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Aéroports privatisés, califes courroucés
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://actuelmoyenage.wordpress.com/2019/03/21/aeroports-privatises-califes-courrouces/
Le gouvernement s’apprête à vendre ses parts (majoritaires) du groupe des Aéroports de Paris, donc, très concrètement et très simplement, à privatiser les aéroports de Paris. L’histoire des privatisations est déjà longue de plusieurs décennies. Mais elle reste assez récente, lorsqu’on la regarde à l’échelle du médiéviste, et semble en réalité s’opposer à plusieurs siècles pendant lesquels les dirigeants ont au contraire eu à cœur de garder le contrôle des lieux les plus stratégiques.
Identifier les points vitaux
Au début du XIIe siècle, Ibn ‘Abdûn, un magistrat de Séville, rédige un manuel de hisba. La hisba désigne, en terre d’Islam, le fait de maintenir l’ordre, en particulier au sein des marchés. Le magistrat en charge de cette fonction, appelé muhtasib, s’occupe la fois de collecter les taxes, de vérifier la qualité des produits, de gérer les petits litiges quotidiens, etc.
Dans son traité, Ibn ‘Abdûn explique que les ports, fluviaux ou maritimes, sont les « points vitaux » d’une ville. D’abord, évidemment, parce qu’ils sont nécessaires à son activité commerciale : « le lieu d’exportation des marchandises utiles que les négociants envoient au dehors ». Les ports ont également des fonctions militaires : on y fabrique et on y répare les navires, essentiels à une époque où le contrôle de la mer Méditerranée est encore âprement disputé entre les puissances du temps.
Enfin, les ports sont également les « lieux de refuge pour les étrangers ». C’est en effet dans les ports que se concentrent les marchands étrangers, souvent au sein de comptoirs dans lesquels ils recréent de petites communautés d’expatriés.
Les ports médiévaux ont ainsi des fonctions très proches de celles de nos aéroports aujourd’hui : lieux de passages, de circulations, concentrant des activités cruciales dans le cadre d’une économie globalisée (à une échelle évidemment beaucoup plus vaste qu’au Moyen Âge).
Surveiller et protéger
Ces endroits stratégiques doivent, note Ibn ‘Abdûn, être protégés par le pouvoir. Cela se traduit, très concrètement, par le fait que les ports sont souvent puissamment fortifiés. Entre 915 et 917, les Fatimides fondent par exemple le port de Mahdia, construit comme une forteresse : plusieurs murailles, un bassin entièrement abrité, des mosquées et un palais eux-mêmes fortifiés, etc.
Assez souvent, les bassins intérieurs sont fermés par une chaîne que l’on tend à la tombée de la nuit, afin d’empêcher des circulations clandestines. C’est que les pouvoirs islamiques mettent également en place un ensemble de taxes sur les marchandises et les transactions commerciales, qui accentuent encore la présence et l’investissement du pouvoir dans l’espace portuaire. L’enjeu devient alors de réussir à imposer ces taxes. Le grand voyageur Ibn Jubayr raconte par exemple avoir été intégralement fouillé, et même assez brutalement, en arrivant au port d’Alexandrie : les officiers de la douane vérifient ses poches, ses bagages, etc. Rien de nouveau sous le soleil – on se demande quand même s’ils lui ont confisqué sa pince à épiler…
Ailleurs, les règlements portuaires obligent les marins à laisser au port leurs voiles et leurs ancres : une façon de s’assurer qu’ils ne fileront pas à l’anglaise au milieu de la nuit, avant d’avoir payé l’intégralité de leurs taxes. Celles-ci, souvent très élevées, occupent une place essentielle dans les finances de l’État. À cet égard, les ports médiévaux sont en revanche très éloignés de nos aéroports, dont les espaces de « duty free » sont au contraire exempts des taxes nationales.
Ne pas privatiser
Dernier conseil d’Ibn ‘Abdûn : il faut que ces espaces restent contrôlés par l’État, qui doit par conséquent veiller à ne pas « en aliéner la moindre parcelle ». Sur ce point, il est on ne peut plus clair : « à cet endroit, on ne doit pas trouver de propriétés privées : tout doit appartenir à l’État ».
Cette volonté peut parfois aboutir à des situations extrêmes. Mahdia est par exemple construite sur une presqu’île fortifiée. C’est un véritable bastion pour le souverain fatimide, qui n’a d’ailleurs conquis la région que récemment. Tout l’espace portuaire appartient exclusivement au calife : la population qui y travaille doit regagner le faubourg de Zawīla, hors des murailles, quand la nuit tombe.
Si cet exemple reste isolé, la plupart des ports méditerranéens reflètent un investissement très fort du pouvoir. Il y impose ses bâtiments – fortifications, arsenal, douane, hôtel de la monnaie –, ses officiers, ses règlements. Il veille en général à garder le contrôle des endroits les plus stratégiques (les portes, les quais).
L’idéal que fixe Ibn ‘Abdûn relève du normatif, pas forcément des pratiques réelles. Dans la ville d’Acre, par exemple, le roi de Jérusalem concède peu à peu des morceaux du port et de la muraille à plusieurs acteurs « privés », pour se décharger d’une partie du coût de l’entretien…
Il serait évidemment anachronique de parler de « nationalisation » pour cette politique : non seulement l’idée de nation n’existe pas encore, mais surtout on ne peut parler d’État à l’époque médiévale qu’avec de nombreuses précautions. Le pouvoir en tout cas ne se définit pas à l’époque – ou en tout cas pas entièrement – comme une entité « publique », opposée à des intérêts « privés ». Ibn ‘Abdûn ne parle d’ailleurs pas du tout de l’intérêt des usagers, ou encore des travailleurs, uniquement de la puissance de l’État.
Reste que sa leçon semble frappée du coin du bon sens : quand on possède un espace extrêmement rentable et stratégique, on le garde. La vente des aéroports de Paris aurait probablement fait sourciller les califes fatimides. Et, quand Bruno Le Maire explique au Sénat que cette vente permettra à terme à la France d’être dans le « camp des vainqueurs », nul doute que les califes médiévaux auraient bien rigolé. Avant, évidemment, de se porter acquéreurs de ces espaces si stratégiques que l’on s’apprête à brader au plus offrant… et au détriment de l’intérêt commun.
Pour en savoir plus
- Dominique Valérian, « Le pouvoir et les espaces portuaires dans le Maghreb médiéval », dans François Clément, John Tolan et Jérôme Wilgaux (dir.), Espaces d’échanges en Méditerranée, Rennes, PUR, p. 77-88.
- Séville musulmane au début du XIIe siècle. Le traité d’Ibn ‘Abdun sur la vie urbaine et les corps de métiers, trad. Evariste Lévi-Provençal, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
- Miriam Frenkel, « Medieval Alexandria. Life in a Port City », Al-Masâq, vol. 26, n° 1, 2014, p. 5-35.
- Christophe Picard, La Mer des califes, Paris, Seuil, 2015.