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Les ouvriers ne sont plus dans les usines

Lien publiée le 16 janvier 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Le Monde) Que fait un ministre quand il veut parler d'emploi ? Il se rend dans une usine et enfile un casque de chantier. Non que la majorité des travailleurs soient à l'usine : les ouvriers dans l'industrie représentent à peine deux emplois sur dix en France. En revanche, l'image de la chaîne d'assemblage continue de dominer notre représentation du monde du travail. Et cette nostalgie des " cols bleus " est un problème tant elle nous empêche de comprendre l'économie d'aujourd'hui.

Dans Sleeping Giant : How the New Working Class Will Transform America (" Géant endormi : comment la nouvelle classe ouvrière transformera l'Amérique ", Doubleday, 2016, non traduit), l'activiste américaine Tamara Draut nous invite à un voyage passionnant dans le monde des nouveaux travailleurs – qui n'œuvrent plus à l'usine, mais dans les secteurs de service de proximité. Selon elle, la fonction des travailleurs hier était le plus souvent de " fabriquer des choses ". Aujourd'hui, c'est plutôt de " prendre soin des gens et de les servir ".

La transition numérique explique cette mutation. Les emplois industriels disparaissent car ils sont faciles à délocaliser ou à automatiser. Leur raréfaction, accélérée par le numérique, est la conséquence ultime de l'organisation scientifique du travail – celle-là même qui a longtemps rendu les ouvriers plus productifs et a permis d'améliorer leur -condition pendant les " trente glorieuses ". Les travailleurs des services de proximité, eux, ne sont pas menacés par la transition numérique car le cœur de leur métier, c'est d'interagir avec d'autres personnes. Et il est quasiment impossible de délocaliser ou d'automatiser ces innombrables interactions humaines du quotidien.

Des emplois de mauvaise qualité

Pourquoi cette nouvelle classe ouvrière, celle des services de proximité, n'est-elle pas pour autant reconnue et valorisée ? S'ils avaient lu Tamara Draut, nos ministres, au lieu de hanter les usines, iraient parler d'emploi là où se trouvent les travailleurs : dans les crèches et les hôpitaux, derrière les comptoirs des magasins, dans les cuisines des restaurants ou au centre de formation des chauffeurs Uber à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) – bref, dans tous ces secteurs de service, plutôt urbains, où se concentrent les emplois. Mais il y a trois problèmes.

Le premier, c'est que les emplois dans ces secteurs restent de mauvaise qualité. Les salaires y sont bas, le management, rétrograde, les horaires, décalés, et les conventions collectives protègent peu les travailleurs. Il y a donc une réticence, de la part de nos dirigeants, à chanter les louanges des services de proximité. Personne ne souhaite endosser la façon, souvent déplorable, dont les entreprises traitent leurs employés dans des secteurs comme la restauration ou les services à la personne.

Le deuxième problème explique le premier. Contrairement aux ouvriers dans l'industrie, les travailleurs de proximité ne se sont jamais syndiqués pour établir un rapport de force avec leurs employeurs et obtenir de meilleures conditions de travail. Faute de représentation adéquate, ils sont invisibles pour les pouvoirs publics. Comment améliorer la condition des employés dans la restauration s'ils expriment rarement leurs revendications dans ce sens ?

Le troisième problème résulte des deux précédents. Puisque ces emplois sont de mauvaise qualité, ils sont occupés par des populations plus marginales, moins bien représentées et moins influentes politiquement. Tamara Draut explique ainsi ce paradoxe : nous sommes servis, tous les jours, par des travailleurs de proximité, mais les décideurs, hommes blancs plutôt âgés, ne les voient pas et ne s'identifient pas à eux car ils sont différents : des femmes, des jeunes, des immigrés…

En dépit de ces problèmes, il est urgent d'actualiser notre vision du monde. Dans notre économie plus numérique, les travailleurs ne sont plus dans les usines. A nos dirigeants d'en prendre acte et d'agir en conséquence !

par Nicolas Colin