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Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles

Lien publiée le 23 janvier 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/11618

Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, collection « L’univers historique », 2016, 448 pages, 24 €.

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, tous deux historiens réputés, ont choisi d’associer leurs forces afin de théoriser un champ de plus en plus exploré et en passe d’être solidement légitimé en France, celui de l’histoire contrefactuelle. Débutant par un rappel historique assez complet, ils partent des hypothèses échafaudées par certains historiens antiques, traitent des uchronies littéraires du XIXsiècle pour s’appesantir sur le XXe siècle. Dans le même temps où les scénarii contrefactuels étaient utilisés sans complexe par les historiens anglo-saxons (à l’opposée d’une France marquée par l’influence méthodiste), la scientifisation de la démarche progressait chez les économistes via la cliométrie, jusqu’au tournant opéré par Niall Ferguson à la fin du XXe siècle, axé sur les alternatives plausibles telles qu’elles étaient envisagées par les contemporains du moment étudié. Suivent ensuite des regards partiels sur les déclinaisons nationales de l’histoire contrefactuelle et sur l’uchronie littéraire, sans doute un des chapitres les plus critiquables1.

De manière plus originale, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou s’intéressent aux pratiques des autres sciences sociales, de la psychologie sociale, où le contrefactuel est un élément essentiel du raisonnement, au droit (surtout étatsunien) en passant par la théorie littéraire, la philosophie et même l’astrophysique et la physique quantique ! Difficile toutefois d’extrapoler sur ce qui apparaît avant tout comme des cas isolés. Là où les deux auteurs se font plus convaincants, c’est dans leur défense de l’imagination en histoire, nécessaire afin de combler les manques, de compléter le tableau vivant du passé. Canalisée, elle permet de se mettre à la place de l’autre, ainsi qu’ont pu le pratiquer Georges Duby pour Guillaume Maréchal ou Carlo Ginzburg dans Le Fromage et les vers2. C’est ce qui rend valides des hypothèses comme une attaque d’Hitler sur le Moyen Orient et non l’URSS, ou une fuite réussie de Pompée en Egypte, trop souvent réduite à une manifestation de désespoir. Ainsi qu’ils l’expriment avec élégance, il s’agit pour les chercheurs de « (…) subvertir (…) l’imaginaire de la continuité » (p. 123). C’est également la question cruciale de la causalité qui est concernée, le contrefactuel, pratiqué entre autres par Max Weber, reflétant sa complexité ; la sociologie tend d’ailleurs à intégrer le contrefactuel dans ses modélisations.

Un autre terrain de recherche fécond et prometteur réside dans les « futurs passés », ces projections dans le futur d’un temps donné, telles les utopies sociales des XIXe et XXsiècles. Visant à élargir le débat, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou se penchent également sur les différents régimes d’historicité. La vision cyclique en Chine rejette ainsi le contrefactuel, tout comme chez les Nuer du Soudan ou les Hopi d’Amérique. Néanmoins, les auteurs insistent malgré tout sur la possible universalité du raisonnement contrefactuel, en s’appuyant sur les neurosciences (justifiées par la génétique, au risque de nier le libre-arbitre) et les possibilités permises par les temps futurs du langage. Certains chercheurs expérimentent d’ailleurs des approches différentes, à l’image du « révisionnisme causal » de Ross Hassig, spécialiste des Aztèques, qui imagine d’autres causes aux événements afin d’en mieux comprendre les effets.

Un des chapitres les plus intéressants concerne les usages politiques de l’histoire contrefactuelle. A la fin du XXe siècle, cette démarche fut utilisée aux Etats-Unis par les libéraux et les néo-conservateurs, ainsi que dans le cadre de la judiciarisation de l’histoire à propos de la question de l’indemnisation a posteriori des victimes de phénomènes comme la traite négrière, par exemple. Quant à la tradition politique de gauche, sont rappelées les réflexions de Blanqui dans L’Eternité et les astres3, de Marx ou de Walter Benjamin, ce dernier irriguant les réflexions de nombreux historiens actuels. « A l’heure du présentisme et d’une supposée « crise du futur », l’ouverture des possibles du passé, même à minima, contribue effectivement à ouvrir ceux du présent. » (p. 201). Des applications pratiques sont envisagées sur le cas de la colonisation de l’Afrique, afin de mieux cerner la place des causes structurelles et des actions des différents acteurs, mais sans toujours être suffisamment mises à profit dans toute leur richesse potentielle (quid d’une Afrique non colonisée ?).

Sur la colonisation de l’Amérique, également, John Elliott imagine ce qu’aurait pu donner une conquête de l’Amérique centrale par une Angleterre ayant patronné le voyage de Colomb et devenant par-là monarchie absolutiste. De même, Jared Diamond est allé jusqu’à chercher dans le pléistocène et l’extinction des mammifères en Amérique la cause de la défaite aztèque face aux Européens. Sans oublier l’hypothèse bien connue de Kenneth Pomeranz sur la genèse comparée de la révolution industrielle en Chine et en Grande-Bretagne. Mais ces scénarii ne sont pas exempts de préjugés, bien au contraire, ainsi de ceux qui imaginent un monde bien pire sans l’empire britannique. Il est donc nécessaire de confronter, de comparer les contrefactuels, de les contextualiser avec soin. Le cas de la guerre des Boxers constitue un bon exemple de la possibilité, par le contrefactuel, d’analyser et de déconstruire les récits des uns et des autres sur l’événement.

Autre exemple concret très bien décrit par Quentin Deluermoz, la révolution de 1848 à Paris. L’utilisation du raisonnement contrefactuel permet de mettre en exergue la réforme initialement envisagée, la possibilité d’une régence ou d’une République plus sociale, anticipant la Commune de Paris4. Les révolutions se révèlent de la sorte être des terrains particulièrement propices au déploiement du contrefactuel, y compris sur la forme de la narration. « Elle autorise notamment une appréhension plus fragmentée, analytique et kaléidoscopique, tout en échappant au hasard ou au psychologisme. » (p. 275). C’est surtout dans ces applications concrètes que Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou se révèlent les plus convaincants, échappant de la sorte à des développements souvent touffus et trop théoriques, faisant de leur livre une étape dans une démarche en pleine reconfiguration.

1Distinction discutable entre uchronie et science-fiction (p. 64), erreur sur « L’historionaute » (traité dans mon article « La Grande Pâleur à l’est : les uchronies autour des révolutions russes de 1917 (de 1945 à aujourd’hui) » in Dissidences 16), approximations sur le steampunk (p. 70-71)…

2Une réédition en format de poche vient de sortir ce mois de janvier 2019, Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers, Paris, Flammarion, coll. « Champs, histoire », 2019.

3Les auteurs insistant selon nous à tort sur le pessimisme de cet essai, que nous percevons davantage comme un cri d’espoir. Voir notre recension sur ce blog : https://dissidences.hypotheses.org/2579

4Quentin Deluermoz se révèle toutefois fort pessimiste sur les possibilités contrefactuelles d’une victoire de la Commune, ce qui mériterait discussion.