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Gérard Noiriel : «Pour Macron, les classes populaires n’existent pas»

Lien publiée le 4 décembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.liberation.fr/france/2018/12/02/gerard-noiriel-pour-macron-les-classes-populaires-n-existent-pas_1695585

Spécialiste de l’histoire populaire, Gérard Noiriel voit dans le mouvement des «gilets jaunes» un retour de boomerang de la démocratie directe initiée par le Président lui-même. Où la question de la dignité est centrale

Historien spécialiste du monde ouvrier et de l’immigration, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Gérard Noiriel vient de publier Une histoire populaire de la France (éd. Agone).

Sur le boulevard des Capucines, à Paris, samedi.

Comment situez-vous les «gilets jaunes» dans l’histoire des mouvements populaires ?

Des éléments rappellent certaines grandes luttes populaires depuis le Moyen Age : un mouvement qui part relativement spontanément, ni encadré ni structuré. Dans ces formes de luttes s’expriment toujours des discours très contradictoires. On a entendu des «gilets jaunes» tenir des propos homophobes ou racistes, mais cela reste très marginal. De même, la violence a toujours été une dimension importante dans ces luttes populaires spontanées. Ce qu’il faut souligner, c’est que nous vivons dans une société bien plus pacifiée qu’autrefois. Notre «seuil de tolérance» à l’égard de la violence a beaucoup reculé. Les images diffusées en boucle depuis samedi donnent le sentiment d’un spectacle très violent. En réalité, il y a eu bien pire dans l’histoire des mouvements sociaux ! Par exemple, à Fourmies, dans le nord de la France, la manifestation ouvrière du 1er mai 1891 a été réprimée dans le sang par la troupe. Bilan : 9 morts. Plus près de nous, les grandes grèves de 1947-1948, présentées comme «insurrectionnelles», ont fait des dizaines de morts parmi les ouvriers. Aujourd’hui, la pacification des rapports sociaux conduit à une rationalisation de l’usage de la force, les policiers sont obligés de maintenir une retenue, ce qui encourage les casseurs. Le pire, pour le pouvoir, serait qu’il y ait une victime côté «gilets jaunes» imputable aux forces de l’ordre.

Il y a un fait nouveau, c’est Internet…

Le mouvement ouvrier a beaucoup fait pour discipliner les luttes sociales. Mais aujourd’hui, en effet, il y a en parallèle une crise de la représentation syndicale et une montée en puissance des médias et d’Internet qui permettent de coordonner le mouvement. Il y a une sorte de démocratisation de l’image, on le voit bien avec ces manifestants ou ces casseurs en train de se filmer. Cela n’a jamais existé de cette façon-là.

Comment expliquer cette explosion ?

On est passé, brusquement, d’une démocratie de parti - depuis la fin du XIXe siècle, la démocratie parlementaire reposait sur des partis qui avaient une vraie autonomie - à une démocratie du public - les politiques dépendent de plus en plus de l’actualité et des sondages. C’est le point commun entre l’élection d’Emmanuel Macron et le mouvement des «gilets jaunes». Il était un outsider, extérieur aux partis politiques, il a gagné les élections en utilisant lui-même les réseaux sociaux. Ceux-ci, et les médias qui relaient l’actualité en continu, donnent de nouveaux moyens pour réactiver la démocratie directe, ce qui nous ramène à une époque antérieure au mouvement ouvrier structuré. Les «gilets jaunes» sont numériquement assez faibles mais d’emblée présents au niveau national. Le plus surprenant pour moi a été de voir l’éclosion brutale d’une multitude de petits groupes hétéroclites dispersés dans des milliers d’endroits différents. Ce qui me frappe dans le retour de cette démocratie directe, c’est la diversité des profils, des genres, des origines et des revendications. C’est une leçon adressée aux syndicats, qui n’ont pas réussi à mettre en œuvre cette diversité.

On est loin de la taxe carburant…

La question de la dignité est très importante, et aussi le refus de l’injustice. N’oublions pas que dans la Déclaration des droits de l’homme figure le consentement à l’impôt. Ce mouvement a deux facettes contradictoires : d’un côté le rejet de la taxe qui alimente le discours libéral classique «non aux impôts», de l’autre le refus de l’inégalité face à l’impôt.

Pourquoi Macron focalise-t-il la colère ?

Dans la conclusion de mon dernier livre, j’ai analysé son livre-programme, Révolution (éd. XO, 2016). J’ai été frappé de constater que les classes populaires n’y avaient quasi aucune place. Dans son panthéon, il n’y a ni Jaurès ni Blum. Qu’un président chargé de représenter tout le peuple français puisse oublier à ce point les classes populaires en dit long sur une forme d’ethnocentrisme qui se retourne violemment contre lui. Ce n’est pas vraiment du mépris, c’est un aveuglement de classe. Il est le représentant des CSP +, passé directement de la banque Rothschild à Bercy puis à l’Elysée, avec la conviction que le pays va s’en sortir grâce aux start-up, aux managers et aux nouvelles technologies. Le fossé avec les classes populaires a été aggravé par le fait qu’il n’avait aucune expérience d’élu politique avant son élection, comme nombre de députés LREM. Voilà pourquoi, de la taxe carburant, on est passé à une explosion de colère avec une personnalisation des choses.

Où sont les portes de sortie ?

Dans le passé, ces mouvements se terminaient toujours dans le sang. Même Georges Clemenceau, référence de Macron, a été haï par le peuple quand il a violemment réprimé la révolte viticole en 1907. Cette façon de liquider une lutte sociale n’est plus possible. Macron pourrait reconnaître qu’il s’est trompé et changer de programme, mais les politiques ont toujours peur de créer des précédents. S’il continue à expliquer que les Français l’ont mal compris, le divorce va s’aggraver. Autre possibilité, la violence se retourne contre le mouvement. Il est souvent arrivé dans l’histoire que la majorité silencieuse se retourne contre des manifestants par crainte de la violence. Cela va se jouer pour beaucoup dans les sondages. Car ce qui fait peur, aujourd’hui, ce n’est pas la révolution, c’est l’opinion publique.

Comment éviter que cela dégénère ?

Le mouvement pourrait prendre une autre tournure s’il était soutenu par des gens capables de proposer d’autres formes de spectacle que la violence. Je pense par exemple que les artistes, menacés par une remise en cause du statut des intermittents, pourraient se solidariser en renouant avec des formes anciennes de contestation populaire qu’on appelait, bien avant les mouvements ouvriers, les charivaris : l’humour permettait de contester le pouvoir en mobilisant le «rire carnavalesque». Aujourd’hui, il faut faire le spectacle pour exister dans l’espace public. Si les «gilets jaunes» utilisaient ces ressources, les lieux de blocage deviendraient des lieux de convivialité, ce mouvement deviendrait encore plus populaire. Un mouvement, on lui donne du sens. Si on laisse les forces violentes et l’extrême droite prendre le dessus, il ne faut pas s’étonner si ça dégénère.