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Les intellectuels malades de la peste

Lien publiée le 1 avril 2019

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« Comme dans la fable, le mouvement des gilets jaunes était une peste, mal qui répandait la terreur, et faisait aux riches la guerre. Plus d’amourplus de joieils n’en mourraient pas tous mais tous étaient frappés. »

Pour conclure son grand débat en grande pompe, le chef de l’état avait convié, en son palais, soixante-cinq grands intellectuels triés sur le volet. Bien que retransmis en direct sur France Culture, et annoncé comme un événement inédit, le naturel revint au galop et de débat il n’y eut point. On assista plutôt à une version moderne de la fable de La Fontaine « Les animaux malades de la peste », interminable (huit heures), soporifique et surtout incomplète, faute de candidat pour jouer le rôle de l’âne.

Comme dans la fable, le mouvement des gilets jaunes était une peste, mal qui répandait la terreur, et faisait aux riches la guerre. Plus d’amourplus de joieils n’en mourraient pas tous mais tous étaient frappés. Il était temps, donc, que le Président suive l’exemple du Lion et tienne conseil avec ceux, qui, comme lui, écrivent dans des livres et pas sur les murs.

En cette soirée « inédite » le roi parla le premier. Sur l’air de « Mes chers amis », il remercia tout son monde d’être là, et rappela le contexte en des termes qui ne pouvaient que flatter son assistance : « Le problème étant un peu le symptôme apparent. », s’exclama le roi, il doit bien y avoir « derrière le symptôme, quelque chose qu’il nous faut caractériser », un « mal français », voire « civilisationnel ». La messe ainsi dite, il n’y avait plus pour chacun que de passer à confesse car l’Histoire nous apprend qu’en de tels accidents, on fait de pareils dévouements.

Ainsi fit le souverain, pour montrer l’exemple, non sans avoir préalablement rugi sur la plèbe et montré les crocs en évoquant ses champs Elysées tout saccagés. Du pauvre, il en a dévoré pour satisfaire son appétit glouton, autant que le Lion du mouton, avoua-t-il, et même lui est- il arrivé quelquefois de manger le Berger, ce corps intermédiaire. C’est la nature libérale de son règne, semblait-il conclure, quand Pascal Bruckner, pressé de jouer le Renard, l’interrompit presque.

Face à un « coup d’état au ralenti »« un pays en état d’effondrement progressif », il faudrait même « une réaction un peu plus ferme », « Est-ce que Paris sera enfin débarrassé des gilets jaunes ? ». Ainsi dit le Renard et flatteurs d’applaudir sous la forme d’un silence approbateur.

La mécanique des questions était lancée. Chacun, n’osant trop approfondir, ni du sociologue ni du climatologue, ni des autres puissances, les moins pardonnables offenses, offrait au Président matière à asseoir son pouvoir et à marteler la divine légitimité de son appétit. N’avait-on pas un peu trop forcé la dose sur l’austérité ? s’aventura toutefois Dominique Méda, suggérant timidement un grand plan d’investissement... Sourire du roi, regard complice... Et pourquoi pas raser gratis pendant qu’on y est ?

Daniel Cohen confessa qu’en matière de ruissellement, il y avait toujours eu deux scénarios possibles : un A et un B. Les économistes ne savaient plus si l’on était dans le A ou dans le B, tandis que les marchés financiers préféraient le B... alors qu’il lui semblait nécessaire de rester dans le A... Bref, « dans le doute », conclut-il, « peut-être ne pouvait-on faire l’économie d’une réflexion sur la fiscalité du patrimoine ? »On sentit quelques gouttes de sueur ruisseler sur le front de l’économiste atterré par sa propre témérité et un frisson parcourut l’assemblée. Le baudet ? Déjà ? C’eût été précipiter le scénario que de sacrifier l’âne si tôt. Beaucoup n’avaient encore point parlé et la soirée ne pouvait ainsi s’arrêter sans qu’ils se fassent remarquer.

Le Roi vola à leur secours, enchaînant « mécanisme profond » et « stimulus » pour disculper le frondeur et expliquer que « taxation du capital » était une vaine formule à bannir du champ

lexical. Ainsi les autres cadors de la discipline, qui avaient autrefois soufflé son programme libéral au Roi et s’étaient querellés pour une décimale sur le PIB, purent s’exprimer et, au dire de chacun, ils étaient de petits saints, aussi soucieux de la dette publique et de l’écologie qu’admiratifs de leur souverain.

Valse des questions, litanie des réponses du Président, on s’ennuyait ferme, la grand-messe prenant des allures de galerie des glaces. Chacun portait sa discipline comme un miroir dans lequel le monarque s’admirait. Entre flatteries et flagorneries, contagion des « je vous remercie de votre invitation, Monsieur le Président », on rit parfois de ce concours Lépine des formulations.

On entendit très sérieusement le terme de « giletjaunologie ». Que recouvrait-il ? Une étude balistique du flash-Ball ? La façon de rééduquer des lycéens à genoux et mains sur la tête à l’ordre républicain ?

Le summum fut atteint quand, sur le toit du monde, Emmanuel Macron toisa les courtisans d’un « je fais avec vous de la maïeutique à ciel ouvert ». Socrate la faisait-il à ciel fermé ? Ou l’être suprême voulait-il simplement dire qu’il réfléchissait au grand jour, c’est-à-dire en public ? Toujours est-il que cela plongea Fréderic Worms et les autres disciples de la sagesse dans un redoutable syllogisme, qu’énonçait déjà en son temps La Bruyère : leur condition les dispensant de tenir leurs promesses, il en coûte si peu aux puissants à ne donner que des paroles, qu’ils font finalement preuve de modestie à ne rien promettre. On admira la façon dont le philosophe se sortit de ce pétrin et botta en touche, tout en cherchant lui aussi l’air de l’altitude : « Dans la tradition française, l’intellectuel est celui qui articule la science et les principes ».

D’autres après lui se laissèrent aller à des passions plus tristes. Ainsi des géographes qui sans surprise devisèrent carte et territoire, étant bien entendu que le roi leur concédait le papier, conservant pour lui la terre et ses richesses. Heureusement, un prix Nobel de médecine se félicita des progrès de l’immunologie contre les mélanomes, et cette seule bonne nouvelle réjouit tant l’assemblée que l’on en oublia, avec le mandarin, la misère de la psychiatrie, les urgences saturées, les déserts médicaux, tout cela en pleine réforme de la santé. Euphorie, quand tu nous prends.

Le seul qui faillit braire au milieu des psychés fut le prix Nobel de physique Serge Haroche. En bon matérialiste, il posa sur la table le misérable salaire du jeune chercheur après 10 ans d’études. Malheureusement, la charge subversive de sa remarque se trouva quelque peu désamorcée par une sortie de route « nucléaire » de son pair, l’illustre physicien Claude Cohen-Tannoudji, sur laquelle on n’épiloguera pas, eu égard à son grand âge et au respect que l’on porte à ses travaux. Privé du rôle titre par une castration paternelle, ou sauver in extremis du sacrifice par le père (c’est affaire d’interprétation), Haroche fut de toute manière insolemment snobé par la réponse du souverain, qui plutôt que causer salaire choisit de parler « benefits », reprenant la novlangue d’Aurélie Jean, adepte de la start-up nation et spécialiste d’intelligence artificielle. Bon prince, le Président se prêta au jeu du deep learning et répéta mot pour mot l’algorithme délirant de la chercheuse. Oui, la France est un pays attractif pour les chercheurs américains qui, s’ils ne peuvent se réjouir du salaire, découvriront les merveilles du service public hexagonal : éducation, soins, transports sont non seulement gratuits, mais de qualité. User de l’imparfait leur sembla à tous les deux superflus.

On était sur le point de s’assoupir avec une aspirine et la nostalgie de ce que le terme d’intellectuel avait pu en d’autres temps signifier, quand un gargouillis soudain nous est venu de notre propre estomac. Eurêka ! Enfin une idée émergeait en nous à l’écoute de cette soirée : l’intellectuel est un être qui ne mange pas. Que l’on en juge : ils sont venus à 18 h, sont repartis à 2h du matin, paraît-il, et pas même une petite collation ne leur fut servie. Les nourritures spirituelles suffisent à ces gens-là, et il n’est pas étonnant dès lors, qu’ils se sentent si peu concernés par les fins de moi(s).

Il nous faut pour conclure, avouer à notre tour un péché. Comprenant que la fable n’irait à son terme, nous nous lassâmes de brouter sur la largeur d’une langue cette herbe tendre du débat, et puisqu’il faut parler net, nous abandonnâmes ces intellos malades de leur souverain. Ils pourraient toujours crier haro sur les pelés et galeux que nous sommes, nous connaissions la morale : selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou jaune.

Jérôme Plon