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Construire des Bases rouges dans le territoire
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https://grozeille.co/%EF%BB%BFconstruire-des-bases-rouges-dans-le-territoire/
Des amis barcelonais nous ont fait parvenir ce texte très intéressant qui restitue l’expérience des « syndicats de quartier » ou « bases rouges » (plutôt issues l’héritage de l’autonomie). Ces bases, qui rassemblent des habitants du quartier autour de problèmes communs, semblent avoir une véritable implantation dans la ville (plus de 20 syndicats de quartier sur Barcelone), souvent en lien avec les comités de défense de la République (CDR, plus de 300 sur le territoire catalan, plutôt versant gauche radicale indépendantiste, très portée sur les questions de démocratie directe et « sociale »). L’esquisse d’une stratégie de lutte qui pourrait être : construire des bases sur le territoire, pour faire tenir les luttes, dans le temps et dans les coeurs.
La rue n’est à personne. On va voir qui la prendra.
Ramon J. Sender, Sept dimanches rouges.
1. Le territoire contre le mouvement.
L’hypothèse du mouvement comme forme centrale de l’intervention politique, pour les forces avec une inclinaison révolutionnaire, a été hégémonique dans la plupart de pays européens ces dernières années. Ceci est une conséquence de notre faiblesse dans ce que l’on pourrait appeler la quotidienneté de notre l’enracinement réel dans le territoire. Nous avions supposé qu’il y aurait périodiquement des explosions qui seraient en mesure de reconfigurer les corrélations des forces d’une façon progressivement avantageuse pour nous. Et ceci aussi bien dans l’Etat espagnol avec le 15M, qu’en France avec la Loi Travail, ou encore en Allemagne avec le G20 ou enfin Catalogne avec le mouvement indépendantiste.
Nous considérions que le moment venu, le peuple se réveillerait et nous rejoindrait. Mais après une litanie de défaites, nous avons dû nous résoudre à accepter l’erreur de cette hypothèse. D’une part, l’irruption de la révolte dépendait excessivement de facteurs extérieurs que nous ne maîtrisions pas. Ceci faisait que nous n’étions jamais à la hauteur des circonstances de cette temporalité imprévisible, ce qui nous empêchait alors d’élaborer une stratégie précise. D’autre part, si ces mouvements avaient une grand capacité à agréger des gens, tant qu’ils allaient croissant, une fois parvenus à leur climax, immanquablement revenait la phase de reflux avec le retour à la maison des nouveaux militants impliqués dans ces irruptions. Et ceci jusqu’au prochain mouvement politique…
A la suite de ces réflexions, dans divers endroits de l’Etat espagnol, nous avons décidé de laisser cette figure du mouvement dans un arrière-plan et de développer une hypothèse territoriale. Il s’agissait d’éprouver davantage les effets de nos formes d’inscription politique, d’avoir notre propre agenda.
Nous considérons que dans les pays du sud de l’Europe l’hypothèse du territoire comme sujet politique qui s’exprime dans la forme du « quartier » c’est la seule manière que nous avons d’ouvrir des brèches.
Dans l’arc méditerranéen, l’offensive capitaliste qui a transformé le territoire en métropole uniforme et indistincte, quelle que soit la singularité des latitudes géographiques, ne s’est pas complètement matérialisée. Nos quartiers préservent leur dimension tellurique, une forte identité qui les distingue les uns des autres. Cette diversité, empêche que les conflits politiques ne s’articulent qu’au seul niveau de la totalité métropolitaine et qu’il soit possible de trouver un autre niveau qui les précède : les quartiers.
A cela il faudrait ajouter que dans les pays du sud l’État social n’a jamais pu se mettre véritablement en place, comme ce fut le cas ailleurs après la deuxième Guerre Mondiale. Des nombreux besoins élémentaires sont couverts par des entités aliènes à l’Etat. En revanche, dans le centre et le nord de L’Europe l’interventionnisme de l’Etat providence a dissout progressivement la possibilité de faire émerger des formes d’intervention politique à partir de la matérialité de ces besoins. Il aura conduit pendant des décennies à la colonisation de tous les aspects de la vie. Tout lien social a été intercepté et surcodé à partir de l’intervention étatique. Il s’en est suivi un accroissement de l’individualisme et la désactivation de toute possibilité de construire une force révolutionnaire à partir de la localisation de nos expériences communes.
Heureusement pour les pays du pourtour méditerranéen, la torpeur de l’Etat rend encore possible l’intervention politique à même l’affrontement de l’expérience imposée par les coordonnées de l’économie, et pas seulement sur un plan purement existentiel. C’est ainsi que même sans stratégie, dans les territoires de la Catalogne, se sont maintenues des traditions très enracinées dans l’associationnisme et le coopérativisme. Ajoutons à cela les coutumes toujours extrêmement vivaces des fêtes populaires avec ce qu’elles comportent comme usage singulier de l’espace public. Celui-ci se transforme alors en une multiplicité de lieux de rencontres et de formes de vie collectives. Tout ceci ouvre la possibilité de formes quotidiennes de résolution de problèmes concrets, aussi bien dans le monde du travail que de l’école, le logement ou autour des questions de genre. C’est par là que des formes d’agrégation entre habitants peuvent avoir lieu. Fomenter la formation de ces nouveaux corps, avec la patience nécessaire pour qu’ils augmentent graduellement en nombre et en expérience, est le seul chemin que nous disposons pour mener un nouvel assaut.
2. Descente dans les profondeurs.
La lutte contre les expulsions des logements a été la méthode utilisé par beaucoup d’entre nous pour nous inscrire dans la réalité des quartiers ces dernières années, ce qui nous a permis de connaître et partager les pratiques et habitudes qui régissent la vie des places et des rues de chaque territoire singulier. Ces nouvelles relations nous ont montré que notre langue et nos codes étaient devenus incompréhensibles et indéchiffrables pour nombre de personnes avec lesquelles nous avons commencé à partager des contacts quotidiens. Au point d’avoir à expliciter des termes devenus pour nous des évidences communes que ce soit les concepts abstraits de classe, de genre ou nos conceptions éthiques pour pouvoir en faire des outils communs dans nos discussions les plus ordinaires. Mais cette relation n’a pas été unilatérale : elle nous a contraint à la réciprocité, les influences se sont partagées, ce qui a transformé nos relations. En descendant vers cette réalité territoriale, il a été essentiel d’être perméable aux changements qu’elle nous imposait, d’accepter de questionner les forme de nos idées politiques – qu’il s’agisse de codes ou de langage, devenus avec le temps totalement imperméables. Nous avons dû transformer radicalement la manière d’expliquer nos thèses politiques afin que des personnes de profils très différents puissent éventuellement les soutenir.
À Barcelone, les groupes et les collectifs de défense du logement ont donc été l’outil central des luttes au niveau des quartiers. Ils ont eu la capacité de briser l’isolement, ce qui n’est pas forcement possible même lorsqu’on dispose de lieux, tels les Casals ou les Ateneus1, qui ne permettent pas forcément de se fondre dans l’hétérogénéité du territoire. Nous avons constaté que si les habitants d’un quartier ne participaient pas à nos syndicats (de quartier), ce n’était pas en raison d’affinités politiques ou personnelles, mais parce qu’ils savaient que s’ils venaient à nos assemblées, des problèmes concrets pouvaient être abordés, partagés et éventuellement résolus. C’est la question du logement qui réveillait alors des situations de conflit avec la plus grande capacité d’agrégation de forces. Ce qui est devenu intéressant, ce n’est pas seulement les expulsions que nous avons pu empêcher, ni les maisons que nous avons squattées, mais l’ensemble des connaissances que nous avons acquises et pu partager sur le territoire dans lequel nous opérons. C’est ainsi que nous avons pu nous familiariser avec la dynamique propre qui régit les différentes quartiers : les points de vente de drogues, les relations que les vigiles des supermarchés entretiennent avec Desokupa2, où vous pouvez vendre des objets volés, qui vend des appartements squattés dans le quartier, dans quels quartiers se déplacent les communautés d’immigrants. Tout ceci est pour nous le début d’une connaissance et d’une perception du maillage des forces cachées qui traversent le territoire en dehors du contrôle de l’État.
3. Articulation politique des forces existantes.
Le territoire n’est pas encore une zone uniforme dans laquelle l’État, avec son armée et sa police, exerce un contrôle panoptique. Au contraire, les quartiers dans lesquels nous vivons sont composés d’une infinité de fragments, de forces qui se rejoignent, se séparent, se heurtent et se recomposent en fonction des circonstances. Au final, nous sommes un fragment de plus, une force qui doit interpréter la direction à suivre pour se développer de manière stratégique. Cela nous contraint à construire la position que nous voulons occuper dans cette hétérogénéité qui se déploie dans nos quartiers.
Le fait que la porte d’entrée de toutes ces interprétations ait été la question du logement nous montre que les faiblesses de l’État espagnol pour résoudre les besoins les plus élémentaires ouvrent des espaces pour agir. Si quelque chose a la capacité de fissurer le capitalisme, c’est notre capacité à construire des formes de vie en mesure de s’opposer à ses formes à lui, c’est-à-dire aux valeurs qu’il impose comme étant les seuls valables pour vivre. Ces autres formes de vie communes ont besoin d’être soutenues pour qu’elles puissent s’épanouir à partir de tous les problèmes où l’État n’a pas la capacité de fournir des solutions.
L’hypothèse à développer doit donc être celle de créer nos propres structures, parallèles à celles de l’État et de combler les lacunes qu’il laisse, en lui arrachant progressivement sa légitimité et sa présence dans les quartiers. En mettant en place, par exemple, une école populaire qui permet la participation des enfants, des familles et des gens engagés dans des collectifs de lutte pour le logement. Cela résout, d’une part, le besoin matériel des familles qui ne disposent pas de revenus suffisants pour inscrire leurs enfants à des activités périscolaires, tout en conférant à la communauté un caractère plus intergénérationnel tout en partageant avec les uns et les autres notre éthique politique. L’ouverture d’une école d’arts martiaux populaire peut permettre que des jeunes, généralement très dépolitisés, s’inscrivent dans la construction de la vie commune du territoire et qu’ils puissent défendre activement le quartier contre les fascistes et la police. Une école d’alphabétisation pour femmes migrantes peut intégrer une population généralement reléguée aux tâches ménagères et leur permettre ainsi de jouer un rôle central dans la résolution de leurs problèmes de logement. Posséder un bar qui sert de point de rencontre dans le quartier, ouvre des possibilités pour se rencontrer dans des situations plus informelles et d’échapper à certaines logiques militantes.
La question pour nous est de développer sur le territoire de la métropole différentes institutions qui relèguent l’État à une position secondaire dans la résolution des problèmes quotidiens. Et la priorité n’est pas tant que ces différentes institutions communes soient les tentacules d’un organe politique spécifique, mais de trouer le quartier en développant une multiplicité opaque aux yeux de l’État. Il s’agit donc de générer un substrat hétérogène et vivant à partir de nos actions, d’avoir l’intelligence politique d’agréger dans des actions communes aussi bien un militant politique d’une autre orientation que la notre, qu’un doctorant qui n’a du temps libre que le week-end, ou encore la travailleuse d’un fast-food qui peut venir un jour par semaine ou un enfant de bobo qui peut contribuer en apportant de l’argent. Il s’agit de devenir ce catalyseur qui a la capacité de rassembler des fragments, de rapprocher des formes de vie qui ne se rencontrent jamais, de mettre en contact toutes les forces qui s’opposent à ce monde : être un nœud entre des positions politiques.
Nous voulons constituer une force qui ne soit pas un sujet concret, fermé, défini, ni un bloc, ni un front, mais un collage articulé sur un territoire, hostile à la police et indéchiffrable pour leurs schémas d’intelligibilité. Un mode de vie qui se maintient matériellement et spirituellement, qui n’a pas la capacité de compter le nombre de membres qui le composent, mais qui a le sentiment d’être illimité.
4. Inverser la gentrification. Devenir prolétaire des quartiers.
La gentrification ravage de nombreux quartiers des villes où nous habitons. Ce phénomène transforme en particulier les centre-ville en coquilles vides. Dans maints endroits des voisins qui ont cohabité toute leur vie sont remplacés par de hordes de touristes qui viennent s’enivrer ou par des gens riches qui veulent posséder un appartement dans une ville ensoleillée comme Barcelone. On constate une rapide transformation de quartiers populaires où les personnes à faibles revenus sont ainsi déplacés sous la pression de la spéculation immobilière et la destruction de leur cadre de vie.
Pour inverser ce phénomène, il est nécessaire d’articuler toutes les forces que nous avons rassemblés au cours de ces dernières années et de transformer les quartiers en territoires hostiles à l’économie. Prendre des mesures contre la gentrification dans les quartiers, s’il n’y a pas des expressions d’hostilité à celle-ci, revient à crier dans le vide. Ce qui compte c’est de nous immerger dans toutes les dynamiques légales et illégales des quartiers afin de les amplifier et de les agréger et leur donner un sens commun territorial. Chris Ealham3 a expliqué ce qui s’est passé à Barcelone il y a un siècle. En raison des fortes racines prolétariennes qui existaient dans les quartiers, la bourgeoisie a dû fuir vers les parties plus hautes de la ville, telles Horta ou Pedralbes, puisque les quartiers du centre étaient devenus des espaces hostiles pour leur mode de vie : ce furent eux qui se trouvèrent « expulsés » vers la périphérie.
Cela signifie en quelque sorte passer à l’offensive une fois que notre enracinement et nos liens sur le territoire est inexpugnable, mais aussi laisser libre cours à de nombreux autres facteurs incontrôlables qui constituent le mode de vie commun que nous générons. Qu’un investisseur doive réfléchir deux fois avant d’acheter un terrain en friche par peur des sabotages, qu’un agent immobilier sache que s’il expulse un de nos voisins, son visage sera affiché sur tous les murs du quartier ou qu’un touriste craigne de se faire voler ses affaires. Ce sont là quelques-unes des expressions concrètes de ce terreau qui doivent être générées dans les années à venir pour inverser la corrélation des forces. Certaines zones du quartier du Raval à Barcelone sont un exemple de cette dynamique, des zones où il n’y a presque plus, et cela n’a pas mis beaucoup de temps, de boutiques cools, de touristes et d’agents immobiliers. Et où la foule plébéienne campe à l’aise même devant le contrôle policer.
5. Construction des bases rouges.
Les thèses développées ci-dessus peuvent être concrétisées par l’hypothèse suivante : construire des bases rouges sur le territoire. C’est-à-dire établir une éthique politique commune qui soit maintenue dans les institutions populaires, telles que les syndicats, les écoles populaires, les bars et les Ateneus. Générer des coutumes et des espaces matériels propres qui s’opposent à l’économie en tant que mode de vie. Convertir cette approche en quelque chose de plausible pour les habitants de nos territoires, développer une éthique qui rend habitable un monde opposé à la morale qui y prévaut. Comme disait Assata Shakur : « Personne au monde, personne au cours de l’histoire, n’a été libérée en faisant appel au sens moral de son oppresseur ». Dans le cadre capitaliste, la capacité à subvertir ses fondements est très limitée, car toute proposition qui tente de les surmonter apparaît comme une utopie, une absurdité irréelle. Notre objectif est la création de Bases Rouges, de ZAD urbaines, c’est-à-dire de territoires régis par des formes de vie et habitudes qui sont de facto des zones de non-droit pour l’État. Ces zones sont la possibilité de créer de nouveaux cadres hétérogènes dont la multiplicité de formes et expressions peuvent ouvrir la possibilité à l’apparition de mondes habitables en dehors de la logique capitaliste.
Notes
1. | ↑ | Les Casals et Ateneus, nés dans la deuxième moitié du XIXe siècle avec l’industrialisation de la Catalogne, ce sont des lieux issus des univers ouvriers, très marqués par les pratiques d’associationnisme libertaires, dans lesquels des travailleurs, des chômeurs partageaient des savoirs. Malgré la tentative de la bourgeoisie intellectuelle d’en faire des lieux apolitiques, ils restèrent très marqués par les luttes d’émancipation ouvrière. Entre les années 90 du siècle dernier et les premières décennies du XXIᵉ siècle, le réseau des Ateneus et Casals, se sont développés à nouveau, souvent liés aux milieux indépendantistes de la « gauche radicale ». |
2. | ↑ | Desokupa, est une entreprise privée à la quelle ont recours des propriétaires, ou des groupes s’adonnant à la spéculation immobilière, pour expulser habitants de logements squattés. Elle s’est fait connaître par ses interventions extra-légales d’une très grande violence. Elle est dirigé par un ex-membre de l’armée serbe et recrute des anciens militaires ou des mercenaires connus par leurs accointances avec les milieux néo-fascistes de plusieurs pays. |
3. | ↑ | Chris Ealham, La lucha por Barcelona. Clase, cultura y conflicto, 1898-1937. Allianza Barcelona, 2005. |