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La beauté et les humiliés

Lien publiée le 11 décembre 2018

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https://www.anti-k.org/2018/12/11/la-beaute-et-les-humilies/

Par Gérard Mordillat, écrivain et cinéaste — 10 décembre 2018 

En Mai 68, la beauté était dans la rue. En Novembre 2018, ce sont les humiliés qui y sont.

Tribune. Il y a plusieurs façons de disqualifier le peuple. La forme médiatique la plus ordinaire est de faire répéter en boucle «populisme !» sur toutes les chaînes, sur toutes les radios. Les journalistes recrutés comme supplétifs du pouvoir politique se font alors accusateurs publics : tout ce que le peuple entreprend, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il réclame, c’est du populisme, du populisme, du populisme. Et le populisme c’est l’horreur absolue pour les bourgeois et les nantis du micro, de la plume ou de la caméra. «Populiste», c’est l’anathème suprême comme «communiste» dans les années cinquante. La classe politique, elle, se gargarise des «extrêmes» pour disqualifier le peuple. Ceux qui manifestent sont des extrémistes, tantôt de droite, tantôt de gauche mais en tout cas «radicalisés», des ultras, des gauchistes, des fachos, des nihilistes. Les extrêmes, c’est la violence, le chaos, le désordre. Et le désordre, c’est l’horreur absolue pour les bourgeois et les nantis du gouvernement, de la chambre ou du sénat, du Medef et de tout ce qui leur ressemble. Mais comme le disait si bien Robespierre : «Peut-on faire une Révolution sans révolution ?»

La peur comme arme de dissuasion massive Quand le populisme et les extrêmes ne suffisent pas, le sarcasme et le mépris sont une autre façon de disqualifier le peuple. Pour les médiatocrates, les éditocrates, les ploutocrates, les gilets jaunes qui tiennent les ronds-points seraient des ploucs, des demeurés plus ou moins avinés qui décidément ne comprennent rien à rien et refusent de saluer tout ce que les bourgeois et les nantis de la start-up nation font pour eux : taxation exceptionnelle des carburants, augmentation du gaz, de l’électricité, baisse des APL, hausse de la CSG, désindexation des pensions de retraite, remise en cause des allocations chômage, ruine du code du travail et destruction des services publics, de l’hôpital, des chemins de fer, de la poste etc. Ces gueux sont trop bêtes pour apprécier les vertus du néo-libéralisme, la beauté de l’optimisation fiscale, de l’évasion du même nom, la grâce des allègements de charges pour l’oligarchie du CAC 40 et autres cadeaux aux plus riches dont on a supprimé l’ISF, cette insupportable verrue sur la joue immaculée des fortunés. Quand le populisme, les extrêmes, le sarcasme, l’outrance, l’injure ne suffisent pas à disqualifier le peuple, reste la peur comme arme de dissuasion massive. Tous les porte-parole du gouvernement, ses domestiques, ses obligés sont mobilisés pour faire peur à ces pieds tendres de gilets jaunes : il va y avoir des morts ! Restez chez vous ! Ne sortez pas ! La police est sur les dents, l’armée aux portes des villes, tout est prêt pour un affrontement sanglant. Un seul mot d’ordre : rentrez dans le rang et obéissez. La tentation autoritaire – voire d’un néofascisme qui n’ose encore se désigner comme tel – affleure sur toutes les lèvres de la macronie déboussolée par la vindicte populaire (le contraire du populisme).L’insurrection, «le plus sacré des droits»

Cette peur que le gouvernement veut propager n’est que le reflet de la sienne propre ; celle des bourgeois, des nantis horrifiés à l’idée de perdre leur fortune et leur pouvoir comme leurs ancêtres du temps de la Commune de Paris. Mais un pouvoir qui a peur de son propre peuple, pour le coup se disqualifie. Et il ne suffira pas de changer M. Philippe, M. Castaner voire M. Macron lui-même pour éteindre l’incendie qui se propage. Un clown chasse l’autre. Il n’y a pas d’autre issue que de restaurer la démocratie sur sa base fondamentale : «Un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.» Face à la surdité et la cécité de ceux qui prétendent nous gouverner, encore une fois, et autant de fois qu’il sera nécessaire, il faut répéter l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme de 1793 : «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.»

Samedi, c’était honteux de voir la police déployée dans Paris comme dans une ville en état de siège, les manifestants cernés place de la République, à Saint-Lazare, sur les boulevards et partout ailleurs. Honteuses les fouilles au corps, les fouilles des sacs. Honteuses les images des lycéens retenus par les forces de l’ordre, à genoux, mains sur la tête comme au Chili sous Pinochet. Honteuses les centaines d’arrestations de gilets jaunes simplement soupçonnés de vouloir en découdre. Madame Lagarde s’inquiète de voir arriver «l’âge de la colère», de telles pratiques gouvernementales feront bientôt sourdre l’âge de la haine. Car ce conflit est un conflit de classe, de haine de classe. Certains font la fine bouche arguant qu’on trouve parmi les gilets jaunes des hommes et des femmes de droite, d’extrême droite, d’extrême gauche, de gauche, de rien et nulle part, des désespérés, des excités, des braillards, des féroces, des mauvais, des bons… le peuple en somme dans sa diversité. Et c’est ce peuple qui s’insurge au nom du plus sacré de ses droits et du plus indispensable de ses devoirs.

Comme l’écrivait Albert Camus : «Il y a la beauté et les humiliés. quelle que soit la difficulté de l’entreprise, je voudrais ne jamais être infidèle ni à l’une ni aux autres.» En Mai 68, la beauté était dans la rue, en Novembre 18, ce sont les humiliés qui y sont. quelle que soit la difficulté de l’entreprise je ne voudrais jamais être infidèle aux combats de ma jeunesse ni à ceux d’aujourd’hui. L’auteur publiera en janvier Ces femmes-là (Albin-Michel), un roman se déroulant lors d’une immense manifestation qui tourne à l’émeute tandis que s’instaure un pouvoir militaire.

L’auteur publiera en janvier Ces femmes-là (Albin-Michel) un roman se déroulant lors d’une immense manifestation qui tourne à l’émeute tandis que s’instaure un pouvoir militaire. Pouvoir que les femmes combattent en première ligne.

Gérard Mordillat écrivain et cinéaste