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Les Gilets jaunes et les éléments pré-révolutionnaires de la situation

Gilets-jaunes

Lien publiée le 2 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.revolutionpermanente.fr/Les-Gilets-jaunes-et-les-elements-pre-revolutionnaires-de-la-situation

Depuis le 17 novembre la situation française a changé de façon abrupte. A l’origine de cela, l’irruption spontanée, comme rarement on avait pu le voir auparavant, d’une frange considérable des masses.

Ces dernières ne secouent pas seulement le pouvoir mais également l’ensemble des médiations politiques et syndicales. Comme le souligne le très libéral Nicolas Beytout dans les colonnes de L’Opinion« La France danse sur un volcan. On saura dans quelques jours, à l’issue des mobilisations de samedi et des premières concertations avec les Gilets jaunes, si elle peut éviter l’explosion. Pour l’heure, il y a de quoi être inquiet. Le discours d’Emmanuel Macron sur le plan énergie n’a pas atteint ses objectifs, le soutien des Français à l’égard des Gilets jaunes n’a pas faibli, et aucune des colères qui se sont additionnées en quelques semaines n’a été apaisée ». Mais ce changement brusque de la situation est loin d’être un coup de tonnerre dans un ciel serein. C’est le produit de contradictions profondes qui se sont accumulées au cours des dernières années et qui compliquent, par conséquent, la mise en place d’hypothétiques solutions à ces problèmes.

Une profonde crise d’autorité de l’Etat

A contre-courant des analyses les plus répandues à gauche nous avons posé d’entrée de jeu, en début de présidence, que le macronisme était avant tout un bonapartisme faible. L’image de puissance « jupitérienne » dont il se parait n’était pas le fruit d’une solidité intrinsèque mais, paradoxalement, le reflet de la crise organique du capitalisme français. Pour finir de s’adapter complètement à la mondialisation néolibérale, ce même capitalisme hexagonal n’avait pas hésité à déconstruire complètement le vieux système politique laissant alors un grand vide que le macronisme a su occuper. Avant la pause estivale, et ce malgré la défaite des cheminots pendant la bataille du rail – qui avaient néanmoins fait montre d’une très grande détermination, dilapidée par l’orientation délétère des directions syndicales – nous soulignions l’usure prématurée du macronisme et une perte de crédit accélérée auprès de secteurs qui, jusqu’à présent, sans pour autant faire partie du noyau dur de sa base sociale, le toléraient. Cette perte progressive mais continue de légitimité a connu un nouveau développement avec l’affaire Benalla et un mois de septembre engagé sous le signe de la catastrophe, symbolisée par le départ de deux ministres d’Etat et personnalités centrales du gouvernement, Nicolas Hulot, caution de gauche et « société civile » de l’exécutif, ainsi que Gérard Collomb. Le départ du maire de Lyon, le premier soutien de Macron, est symptomatique, par ailleurs, de la façon dont la bourgeoisie de province est en train d’abandonner Macron. Si en temps électoraux l’ampleur du vote FN dans certains territoires de même que la poussée de l’abstention tient beaucoup à l’effondrement de cette bourgeoisie qui laisse sans cadres ou qui ne réussit plus à « tenir » des populations qui dès lors se projettent en dehors, le passage à l’action, aujourd’hui, des Gilets jaunes, en est la preuve la plus éloquente.

Face à cette fragilisation du pouvoir, confronté à une base sociale de plus en plus réduite, nous affirmions que s’ouvrait, à la rentrée, « une nouvelle situation, distincte de la situation non-révolutionnaire qui a caractérisé la première partie [du] mandat [de Macron] (…). Une situation transitoire dans laquelle les brèches qui s’ouvriraient "par en haut" pourraient permettre que la colère du mouvement de masse s’exprime avec davantage de force, donnant ainsi lieu à une situation prérévolutionnaire ». Le tsunami politique et social que représente le soulèvement spontané des Gilets jaunes confirme cette hypothèse.

En termes gramsciens, on pourrait dire que nous nous situons aux prémices d’un processus d’aiguisement de la crise organique de par le passage soudain de pans entiers des masses « de la passivité politique à une certaine activité et dont les revendications, en tant qu’ensemble inorganique, constituent une révolution ». Pour Gramsci, ce type de processus plonge leurs racines dans une crise d’hégémonie, marquée notamment par le fait les anciens dirigeants intellectuels et moraux sentent que le sol se dérobe sous leurs pieds et que leurs sermons se sont transformés, précisément, en sermons, à savoir en discours absolument étrangers à la réalité. Voilà précisément ce à quoi nous assistons aujourd’hui non seulement dans les sermons vides de sens des medias et de leurs « faiseurs d’opinion », mais également à travers la parabole macronienne en tant que telle : le président élu il y a à peine un an et demi est rejeté par 80% de la population. Il s’agit d’un sacré tour-de-force pour un homme dont la seule « légitimité », précisément, consistait à prétendre résoudre la question de la crise de représentativité des partis traditionnels. Facteur aggravant, s’il en est, parmi ces quelque 80% qui rejettent Macron, la grande majorité soutient les Gilets jaunes, à savoir un mouvement spontané dont le principal slogan est « Macron démission » et dont le champ d’action hebdomadaire sont les barricades sur les Champs Elysées depuis le 24 novembre.

La crise d’hégémonie s’exprime également à travers le fait qu’un certain nombre de secteurs de classe de se reconnaissent plus dans la vie étatique, se séparent complètement de leurs groupes dirigeants mais n’arrivent, néanmoins, pas encore, à s’imposer comme de nouvelles classes hégémoniques. C’est là le cadre plus général au sein duquel est apparu le mouvement des Gilets jaunes.

Le réveil révolutionnaire du « bas peuple »

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase de la colère a été l’augmentation des taxes sur les carburants. Néanmoins, nous faisons face aujourd’hui à un mouvement plus large qui, en dépit de son hétérogénéité, est en voie de radicalisation et remet aujourd’hui en cause non seulement l’ensemble du gouvernement mais également certains aspects du régime Cinquième-républicain. L’élément le plus subversif du soulèvement actuel réside dans ses méthodes radicales ainsi que dans le fait qu’il est l’expression de souffrances qui résonnent bien au-delà du seul secteur des Gilets jaunes mobilisés. C’est ce que démontre le très large soutien qui existe dans l’opinion vis-à-vis du mouvement, y compris après les « scènes de violences » du samedi 24 novembre et sur lesquelles tablaient le gouvernement pour monter la population contre le mouvement.

On a assisté, pour la première fois en France depuis longtemps, à la décision de bloquer, venue « d’en bas », sans qu’il n’y ait contrôle du gouvernement ni des syndicats, des partis de gauche ou de l’extrême droite. Ce blocage a été rendu effectif, et ce sans concertation au niveau territorial, avec les autorités ni avec les syndicats. Cette attitude absolument subversive – à l’inverse de la domestication des manifestations caractéristiques des actions routinières des confédérations ou de la gauche - s’est retrouvée dans le choix de maintenir le rendez-vous du 24 novembre sur les Champs Elysées, et quand bien même la manifestation avait été interdite. Un palier est à nouveau franchi avec la « journée révolutionnaire » du 1er décembre qui a secoué Paris et de nombreuses villes en région au cours de laquelle l’exécutif a été totalement dépassé au niveau du maintien de l’ordre.

Tant la mobilisation sur « la plus belle avenue du monde » que les barricades sont également absolument inédits, pour la rive droite, au XX°, si l’on fait exception des affrontements ayant caractérisé la mobilisation liguarde et factieuse du 6 février 1934 qui s’était, cependant, limitée à la Concorde. Le large soutien dont continue à bénéficier les Gilets jaunes donne, par ailleurs, une bonne idée de la façon dont de larges secteurs des masses s’identifient avec la colère qui s’est exprimée sur les Champs. C’est ce que souligne, d’ailleurs, Arnaud Benedetti, spécialiste en communication, dans une tribune du Figaro : « Une fois les images décantées, c’est le sentiment d’une impasse périlleuse qui risque de s’installer. Les "gilets jaunes" ont déjà réussi à devenir un symbole. C’est à ce symbole qu’une majorité de Français semble déléguer le pouvoir de mieux se faire entendre de Monsieur Macron ».

Le niveau de politisation et la capacité d’expression de la grande majorité des Gilets jaunes interviewés, souvent présentés comme des périurbains ou des ruraux frustres ou rustres, est par ailleurs surprenant. Comme le souligne l’historien des classes populaires Gérard Noiriel« ce qui frappe, dans le mouvement des Gilets jaunes, c’est la diversité de leurs profils, et notamment le grand nombre de femmes, alors qu’auparavant la fonction de porte-parole était le plus souvent réservée aux hommes. La facilité avec laquelle ces leaders populaires s’expriment aujourd’hui devant les caméras est une conséquence d’une double démocratisation : l’élévation du niveau scolaire et la pénétration des techniques de communication audiovisuelle dans toutes les couches de la société. Cette compétence est complètement niée par les élites aujourd’hui ; ce qui renforce le sentiment de mépris au sein du peuple ».

Comme nous l’avons déjà souligné dans différents articles de même que dans d’autres textes de ce « dossier Gilets jaunes » de RP Dimanche, le mouvement est composé, dans sa grande majorité, par une classe ouvrière blanche, paupérisée en raison de la désindustrialisation relative du pays depuis les années 1980. Il est également composé par des auto-entrepreneurs, des professions libérales subalternes, ainsi que par de petits-patrons, liés, pour ce qui est des deux dernières catégories, à ce que l’on pourrait appeler la classe moyenne appauvrie. La crise de 2008-2009 a joué un rôle d’accélérateur majeur de ces phénomènes de paupérisation et de « déclassement », pour reprendre le titre de l’essai du sociologue Eric Maurin, la peur du déclassement, à savoir cette « angoisse sourde, qui taraude un nombre croissant de Français [et qui] repose sur la conviction que personne n’est “à l’abri”, que tout un chacun risque à tout moment de perdre son emploi, son salaire, ses prérogatives, en un mot son statut. En rendant la menace plus tangible, les crises portent cette anxiété à son paroxysme ».

A cette réalité il faut ajouter l’invisibilisation complète, dans la majeure partie du champ politique, des classes populaires. Le bloc bourgeois constitué par Macron en a d’ailleurs fait sa marque de fabrique, à la différence de la gauche comme de la droite classique qui se sont partagés le pouvoir, en France, au cours des dernières décennies. [1Le Monde a signalé la façon dont Macron a mené ce mépris des classes dominantes pour les classes populaires à son paroxysme en se penchant sur le mouvement actuel des Gilets jaunes : « L’autre grand grief, c’est l’impression de ne pas compter, d’être pris pour "de la merde" par les dirigeants politiques. Dans ce registre, Marie Pedrabissi est intarissable. Née "la même année que Macron", cette femme de 40 ans n’a pas supporté la manière dont le président de la République a "insulté" les gens comme elle, professionnelle du monde médical en reconversion après deux burn-out. "Il nous dit, vous êtes des Gaulois réfractaires, des fainéants. Mais pour qui se prend-il ? Pour mon père ? Trop jeune. C’est un de Gaulle qu’il nous faudrait". A ses yeux, "les mots pèsent encore plus lourd que les actes", et ceux du chef de l’Etat trahissent son arrogance. Pour qui a-t-elle voté ? Elle cache son visage dans son écharpe, rigole à moitié. "J’avais pas le choix…" Marine Le Pen ? "Ah ça, non ! J’ai passé neuf mois dans un ventre arabe : ma mère était syro-libanaise" ».

C’est de cette base sociale interclassiste qui va de la grande majorité du monde du travail – mais qui, conséquence du recul en termes d’organisation et de conscience du mouvement ouvrier couplé à l’attitude conciliatrice des confédérations syndicales, ne se perçoit pas en tant que prolétariat – jusqu’aux secteurs de la classe moyenne déclassée aux caractéristiques plus petites-bourgeoises en passant par cet entre-deux que sont les auto-entrepreneurs, que surgit le caractère hétéroclite des revendications sociales et économiques que porte le mouvement. Certaines sont clairement progressistes, à l’instar de l’augmentation du SMIC ou de l’annulation de certains impôts indirects, d’autres, en revanche, sont beaucoup plus ambiguës, comme dans le cas des demandes de baisses de « charges » patronales.

Les aspirations démocratiques qu’expriment les Gilets jaunes sont, quant à elles, absolument progressistes. Ces derniers expriment une critique radicale vis-à-vis de la délégation du pouvoir et de sa pratique comme en témoigne le fait que les deux délégations de Gilets jaunes qui ont pu être reçues par le ministre de l’Ecologie et à Matignon par Edouard Philippe aient pu exiger que les discussions sont transmises en live, sur Facebook. Parmi les « doléances » des Gilets jaunes, on retrouve également d’autres revendications comme la suppression du Sénat ou que les élus touchent un salaire médian. Il s’agit là de la manifestation d’une défiance profonde à l’égard des corps constitués et d’une aspiration à ce que la loi soit la même pour tous. Comme le souligne Noiriel, « la défiance populaire à l’égard de la politique parlementaire a été une constante dans notre histoire contemporaine. La volonté des Gilets jaunes d’éviter toute récupération politique de leur mouvement s’inscrit dans le prolongement d’une critique récurrente de la conception dominante de la citoyenneté. La bourgeoisie a toujours privilégié la délégation de pouvoir : "Votez pour nous et on s’occupe de tout". Néanmoins, dès le début de la Révolution française, les sans-culottes ont rejeté cette dépossession du peuple, en prônant une conception populaire de la citoyenneté fondée sur l’action directe. L’une des conséquences positives des nouvelles technologies impulsées par Internet, c’est qu’elles permettent de réactiver cette pratique de la citoyenneté, en facilitant l’action directe des citoyens. Les Gilets jaunes qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération politique s’inscrivent confusément dans le prolongement du combat des sans-culottes en 1792-1794, des citoyens-combattants de février 1848, des communards de 1870-1871 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Epoque ». Il s’agit ici d’un aspect démocratico-radical qui va à l’encontre du présidentialisme Cinquième-républicain et de ses mécanismes défendu ouvertement par la droite, accepté et légitimé par François Mitterrand et les socialistes à partir de 1981, et ouvertement revendiqué par le Rassemblement National de Marine Le Pen. Sur ce volet-là, également, les Gilets jaunes défendent une conception beaucoup plus avancée que tous les politiciens bourgeois du régime impérialiste mais, également et malheureusement, que l’extrême gauche. Soit par ouvriérisme, soit par syndicalisme, l’extrême gauche ne comprend en effet pas l’importance révolutionnaire de ces revendications pour avancer dans la lutte pour un pouvoir des travailleurs.

Un bloc anti-bourgeois en formation ? Du caractère scandaleux de l’orientation des directions du mouvement ouvrier

La combinaison de la faiblesse des syndicats à canaliser la colère, d’une part, et l’existence d’un pouvoir droit dans ses bottes, comme en 1968, fait craindre aux secteurs les plus lucides du patronat que ne soit en train de s’ouvrir une période extrêmement trouble pour la bourgeoisie. Le regret larmoyant pour les « corps intermédiaires » est la manifestation de cette perception du danger, notamment en lien avec la première mobilisation nationale des Gilets jaunes qui est appelée à se poursuivre, et ce alors que le centre du pouvoir sur lequel repose l’ensemble du régime Cinquième-républicain, à savoir la présidence de Macron, est très affaiblie et isolée. Alexis de Toqueville s’était déjà intéressé à ce genre de situation dans L’Ancien Régime et la Révolution, lorsqu’au cours d’une crise « le gouvernement central s’effraie de son isolement et de sa faiblesse ; il voudrait faire renaître pour l’occasion les influences individuelles ou les associations politiques qu’il a détruites ; il les appelle à son aide ; personne ne vient, et il s’étonne d’ordinaire en trouvant morts les gens auxquels il a lui-même ôté la vie ».

On remarquera, d’autre part, la réaction ultra-conservatrice et l’hostilité de l’ensemble des directions syndicales vis-à-vis du mouvement des Gilets jaunes. Cela vaut autant pour les collaborationnistes de la CFDT et leur patron, Laurent Berger, que pour les « combatifs » de la CGT et, à leur traîne, Solidaires. On a là un témoignage assez éloquent de la crainte des syndicalistes à se faire doubler par leur base ainsi que de leur refus d’appeler à une grande mobilisation politique qui poserait la question du pouvoir. La crainte que la colère de millions de salariés de petites entreprises, souvent laissés de côté par les confédérations, puisse contaminer les travailleurs syndiqués ayant davantage d’expérience - mais incapables de dépasser leurs directions syndicales, indépendamment de leur combativité, en raison d’une absence de stratégie alternative – voilà ce qui explique l’attitude ouvertement divisionniste de Philippe Martinez et de la direction de la CGT face au mouvement.

L’orientation absolument criminelle des directions syndicales consiste précisément à justifier le refus d’intervenir en raison du fait que certaines ambivalences et contradictions exprimées par les Gilets jaunes au niveau socio-économique pourraient servir de tremplin pour la droite ou l’extrême droite. Mais il serait hâtif de dresser une comparaison entre le mouvement actuellement en cours et le Mouvement Cinq Etoiles italien, à savoir un mouvement spontané et un mouvement très fortement structuré, par en haut, dès ses débuts, voire même entre le mouvement actuel et l’action du 6 février 1934. C’est ce que souligne, d’ailleurs, l’économiste et essayiste Bruno Amable dans une tribune publiée sur Libération et intitulée « Vers un bloc antibourgeois » : « et si la colère des Gilets jaunes remettait surtout en cause la transformation néolibérale radicale imposée par le gouvernement ? (…) Le mouvement des Gilets jaunes représenterait-il la première étape de la constitution d’un tel bloc ? Sous réserve d’études approfondies, il semble bien que la composition du mouvement, classes populaires et "petites" classes moyennes, soit adéquate. Mais la constitution d’un bloc social suppose une stratégie politique, notamment dans sa dimension économique. C’est la réponse à cette question qui déterminera la vraie nature du mouvement des Gilets jaunes : une manifestation réactionnaire, comme peuvent l’être le Tea Party aux Etats-Unis ou Pegida en Allemagne, ou bien l’amorce de la convergence des luttes tant attendue depuis Nuit debout » [2].

Contre le défaitisme objectiviste qui caractérise aujourd’hui la majeure partie de l’extrême gauche en France et qui est à l’origine de son orientation abstentionniste, Amable a raison de souligner que l’issue du mouvement des Gilets jaunes reste ouverte et que ce dernier pourrait évoluer sur la gauche ou sur la droite. Mais le caractère hétérogène et confus du mouvement des Gilets jaunes n’est pas une exception mais bien plutôt une règle lorsque l’on aborde les moments où des secteurs de masse passent à l’action après de longues périodes de reflux idéologique. Les révolutionnaires auront très certainement à intervenir dans des processus semblables. Le pire serait de prendre peur face à ces éléments de confusion, d’immaturité, voire même face aux préjugés réactionnaires de ces mêmes masses. Comme le soulignait Léon Trotsky, dans un texte portant sur un processus révolutionnaire ouvert, comme le processus espagnol mais où il souligne un certain nombre de parallélismes et d’oppositions avec la Russie de 1917, « la victoire n’est pas du tout le fruit mûr de la "maturité" du prolétariat. La victoire est une tâche stratégique. Il est nécessaire d’utiliser les conditions favorables d’une crise révolutionnaire afin de mobiliser les masses ; en prenant comme point de départ le niveau donné de leur "maturité", il est nécessaire de les pousser à aller de l’avant. (…)Tout aussi abstraite, pédante et fausse est la référence à la "carence" de la paysannerie. Où et quand notre sage a-t-il vu, dans une société capitaliste, une paysannerie avec un programme révolutionnaire indépendant ou une capacité indépendante d’action révolutionnaire ? (…) Pour soulever la masse de la paysannerie toute entière, il aurait fallu que le prolétariat donne l’exemple d’un soulèvement décisif contre la bourgeoisie et inspire aux paysans confiance dans la possibilité de la victoire. Or l’initiative révolutionnaire du prolétariat lui-même était à chaque pas paralysé par ses propres organisations ».

Pour une politique hégémonique de la classe ouvrière et pour une alliance ouvrière et populaire contre Macron et son monde

Comme nous l’expliquions dans notre édito de début de semaine, une orientation défendant la perspective de comité d’action locaux qui englobent syndiqués et non-syndiqués, Gilets jaunes, étudiants combatifs et jeunes des quartiers pourrait servir d’outil pour faire voler en éclat le verrou conservateur vis-à-vis de la mobilisation que représentent les appareils syndicaux qui se trouvent aux mains de la bureaucratie.

Face au mouvement actuel et contre toute rigidité normative, il s’agit d’éviter les tendances propagandistes ou professorales communes à nombre de secteurs d’extrême gauche qui se font une image abstraite et idéale de la lutte des classes, exigeant que la classe soit absolument pure et détachée d’autres secteurs considérés comme forcément réactionnaires. Si elle ne souhaite pas être une extrême gauche de témoignage, cette dernière doit puiser dans l’audace stratégique d’un Trotsky adaptant sa stratégie ouvrière à une tactique d’appel à la formation de Comités d’action du Front populaire en 1935, à savoir plusieurs mois avant l’arrivée au pouvoir de ce dernier. « Chacun des groupes qui participe réellement à la lutte à une étape donnée et qui est prêt à se soumettre à la discipline commune, écrit Trotsky en novembre 1935 doit pouvoir influencer la direction du Front populaire avec des droits égaux. Chaque groupe de deux cents, cinq cents ou mille citoyens qui adhèrent au Front populaire dans la ville, le quartier, l’usine, la caserne, la campagne doit, pendant les actions de combat, élire son représentant dans les comités d’action locaux. Tous ceux qui participent à la lutte s’engagent à reconnaître leur discipline ».

Voyant dans ces Comités un précieux outil d’alliance révolutionnaire avec la petite-bourgeoisie, Trotsky poursuivait en soulignant combien « il est vrai que peuvent prendre part aux élections des comités d’action non seulement les ouvriers, mais les employés, les fonctionnaires, les anciens combattants, les artisans, les petits commerçants et les petits paysans. C’est ainsi que les comités d’action peuvent le mieux remplir leur tâche qui est de lutter pour conquérir une influence décisive sur la petite bourgeoisie. En revanche, ils rendent très difficile la collaboration de la bureaucratie ouvrière avec la bourgeoisie » [3]

Il s’agissait là, en réalité, de l’objectif central de la tactique de Trotsky, dans la mesure où « la première condition pour se faire comprendre soi-même clairement la signification des comités d’action comme l’unique moyen la briser la résistance anti-révolutionnaire des appareils des partis et des syndicats ».

Une orientation stratégique de ce type peut permettre de dépasser le principal obstacle qui demeure la politique des direction syndicales pour que la lutte des Gilets jaunes se généralise à d’autres secteurs du monde du travail, mais également au monde étudiant et aux jeunes des quartiers et, plus fondamentalement, aux bataillons les plus concentrés du prolétariat qui, de par leur position au sein du système peuvent entraver la production et faire plier le pouvoir de Macron et de la bourgeoisie. Contre tout raccourci qui consisterait à contourner l’importance stratégique du prolétariat des grandes usines et des services ou qui se limiterait à concevoir un simple bloc anti-bourgeois, de gauche ou populiste, sur un terrain électoral absolument incapable de battre en brèche Macron et son monde, c’est uniquement une stratégie de ce type qui permettra d’offrir une issue progressiste à la crise profonde à laquelle nous assistons.

NOTES DE BAS DE PAGE


[1] On songera, à ce sujet, au fait qu’André Malraux avait pour habitude de dire que « le RPF [en l’occurrence, la droite gaulliste], c’est le métro à six heures du soir ».


[2] Amable poursuit d’ailleurs en soulignant combien « La question de la résistance à la taxation (du diesel entre autres) est plus complexe qu’il n’y paraît. La contestation de l’impôt est un thème classique de la droite ; et on a vu certains membres du gouvernement tenter d’utiliser la demande de "moins d’impôts" pour prétendre y voir une confirmation du bien-fondé du programme économique macronien. Certains thèmes connexes (on ne fait rien pour nous alors qu’on dépense trop pour les migrants, les "cassos", les chômeurs…) témoignent aussi de l’existence d’attentes de droite au sein de certains groupes des classes populaires. Mais une telle évolution n’est pas inévitable. Le thème du pouvoir d’achat des ménages à revenus modestes, sous-jacent à toutes les revendications des Gilets jaunes, est un thème de gauche. La contestation des taxes n’est pas séparable non plus de la constatation d’une dégradation des services publics (l’impression de payer pour rien). La défense de ce service est un thème de gauche par excellence. La hausse de certaines taxes qui pèsent sur le pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes, les coupes dans les allocations logement et autres transferts, ne sont pas dissociables de la suppression de l’impôt sur la fortune ou de la conversion du CICE en baisse de charges sociales »


[3] Il ajoutait par ailleurs qu’il ne « s’agit pas d’une représentation démocratique de toutes et de n’importe quelles masses, mais d’une représentation révolutionnaire des masses en lutte. Le comité d’action est l’appareil de la lutte. Il est inutile de chercher à déterminer d’avance les couches de travailleurs qui seront associées à la formation des comités d’action : les contours des masses qui luttent se traceront au cours de la lutte ».