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BFM TV, BONS ET MAUVAIS GILETS JAUNES

Gilets-jaunes

Lien publiée le 1 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lemediapresse.fr/medias/bfm-tv-bons-et-mauvais-gilets-jaunes/

Le 24 novembre, sur la « première chaîne d’info de France », la couverture de la mobilisation des gilets jaunes a mis en lumière une étrange convergence entre la chaîne, ses « experts » et les députés de la majorité à propos des « casseurs », qui ne se fonde pourtant pas sur des faits étayés.

Branle-bas de combat à l’antenne. À 9h05, la journaliste Alexandra Gonzalez, du service police-justice de la chaîne, vient annoncer une première fois les craintes des policiers déployés sur les Champs-Élysées : un « risque d’affrontement entre militants d’ultra-droite et d’ultra-gauche qui pourraient infiltrer le mouvement aujourd’hui », mais aussi « des personnes violentes, pas forcément identifiées politiquement, qui pourraient également se joindre au mouvement des gilets jaunes et en profiter pour faire des dégradations, des vols. Donc en fait, des casseurs, tout simplement », constate la journaliste. Tout simplement, mais peut-être les téléspectateurs n’ont-ils pas bien compris. Elle aura donc l’occasion de le répéter à 9h36, à 10h02 et à 10h37. Puis, à 11h31, à 13h14 et à 13h52, de vérifier combien les craintes des forces de l’ordre étaient justifiées : « C’est ce que craignaient les forces de l’ordre : l’infiltration de casseurs dans le mouvement des gilets jaunes qui conduit forcément à des tensions de plus en plus fortes et à l’usage de moyens de plus en plus forts : il y a d’abord eu les grenades lacrymogènes, ensuite le lanceur à eau. » Les méthodes de maintien de l’ordre « forcément » justifiées, contre « les casseurs qui ont infiltré ce mouvement et en profitent évidemment ».

Le pluralisme politique semble à peu près respecté, à l’exception de représentants des Républicains : de 8 heures à 18 heures seront ainsi interrogés six députés de la majorité (Marie Lebec, Patrick Vignal, Mathieu Orphelin, Jean-Michel Fauvergues, Olivia Grégoire et Pacôme Rupin), les communistes Ian Brossat et Stéphane Peu, Olivier Faure pour le Parti socialiste, Benoît Hamon pour Génération-s, Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen et Louis Alliot pour le Rassemblement national, l’ex-socialiste Emmanuel Maurel et Jean-Luc Mélenchon, Adrien Quattenens et Alexis Corbière pour la France insoumise.

ULTRA-GAUCHE, ULTRA-DROITE…

Étrangement, le discours des députés LREM semble par bonheur converger avec celui des animateurs de BFM TV et de leurs invités, des « experts » que l’information en continu affectionne particulièrement, tel le sondeur Bernard Sananès, actuel président d’ELABE ; le sociologue Jean-François Amadieu ; mais également Eric Delbecque, présenté par la chaîne comme « spécialiste des questions de sécurité intérieure » qui appelait récemment, dans les colonnes du Figaro, à une « révolution culturelle de la sécurité » qui inclurait les sociétés privées ; Pascal Bitot-Panelli, ancien cadre de la protection des hautes personnalités reconverties dans la sécurité privée ; ou l’historien Sylvain Boulouque, spécialiste du communisme et de l’anarchisme, membre du comité de rédaction de la revue Communisme« dont l’anticommunisme confond allègrement enquête historique et enquête policière », écrivait Acrimed en 2012, et contributeur du think tank libéral Fondapol. À leurs côtés, pour épauler experts et journalistes de la première chaîne d’info en continu, quatre syndicalistes policiers se succéderont au cours de la journée, pour défendre presque unanimement la même thèse : les gilets jaunes « pacifistes » (on l’aura entendu à de très nombreuses reprises) seraient desservi par « l’ultra-gauche », « l’ultra-droite » et les « casseurs ». À 10h37, l’animateur propose une fine analyse vestimentaire : « En général, dans une manifestation, quand on met des cagoules, c’est pas uniquement parce qu’il fait froid. » « Le risque, c’est les groupes d’ultra-droite et d’ultra-gauche qui pourraient venir se greffer, à la fois ternir le mouvement et créer de l’insécurité et de la violence. » Vingt minutes plus tard, quand commencent les heurts : « Effectivement, ces images, on les redoutait. » Le journaliste Eric Leser confirme : « Ce qui est frappant, c’est que la violence intervient assez tôt dans la manifestation […]. C’est déjà violent, et ça c’est inquiétant. » Un quart d’heure plus tard, première limite du mouvement dans la bouche de l’animateur : « On ne sait plus ce que veulent les gilets jaunes aujourd’hui. La semaine dernière, ça paraissait quand même un petit peu plus clair, la hausse des prix du carburant et des taxes qui avaient mis le feu aux poudres, mais alors là ça part dans tous les sens. » Même sermon à 11h13, « on ne comprend plus grand-chose à leurs revendications : la semaine dernière, c’était le pouvoir d’achat, la hausse des taxes et du carburant… Aujourd’hui, dans les cortèges et ces rassemblements, on entend “Macron démission” », poursuit l’animateur, perturbé par la complexité de la revendication.

« VOUS CONDAMNEZ CES VIOLENCES, J’IMAGINE »

Cinq minutes plus tard, l’habituel Bruno Jeudy s’inquiète de l’absence de service d’ordre : « il y a infiltration de partout, on voit bien qu’il y a des gens qui manifestent sans leur gilet jaune, tout en noir, ça ressemble largement à de l’ultra-droite », un habile détail vestimentaire qui devrait à l’avenir faciliter le travail des forces de police. À 11h26 commence la ritournelle du bon gilet jaune et du mauvais gilet jaune : « Évidemment, on ne peut pas généraliser toutes les personnes qui sont en train de défiler, il y avait des gilets jaunes très pacifiques qui avaient des revendications de pouvoir d’achat. » Eric Leser confirme « on est dans un scénario du pire. C’est-à-dire que la manifestation est en train d’être détournée par des éléments violents, qui sont venus ici non pas pour manifester ou pour exprimer des revendications, mais qui sont là pour se battre avec les forces de l’ordre, pour dégrader ». L’animateur lui donne la réplique en évoquant « ces gilets jaunes qui font un sit-in pacifiste et qui doivent être désabusés de voir cette violence et écœurés de voir que leur mouvement est totalement détourné »« Malheureusement, ce qu’on voit là, c’est les éléments violents qui s’accaparent et qui dénaturent le mouvement », poursuit Eric Leser. Trois minutes plus tard : « Les gilets jaunes qui sont en train… alors gilets jaunes, ou casseurs, parce que les casseurs peuvent avoir mis des gilets jaunes, bien difficile de savoir qui est en train de mener ces actions. » À 11H35, le député macroniste Matthieu Orphelin abonde étonnamment dans la distinction unanime des intervenants et relève « la différence entre des gilets jaunes qui sont là pour porter des revendications de manière pacifiste et puis […] une petite minorité de casseurs, de membres de mouvements radicaux, qui sont là non pas pour soutenir les gilets jaunes mais pour abîmer notre démocratie, pour casser, pour faire que tout ça tourne mal ». Une « violence qui choque beaucoup de Français » relève l’animateur un peu plus tard, sans qu’aucune donnée ne vienne étayer cette nouvelle vérité télévisuelle.

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L’occasion de sommer les responsables politiques de se démarquer : à 11h50, s’adressant au député insoumis François Ruffin : « J’imagine que vous partagez ce désarroi, aujourd’hui vous condamnez ces violences, j’imagine. » Le député, accompagné de gilets jaunes de sa circonscription, se gardera bien de tomber dans le piège tendu par l’animateur. Dans les heures qui suivent, un ballet permanent de condamnations : David Le Bars, secrétaire général du syndicat des commissaires de la Police nationale, évoque des « exactions », tandis que le député LREM et ancien patron du RAID Jean-Miche Fauvergues s’emporte contre « les groupes d’ultra-droite et d’ultra-gauche [qui] s’emparent petit à petit [de la manifestation] pour la faire dégénérer et pour faire ce qu’ils savent faire de mieux et ce pourquoi ils ont été créés, c’est-à-dire la violence ». En parallèle, l’une des journalistes présentes sur les Champs-Élysées oppose systématiquement les échauffourées aux « manifestants pacifiques », qui voulaient « manifester pacifiquement » et « scander des slogans pacifiques », sans préciser toutefois ce qui relève du slogan pacifique ou de l’appel à l’insurrection sanguinaire.

A 13h12, nouvel épisode du bon et du mauvais gilet jaune : « Il y a une différence, aujourd’hui, sur les Champs-Élysées, entre les gilets jaunes, ceux qui manifestent contre la hausse des prix du carburant, contre la perte du pouvoir d’achat en France, et certaines des personnes, clairement, qui sont venus sur les Champs pour se défouler, pour en découdre peut-être avec les forces de l’ordre. Le problème, c’est que gens-là portent aussi des gilets jaunes. » Et en effet, quoi de plus semblable à un gilet jaune qu’un autre gilet jaune, comme le rappelle la journaliste police-justice à 13h52 : « Des casseurs qui ont infiltré le mouvement des gilets jaunes, très difficiles à différencier des gilets jaunes parce qu’eux-mêmes en portent un. » À 14h03, Dominique Rizet, consultant police-justice pour la chaîne, s’emporte contre les « professionnels du désordre, de gauche, de droite, enfin extrême-gauche, extrême-droite ou extrême-abruti [sic] » qui ne sont « pas dans la pensée politique », mais « dans le degré zéro de la pensée ». Quatre minutes plus tard, Jean-Luc Mélenchon est lui aussi sommé de « condamner ».

MANIFESTANTS « PACIFIQUES » ET « CASSEURS »

15h05. Fin d’épisode, une nouvelle animatrice prend les rênes du dispositif médiatique : « On va retourner auprès de ces manifestants, les vrais entre guillemets, pas ceux qui sont venus là pour casser sur les Champs-Élysées. » Une demi-heure plus tard, Eric Delbecque, présenté comme « spécialiste des questions de sécurité intérieure », livre une fine analyse de la composition du mouvement : « On va prendre un peu de champ avec l’actualité. À peu près, depuis que les altermondialistes sont nés, on sait comment ça marche, on sait qu’il y a des activistes. On a parlé d’ultra-droite ce matin, je suis désolé mais quand on voit un drapeau Che Guevara, on se rend bien compte que c’est pas que l’ultra-droite : c’est l’ultra-droite et l’ultra-gauche, des gens qui réagissent selon les mêmes techniques qu’on dit être des black blocs […], qui parasitent absolument n’importe quel type de manifestation. » À 16h04, Dominique Rizet évoque même de « vrais professionnels, qui ont une vraie technique dans ces manifestations, qui savent avancer, reculer, mettre en bouclier devant eux des gens qui n’ont rien à voir avec le désordre, qui sont des gilets jaunes pères de famille, ou des jeunes. » Une heure plus tard, Ruth Elkrief, l’une des principales éditorialistes de la chaîne, justifie la riposte policière par une logique singulière : « Aller exactement là où c’est interdit, ça expose évidemment à des ripostes de la part des policiers puisque la loi nous protège tous, la loi et l’interdiction nous protègent tous. » À 17h33, la porte-parole de la préfecture de police de Paris, Johanna Primevert, viendra confirmer la thèse répétée la journée entière par les animateurs et les intervenants de BFM TV : « On a constaté des gens qui ne venaient pas manifester mais qui venaient casser, qui se sont agrégés aux manifestants, qui ont créé des troubles et qui ont obligé les forces de l’ordre non seulement à tenir le périmètre, mais aussi à intervenir pour faire en sorte que les troubles cessent. »

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Sur le terrain, la chaîne a envoyé ses journalistes pêcher les témoignages qui viendront confirmer l’unanimité que l’on observe sur le plateau : chaque manifestant interrogé est ainsi présenté comme « pacifique » et sommé de se prononcer sur les heurts. « Vous êtes avec une personne qui est choquée par cette violence et qui est contre le mouvement des gilets jaunes », dit l’animateur à la journaliste postée sur les Champs, la personne en question s’avérant en fait faire partie des gilets jaunes. Un peu plus tard : « Parmi tous ces casseurs et tous ces manifestants violents, il y a aussi des gens qui sont là pour revendiquer » ; « ces gilets jaunes qui sont venus manifester pacifiquement et qui sont contre les débordements » ; « Qu’est-ce que vous pensez de la situation actuelle, ce qu’on a constaté depuis ce matin sur les Champs-Élysées, la casse, les dégradations ? » ; ou encore « Vous êtes un peu dépassé par la situation, par l’ampleur de cette manifestation ? ».

Pourtant, sur les neuf personnes interrogées sur les Champs-Élysées entre 8h et 18h, seules deux déclareront leur opposition aux « casseurs » évoqués chaque fois par les journalistes. Les sept autres, sommées elles aussi de prendre position, préféreront évoquer leurs revendications, leur étonnement ou leur colère face aux réponses policières et aux gaz lacrymogènes.

JOURNALISME DE « BOULE DE CRISTAL »

On assiste donc, au cours de la journée, à un enchaînement de considérations instantanées, incohérentes et parfois contradictoires malgré un objectif convergent : la condamnation des « casseurs ». Dominique Rizet voit ainsi « des agitateurs, bien malin qui peut dire s’ils sont d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, il faudrait avoir une boule de cristal pour ça ». Les intervenants et les journalistes ont pourtant à maintes reprises mis en cause « l’ultra-droite », « l’ultra-gauche » et les « casseurs ». Alors que ses collègues ont insisté pour différencier les gilets jaunes « pacifiques » des « casseurs » et des « professionnels du désordre », l’un des journalistes évoque pourtant des « affrontements entre casseurs, éléments radicaux de ce mouvement des gilets jaunes ».

Les postures affichées avec la force de l’évidence par les journalistes et intervenants de BFM TV méritent pourtant d’être questionnées. Comment peut-on justifier la séparation permanente entre « gilets jaunes » et « casseurs » ? Sur quel fait, sur quelle enquête, sur quel fondement peut-on opposer des manifestants « pacifiques » et des « casseurs »  sans revendication ? En clair, en quoi le mode d’action – sur lequel les commentateurs ont le droit de porter un jugement moral, fut-il celui de la police et du gouvernement – présume-t-il de la nature des revendications ? Pourquoi répéter que les gilets jaunes sont « écœurés », s’opposent aux « débordements », alors même que seuls deux des neuf manifestants interrogés admettent s’opposer à ce mode d’action particulier ? Sur quelle base peuvent-ils se permettre d’affirmer que les « casseurs « n’ont aucune revendication, alors même qu’il ne leur viendrait pas à l’idée d’avancer les mêmes idées à propos des évènements de mai 68 ? Pourquoi évoquer en permanence « l’ultra-droite » et « l’ultra-gauche », avatars médiatiques construits au mépris des sciences sociales, de l’histoire politique, et jamais définis par ceux qui les emploient ?

Autant de questions auxquelles dix heures d’information en continu n’auront apporté aucune réponse.