cette « oligarchie », cette « caste », ces « 200 familles », c’est le nous des « vrais producteurs » de la richesse sociale naturalisée, qui se proclame immédiatement l’État, le vrai État, par et pour le peuple (pas l’Etat dénationalisé, des élites cosmopolites, etc.). C’est là la continuité avec le vieux mouvement ouvrier défunt et l’identité ouvrière, c’est un mouvement qui se réclame du travail, le vrai. Mais dans la subjectivation populiste, du fait du processus général de déclassement qui prend forme dans le procès capitaliste de crise et la restructuration du procès de production qui en découle, le cycle de lutte est celui d’une lutte sans classes (Trenkle, 2019 ; Krisis, 2002 ; Durand, 2017) autour de ce qu’il reste du fétiche-travail alors que s’accentue le devenir de plus en plus superflu des individus pour la valorisation et sa reproduction d’ensemble. Cette lutte prend essentiellement la forme dominante de cette opposition binaire entre les vrais « producteurs » et les « parasites » improductifs, qui ancre une idéologie de crise qui parcourt la planète capital en crise, où viennent s’unir au nom de la défense des « producteurs », l’ensemble des travailleurs (travailleurs productifs et improductifs au sens de Marx, mais plus largement l’ensemble dessujets du travail quelles que soient les places objectives qu’ils occupent dans le rapport de la valeur-dissociation, au niveau de la totalité) au capital industriel et agraire. Si c’est bien une lutte sans classes en raison du procès de déclassement du capitalisme de crise, c’est toujours bel et bien une lutte du sujet moderne transversal qui a perdu ses habits de l’identité ouvrière pour ne se perdurer qu’au travers, de l’affirmation hystérisée du sujet moderne individuel, et des autres méga-sujets tels la nation et la « race » qui ont tout autant que la « classe » accompagné la phase d’ascension du capitalisme et l’intégration répressive des individus à l’ontologie du travail.
La question du mode de subjectivation des souffrances sociales infligées par le procès métamorphique du travail qui recouvre les individus et les classes, est ici fondamentale, et peut se constituer à tout instant en un obstacle pour toute perspective révolutionnaire et émancipatrice.
2.
Gilets ou gilets pas ?
De la crise de l'anticapitalisme tronqué de gauche à sa fusion dans le populisme productif de crise
On assiste depuis une semaine, entre le 17 et 24 novembre, et même dès les deux semaines qui ont précédé le surgissement en France du mouvement polymorphe des gilets jaunes, à un clivage grandissant au sein de la « gauche » altercapitaliste, entre les pro-gilets et les anti-gilets. La gauche aux prétentions anticapitalistes et révolutionnaires, est fondamentalement déboussolée face à des individus qui sont des « victimes » mais qui pourtant peuvent aussi être pour certains d’entre eux, racistes, anti-immigrants, homophobes, anti-taxes, etc. Avec les gilets jaunes, la gauche est comme bousculée dans son petit commerce idéologique et ne sait comment réagir quand ses mythologies militantes ne peuvent plus servir de grille pour identifier un mouvement-OVNI.
Face à ces gilets jaunes on trouve deux positions à gauche :
- Du côté des méprisants de gauche, on a eu droit au recouvrement préventif et rapide des « gilets jaunes » sous l'épaisseur des qualificatifs péjoratifs et essentialisant. Ils sont des « poujadistes », des « racistes », des « xénophobes », des « gogos manipulés par le patronat », l'extrême-droite serait à la manœuvre, le « proto-fascisme » serait à nos portes, et pourquoi pas les « corps francs », etc. et on s’est amplement appuyé sur toutes les occurrences très clairement racistes, homophobes, anti-migrants, etc. qui ont émaillé des secteurs du mouvement. Cette « reductio ad poujadismus » dont se sont fait la spécialité ces dernières semaines ceux qui parlent d'aller les instruire, a immédiatement pour envers la réaffirmation-plein-phare de la métaphysique de la lutte des classes pure et autoréférentielle, notamment en tentant de contenir les gilets jaunes à l'intérieur du cordon sanitaire rassurant de l' « interclassisme » dont l’envers sera l’opération de sauvetage de la vraie, saine, jamais raciste, jamais antisémite, jamais xénophobe, « lutte des classes » (sur la « xénophobie ouvrière » dès le milieu du XIXe siècle, une piqure de rappel, dans Noiriel, 2014). Au travers d'une mythologisation de la classe saine et pure qui les aveugle, ces segments de la gauche sont finalement dans une forme de déni de type populiste/ouvriériste, car leur mythologisation des « classes populaires » ou du « prolétariat », les empêche de reconnaître que des parties composantes prolétaires /classes populaires sont bel et bien traversées hier comme aujourd'hui, par des subjectivisations raciste, homophobe, autoritariste, néo-fasciste, etc. et plus spécifiquement dans le cycle de lutte sans classes actuel, qui prend la forme d’une subjectivation populiste-nationaliste-citoyenniste (cf. Pascal Perrineau, 2017). Mais leur schéma ne peut comprendre ces subjectivations dans les classes populaires que comme le fruit d'une manipulation des « dominants », en lieu et place d’une théorisation critique de la forme-sujet moderne. La lutte des classes est autrement forcément pure et saine, et si elle ne l’est pas ce n’est que par le biais d’une manipulation extérieure. Fondamentalement, ce surgissement dans les couches dites « populaires » du mouvement des gilets jaunes contrevient dans cette famille de gauche qui est celle de la « grammaire socialiste » (Irène Pereira, 2010) - la CGT par exemple avec Martinez qui jusqu’à maintenant, a pris ses distances avec les gilets jaunes - pour qui le sujet n’est pas le citoyen, mais le travailleur, à l'affirmation de l'être révolutionnaire de la classe prolétarienne. Il fallait absolument reconnaître dans les gilets jaunes autre chose qu'une bonne « lutte des classes ». Car en la matière, le marxisme traditionnel a toujours eu son récit confortable. Selon lui, la classe ouvrière est la seule force capable de présider au dépassement du capitalisme par la voie de sa volonté organisée. Toute thèse qui s'échappe de ce récit mythologique est immédiatement considéré comme appartenant au camp opposé, et donc hostile et « contre-révolutionnaire ». Et ce recouvrement mythologique de la lutte des classes réelle qui traite de manière immanente des contradictions au système de la fin en soi de la valorisation, va avec un marxisme traditionnel qui défend un concept de capitalisme centré sur une compréhension fétichisée des classes. Comme toujours, ces dernières sont prises à tort pour des sujets dépourvus d’aprioris sociaux et semblent alors subsumer l’ensemble des catégories reproductives du capital sous la raison dernière d’une subjectivité sociologique, alors qu’en réalité dans le Marx de la maturité, les classes sont des catégories dérivées du rapport fétiche-capital, du capital comme « sujet automate » dit Marx (Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, 2017). Cette famille qui s’est constituée au XIXe siècle, dans sa métaphysique classiste qui allait se substituer aux lignes d'argumentation du « Marx ésotérique » (Roman Rosdolsky/Kurz) touchant à l'essence du capitalisme, allait prendre la forme phénoménale concrète prise à l’époque par l’antagonisme entre le travail et le capital, pour l'essence même du capitalisme. Les méprisants de gauche qui fantasment la classe exploitée sous les seuls mobiles utilitaristes-bourgeois des intérêts économiques, ne peut voir les contradictions sociales que dans les termes d'une mythologisation de la lutte des classes, dans le déni des contradictions réellement existantes et des luttes sans classes qui ne cessent désormais d'émailler du procès capitaliste de crise à l'ère de la troisième et quatrième révolutions industrielles, et du pivotage global du capitalisme autour d'un régime d'accumulation centré désormais sur l'anticipation de la production de survaleur future au travers du gonflement exponentiel du capital fictif.
- De l'autre côté, on a eu droit dans d'autres segments de la gauche et ce de la France Insoumise à certains autonomes (comme Nantes Révoltée, Lundi.am, etc.), ou certaines tendances du NPA voire même de la CNT, à un appel sans retenue à se fondre dans les gilets jaunes. Ce samedi 24 novembre, sur des barrages ou dans des manifs, on a vu ainsi pour la première fois certainement depuis le Boulangisme de la fin du XIXe siècle (où gauche radicale communarde et droite radicale barrésienne-royaliste fusionnaient), des segments de la « gauche radicale » aux prétentions anticapitalistes mais qui n’ont que la violence sorélienne pour gouvernail et l'ultra-droite fasciste, côte à côte, balancer du pavé sur les flics sur les Champs Elysées, transpirant plusieurs heures durant aux côtés des mecs du FN, du GUD, etc. dans un mélange de ACAB et de drapeaux tricolores, d’Internationale, de chants patriotiques et du « On est chez nous ».
Cette légitimation à se fondre sans retenue avec les gilets jaunes s'est faite à gauche de différentes manières au cours des dernières semaines. Parfois au travers de la rhétorique apparente de la lutte des classes. Avec la dose de sympathie condescendante qui va avec - le mouvement des gilets jaunes ne serait qu'une coquille vide qu'il s'agirait de remplir – on a alors mis en avant la nécessité d’en être pour éviter l' « hégémonisation » du mouvement des gilets jaunes par les idéologies et affects de l'extrême-droite. En réalité comme l’ont montré plusieurs études (Lazar, 2004 ; Birnbaum, 2012), le gauchisme et le PCF depuis les années 1930 et les années 1960, gardant en bouche une apparente rhétorique de la lutte des classes, ont basculé dans un discours populiste et non simplement marxiste centré sur le prolétariat d'usine, en élargissant le sujet de l'action à ce méga-sujet collectif qu’est le « peuple » et dont la construction aura accompagné toute la phase d’ascension du capitalisme. « Peuple » qui sera toujours opposé aux élites parasitaires, « non productives, etc.
Cette légitimation s’arme aussi parfois par le refus assumé du paradigme de la lutte des classes et de la vieille théorie de l’être révolutionnaire du prolétariat (Lundi.am, Comité invisible, etc.) en prétextant du dépassement de ces luttes centrées sur la sphère de la production par la nouvelle légitimité du blocage de la sphère de la circulation où, comme le pense la pensée bourgeoise, la valeur se crée. Dans A nos amis, notre équipée reprend à son compte le topos de l’anticapitalisme tronqué, du marxisme traditionnel et de l’économie politique critique pour qui la distribution peut très bien devenir le lieu exclusif d’une critique sociale. Dans cette façon de voir fétichisée, le capitalisme est identifié à la sphère de la circulation (au marché notamment et ses flux). La fixation sur la circulation est le fondement de toute l’idéologie militante du blocage des flux. On peut ainsi lire, que « le processus de valorisation de la marchandise, de l’extraction à la pompe, coïncide avec le processus de circulation, qui lui-même coïncide avec le processus de production, qui dépend d’ailleurs en temps réel des fluctuations finales du marché. Dire que la valeur de la marchandise cristallise le temps de travail de l’ouvrier fut une opération politique aussi fructueuse que fallacieuse. Dans une raffinerie comme dans toute usine parfaitement automatisée, c’est devenu une marque d’ironie blessante » (Comité invisible, A nos amis, La fabrique, 2014, p. 92). Et on parle ainsi de « la production de valeur par la circulation d’information et de marchandises » (ibid., p. 190), c’est-dire les flux, en accord avec le fixisme circulationniste bourgeois qui fera toujours de l’échange et de la sphère de la circulation des marchandises, le lieu de production de la valeur (au passage, on notera une méprise assez classique quand ils soutiennent que pour Marx et les marxistes, « la valeur de la marchandise cristallise le temps de travail de l’ouvrier », en comprenant ici, à l’envers, de l’ouvrier particulier…).
Ce faisant certains collectifs sans boussole semblent aussi réaliser, à côté des gilets jaunes et des fascistes présents, leur simple rêve de désordre social qui brise le cours du capitalisme, notamment par les glorifications soréliennes et nihilistes russes de la violence comme acte rédempteur, comme acte de régénération. Cette violence, qui marque différents cycle de lutte dans le cours de la dynamique immanente au capitalisme, est caractéristique des périodes de restructuration d’une configuration du capitalisme à une autre[2]. Car cette conception de la violence n’est pas quelque chose d’indéterminé au niveau historique. Elle exprime plutôt au niveau subjectif sous une forme réifiée, voire ontologisée, quelque chose de la dynamique immanente au capitalisme, et elle est rapidement politiquement transversale, rouge, noire et brune. Cette glorification de la violence pour la violence, qui a déjà été le lieu de fusion d’une violence de gauche et d’une violence de droite au début du XXe siècle, existe aujourd’hui essentiellement sous la bannière d’un insurrectionnalisme creux et post-moderne, comme elle était présente, lors de la dislocation de la configuration libérale de la fin du XIXe siècle chez une partie minoritaire des anarchistes à partir des années 1880 et chez Georges Sorel au début du siècle suivant, puis chez Vilfredo Pareto et Franz Fanon.
Cette légitimation d'en être avec les gilets jaunes existe aussi à gauche sous la forme d’une acceptation régressive de nombreux contenus idéologiques. Une partie de la gauche altercapitaliste elle-même va se reconnaître entièrement dans les contenus de ces idéologies de crise, et tout particulièrement pour ce qui est du populisme productif (toujours politiquement transversal) et parfois même sa variante national-populiste, le néonationalisme. La crise du capitalisme est dans le même temps la crise de l’anticapitalisme tronqué de la gauche dite « de gauche », qui digère sans problème une bouillasse faite de débris mal travaillés d’anticapitalisme tronqué tirés du marxisme traditionnel et d’idéologies de crise sécrétées depuis la subjectivation populiste du sujet en crise. Gauche et idéologies de crise deviennent de plus en plus indistinctes. C’est là toute la sphère du populisme productif de gauche de Mélenchon à Sarah Wagenknecht en passant par Podemos, etc. qui s’en font désormais ouvertement les porte-voix politiques (on trouve également une gauche qui vient se fondre dans les idéologies de crise de type « religionnistes » - sur ce concept, Norbert Trenkle, 2015 -, en reprenant à son compte des matériaux du déstockage religieux travaillés à partir de l’Islam, du Christianisme, de l’Hindouisme, etc.). Ici, on trouve alors une gauche complètement à son aise avec une subjectivisation populiste latente des gilets jaunes (le leader de la FI qui entonnera la Marseillaise devant l'assemblée), et on présentera les écarts racistes, homophobes, etc. comme inévitables parce qu'on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.
Il conviendrait de porter un autre point de vue au sein du cycle de luttes sans classes afin de les faire déborder du traitement immanent des contradictions du système auquel avait également été rivée auparavant la lutte des classes, en critiquant à la fois, et la première et la deuxième réaction de gauche, face aux gilets jaunes, tout autant que l’« anticapitalisme » fétichisé et souvent régressif qui sourd au sein de la conscience interne assujettie du sujet moderne. Il est évident que ce que nous devons accomplir aujourd'hui est la critique impitoyable de tout ce qui existe. « Il ne s’agit pas de demander l’ "inclusion" des exclus dans la sphère du travail, de l’argent et du statut de sujet, mais d’en finir avec une société où seule la participation au marché donne le droit d’être "sujet" » (A. Jappe). En pointant aussi qu’une des tâches majeures de la théorie critique et de la critique radicale de la valeur en particulier, est la critique sans concession des idéologies de crise, qui ne peut être autre chose que la critique de la forme-sujet en tant que telle.
Pour ne pas que ces idéologies de crise occupent la subjectivisation de l'expérience négative des souffrances faites aux individus.
Pour ne pas laisser cette subjectivation dans les sales mains de la conscience interne assujettie du sujet moderne.
Pour ne pas que les portes de l’émancipation se referment définitivement en même temps qu’agonise le capitalisme.
Clément Homs
27 novembre
- Pierre Birnbaum, La genèse du populisme. Le peuple et les gros, Fayard, 2012.
- Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise ; Pour une critique de la valeur, La découverte, 2017.
- Jean-Pierre Durand, La fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer et se taire, Le Bord de l’eau, 2017.
- Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La découverte, 2017.
- Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Lignes/Léo Scheer, 2002.
- Robert Kurz, « La fin de la politique », revue Cités, PUF, 2014 (également sur internet).
- Robert Kurz, Impérialisme d’exclusion et état d’exception, éditions Divergences, 2018.
- Marc Lazar, « Populisme et communisme : le cas français », dans Taguieff (dir.), Le retour du populisme, éditions encyclopédie universalis, 2004.
- Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France, Fayard, 2007.
- Gérard Noiriel, « Les gilets jaunes et les ‘‘leçons de l’histoire’’ » (novembre 2018) :https://noiriel.wordpress.com/2018/11/21/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire/?fbclid=IwAR1iaoE_7th_dPptXNCrJJ-Ltl_See0TXGUeqsT6d0gkt0TQI5M56TMwxSc
- Irène Pereira, Les grammaires de la contestation : un guide de la gauche radicale, La découverte, 2010.
- Pascal Perrineau, Cette France de gauche qui vote FN, Seuil, 2017.
- Norbert Trenkle & Ernst Lohoff, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’Etat ne sont pas les causes de la crise, Post-éditions, 2014.
- Norbert Trenkle, « Pourquoi l’islamisme ne peut être expliqué à partir de la religion » : http://www.palim-psao.fr/2015/05/pourquoi-l-islamisme-ne-peut-pas-etre-explique-a-partir-de-la-religion-par-norbert-trenkle.html
- Norbert Trenkle, « Lutte sans classes. Pourquoi le prolétariat ne ressuscite pas dans le procès capitaliste de crise » (Krisis, n°30, 2006), à paraître dans Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, n°1, éditions Crise & Critique, 2019.
- Saskia Sassen, Critique de l’Etat, Demopolis, 2006.
Scolie
[1]
Gérard Noiriel en gilet jaune
Gérard Noiriel cherche à dériver les mobiles des gilets jaunes d'une histoire dite « populaire », en pointant des « points communs entre toutes les grandes révoltes populaires qui se sont succédé au cours du temps ». Il écrit : « Le principal concerne l’objet initial des revendications : le refus des nouvelles taxes sur le carburant. Les luttes antifiscales ont joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France. Je pense même que le peuple français s’est construit grâce à l’impôt et contre lui. Le fait que le mouvement des gilets jaunes ait été motivé par le refus de nouvelles taxes sur le carburant n’a donc rien de surprenant. Ce type de luttes antifiscales a toujours atteint son paroxysme quand le peuple a eu le sentiment qu’il devait payer sans rien obtenir en échange ». En réalité, Noiriel commet une lourde erreur qui relève plus fondamentalement de l'objet dont il veut se faire le spécialiste - écrire une « histoire populaire ». Dans une conception finalement anhistorique de la temporalité historique (il parle de « grandes révoltes populaires qui se sont succédé au cours du temps »), Noiriel subsume un concept finalement transhistorique de « révolte fiscale » sous la catégorie du « populaire » ou du « peuple » en oblitérant les contextes sociaux-historiques différents, et même s'il montre le caractère historiquement construit de ce même « peuple ». Les révoltes antifiscales des XVe à la fin du XVIIIe siècle, voire dans la première moitié du XIXe siècle, avec la guerre des Demoiselles en Ariège, sont inscrites dans des formes sociales relevant d'une constitution sociale prémoderne, et peuvent être comprises au travers de la catégorie historiquement spécifique d' « économie morale de la foule » (E. Thompson, même si il faudrait discuter de manière critique de ce concept) qui ne peut en rien être projetée sur la révolte antifiscale moderne, elles n'ont rien à voir avec les révoltes fiscales au sein de la forme de vie sociale capitaliste une fois posée sur ses propres présuppositions. Or ici, Noiriel, emportée par son histoire transhistorique du « populaire » (une catégorie problématique dans sa dimension transhistorique), est pris les mains dans le pot de confiture de l'anachronisme historique. On est typiquement dans ce que par ailleurs Noiriel dit combattre, une utilisation à coups de construction « néotraditionnelles » (É. Hobsbawm) de l'histoire. La revendication antifiscale au XVIIe des Croquants dans le cadre des « guerres de construction étatiques » (Robert Kurz, 2018) et de la forme sociale prémoderne de la paysannerie, analysée dans le fameux ouvrage de Jean Nicolas, La rébellion française, n'a aucun rapport avec la revendication antifiscale du gilet jaune, qui existe au sein de la synthèse sociale capitaliste médiée par le travail abstrait déjà posée sur ses propres bases, et au sein de laquelle, à la différence du Croquant prémoderne, le gilet jaune a déjà pleinement endossé la forme-sujet moderne. De plus dans la période de transition au capitaliste marquée par les révoltes antifiscales prémodernes, l'État dans ses fonctions n'est pas encore l'État fonctionnel capitaliste. Les régimes fiscaux étatiques, objets de la critique/opposition, ne sont donc en rien comparables. Le régime fiscal étatique moderne s'inscrit dans une ponction sur le procès de valorisation, alors que le régime fiscal prémoderne s'inscrit encore dans l'entre-deux-mondes de l'accumulation primitive. Et les productions agricoles de la paysannerie prémoderne n'ont pas encore endossé les formes basales capitalistes, travail abstrait, valeur et argent. Noiriel nage ainsi dans l'anachronisme le plus complet et leurre inconsciemment son lectorat quand il affirme un « point commun » non interrogé de la façon suivante : « Le principal concerne l’objet initial des revendications : le refus des nouvelles taxes sur le carburant ».
[1]Sur cette dialectique de la toute-puissance potentielle et de l’impuissance du sujet moderne, voir le chapitre 2 « Narcissisme et capitalisme », dans Anselm Jappe, La société autophage. La Découverte, 2017.
[2] « L’ironie de cette formule ‘‘radicale’’, l’ironie de l’idée de violence créatrice, purificatrice et révolutionnaire, remarque Postone, c’est qu’elle exprime et affirme une caractéristique centrale du capitalisme : sa tendance à révolutionner en permanence le monde par des vagues de destruction permettant la création, l’expansion » (Moishe Postone,Critique du fétiche-capital, PUF, 2013, p. 48).