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Ruffin et Perret filment les Gilets jaunes : "ils ont rouvert un imaginaire politique"

Gilets-jaunes Ruffin

Lien publiée le 3 avril 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Ruffin et Perret filment les Gilets jaunes : «<small class="fine"> </small>ils ont rouvert un imaginaire politique<small class="fine"> </small>»

Avec « J’veux du soleil », François Ruffin et Gilles Perret font entendre la parole de Gilets jaunes filmés dans leur quotidien. Un road movie qui veut raconter la « fraternité » des ronds-points et saisir « ce moment particulier de l’Histoire de France », pour propager la mobilisation. Reporterre propose une critique du film, qui sort ce mercredi en salles, et un entretien avec ses auteurs.

« Il n’y a même pas de gilet jaune dans cette bagnole ! » Tout commence dans une vieille Citroën Berlingo, la pluie picarde dégoulinant sur le pare-brise. Au volant, le journaliste-député François Ruffin, filmé par le réalisateur Gilles Perret. Ils forment le duo complice de ce road movie improvisé. Ce qui les pousse à partir en ce mois de décembre 2018, alors que l’un doit débattre du budget de la France à l’Assemblée nationale et l’autre réaliser deux films ? Le mouvement des Gilets jaunes, surgi quelques semaines auparavant sur les ronds-points.

Un départ un peu précipité, six jours de tournage d’Amiens (Somme) à Montpellier (Hérault), une vingtaine de ronds-points visités et des dizaines d’entretiens. Le documentaire a été tourné dans l’urgence, sans autre moyen que la caméra de Gilles Perret et la gouaille de François Ruffin, puis monté tout aussi rapidement, en quelques semaines. Le résultat est un peu artisanal, certes, parfois monté brutalement, mais qu’importe. Il fallait aller vite, saisir « ce moment particulier de l’Histoire de France », dira Perret, où « la brèche s’ouvre pour laisser entrer la lumière », ajoutera Ruffin. Et si le film commence sous les gouttes d’eau, c’est bien d’étincelle, d’espoir et de joie dont il est question. Le documentaire, qui sort sur les écrans le 3 avril, s’appelle J’veux du soleil !, référence à la chanson du groupe Au p’tit bonheur, reprise par une des Gilets jaunes.

« Peut-être qu’on va changer le cours de l’Histoire, ouvrir la porte, et derrière, j’y vois du soleil, un soleil jaune fluo », glisse aussi Cindy, rencontrée à Privas, en Ardèche. Cindy, qui ne quitte plus son gilet — « même à la maison, on ne sait jamais si on va recevoir »— et raconte, face à la caméra, les galères quotidiennes pour nourrir sa famille depuis que son compagnon est en arrêt maladie. C’est aussi face caméra que Loïc explique qu’il déjeune grâce à la pizza gratuite que lui offre son patron, que Corinne détaille comment elle organise bénévolement des lotos afin de récupérer quelques cartes Auchan pour faire ses courses, que Natacha relate les boulots inappropriés qu’on lui demande d’exercer alors qu’elle est handicapée. Le documentaire est d’abord une collecte de ses paroles trop peu médiatisées, un témoin de ce « grand déballage » qu’a permis le mouvement des Gilets jaunes, un « me too des classes populaires », résume François Ruffin.

D’un côté les gentils, et de l’autre, les méchants. Enfin, surtout, LE méchant 

Mais il n’y a pas que ça. Dans la fumée des merguez grillées, dans l’immense portrait peint d’un « Marcel, retraité et Gilet jaune » à Dions (Gard), dans le plaisir enfantin de ceux qui, à Arsy (Oise) ou à Mâcon (Saône-et-Loire), construisent des cabanes, il y a la joie d’être et de faire ensemble. Les mots de « fraternité » et d’« entraide » reviennent d’une ville à l’autre, non comme une revendication mais comme la découverte simultanée d’un trésor simple, accessible et galvanisant. Certains deviennent une « famille », d’autres, comme ce jeune couple s’embrassant sur le blocage d’un péage dans les Bouches-du-Rhône, trouvent l’amour.

D’un côté les gentils, et de l’autre, les méchants. Enfin, surtout, LE méchant. Il apparaît à l’écran, fugacement. Ici, lors de sa phrase sur les chômeurs qui n’ont qu’à traverser la rue pour trouver du boulot ; là, tournant le dos aux Gilets jaunes d’Albert (Somme) venus le rencontrer. Malicieux, les deux réalisateurs livrent le président en pâture à la vindicte des spectateurs. Les extraits sont soigneusement choisis, judicieusement égrainés. Les ficelles sont grosses, mais le procédé fonctionne. Et Emmanuel Macron apparaît en négatif de tout ce qu’incarnent les occupants des ronds-points. Son hypocrisie face à leur sincérité, son mépris face à leur solidarité. Sa froideur face à leur enthousiasme.

Car il est question de ferveur de vivre dans J’veux du soleil. D’insurrection, de révolte même. Pour François Ruffin, deux scènes illustrent le « caractère prérévolutionnaire du moment ». Il y a ce papy mâconnais qui imagine comment prendre les Champs-Élysées à l’aide d’immenses barricades en taule. Et cette auxiliaire de vie non loin d’Aix-en-Provence qui va de nuit piquer des plots afin de bloquer le péage. « Ils ont basculé de la normalité vers la radicalité », dit le journaliste-député, citant Lénine : « Une situation prérévolutionnaire éclate lorsque ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus et ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas. » Mais, depuis ? Les deux compères rêvent que leur film soit plus qu’un documentaire historique sur ce « joyeux temps des cabanes », qu’une archive vidéo de ce mois de décembre 2018. Ils le rêvent outil de mobilisation, et levier d’action. Ils veulent le diffuser au plus vite partout en France, et sans attendre la sortie nationale, ils multiplient les avant-premières. Mais « un bélier ne sert que s’il est porté par des gens », glisse François Ruffin.


« Cet automne et cet hiver, le mouvement des Gilets jaunes a rouvert un imaginaire politique » 

  • Entretien avec Gilles Perret et François Ruffin

Reporterre — Comment s’est passé le tournage ? Le documentaire nous laisse penser que vous avez vécu un bon moment !

François Ruffin — On partait avec beaucoup de craintes, parce qu’on était un élu et une caméra. En fait, on a été très bien accueillis. On a passé six jours sur un petit nuage.



Comment avez-vous choisi les ronds-points ?

François Ruffin — Dans la Somme, on avait mon repérage. Mâcon, c’était au pif. Annecy, c’était son coin [celui de Gilles Perret], et après, il y a des ronds-points qui avaient été repérés par un copain en Ardèche et par un autre dans le Sud. On allait sur un rond-point, puis on nous disait, tiens, il y en a un autre là. On en a fait plus d’une vingtaine.

Gilles Perret — Les gens nous ont fait confiance, nous ont ouvert leur cœur et leur foyer. Le projet du film c’était d’aller dans l’intimité des gens. Il faut un sacré niveau de confiance pour exposer publiquement ses misères et ses contraintes de vie.



Quel était votre but en faisant ce documentaire ?

François Ruffin — Cela fait 20 ans que je rencontre ces personnes qui sont dans le film. Mais elles chuchotaient dans leur appartement, elles avaient honte d’avoir leur frigo trop vide, de ne pas pouvoir mettre leurs enfants en centre de vacances, ne pas pouvoir accéder au bonheur conforme. Elles demandaient une garantie d’anonymat, qu’on change les prénoms, pas de photo, encore moins de caméra parce qu’il ne fallait pas être reconnu dans le quartier ou le village. Et là, les invisibles sont devenus hyper visibles en enfilant un gilet jaune et en se pointant sur un rond-point. Ce sont les muets qui deviennent bavards, les résignés qui deviennent pleins d’espérance. Ce moment-là, j’avais décidé de l’immortaliser. Je voulais faire un livre, et Gilles a débarqué et m’a proposé de faire un film en plus.

Gilles Perret — Je m’intéresse à l’histoire sociale et aux gens les plus faibles dans la société, je ne voulais pas non plus passer à côté de ce moment-là. J’étais sur deux autres films, ce n’était pas du tout prévu dans l’emploi du temps. Puis, on s’est croisés par hasard avec François…

François Ruffin — La révolution n’attend pas.

Gilles Perret — Trois jours après, on partait sur les routes. En ce qui me concerne, politiquement, je voulais redonner un visage humain à ces gens qui étaient traités de tous les noms par les éditorialistes, par ce parisianisme et cet élitisme qui regardaient ce mouvement de loin en se pinçant le nez.

Gilles Perret : « À Annecy, quand Khaled nous dit “On a souvent les larmes aux yeux”, ce n’est pas du cinéma. C’était très rassurant de voir à quel point l’être humain a besoin de fraternité et, quand il la trouve, à quel point ça le transforme. »

Tous les deux, vous le disiez, cela fait déjà des années déjà que vous allez chercher cette parole. Avez-vous appris, entendu des choses nouvelles ?

François Ruffin — C’est un film d’amour des gens, c’est un film d’aventure, et on ouvre cela comme un paquet surprise. Sur le premier rond-point où on a tourné, à Albert [Somme], une dame nous a expliqué qu’elle aide à faire des bingos pour gagner des cartes Auchan et que c’est avec cela qu’elle nourrit sa famille, je ne l’avais jamais entendu. Le mec juste après nous raconte qu’il vient de manger parce qu’il a une pizza gratuite dans sa pizzeria, sinon cela faisait trois jours qu’il n’avait pas mangé, je ne l’avais jamais entendu. Après, le sentiment que je n’avais pas mesuré, c’est le désir de fraternité des gens.

Gilles Perret — À Annecy, quand Khaled nous dit « On a souvent les larmes aux yeux », ce n’est pas du cinéma. C’était très rassurant de voir à quel point l’être humain a besoin de fraternité et, quand il la trouve, à quel point ça le transforme. Parce que ce n’est pas une idée que l’on porte dans notre société aujourd’hui. Chacun doit se démerder, prouver, être en concurrence avec l’autre, réussir matériellement. Et là, finalement, ce qui était le plus important pour ces gens, c’était d’être ensemble et d’être reconnus.

François Ruffin — Les ronds-points, c’est un décor un peu à la Mad Max. Ces braseros, j’ai vu les mêmes à chaque fermeture d’usine. Il y a une espèce d’imaginaire post-industriel. Cela donne l’impression de vivre une séquence d’effondrement, comme dans le livre de Pablo Servigne. Le début de la crise des Gilets jaunes, c’est la hausse du coût du gasoil, donc c’est lié à la raréfaction des matières premières.



Et vous l’avez senti ce sentiment d’effondrement, même s’il est plus social qu’écologique, chez les gens rencontrés ?

François Ruffin — Ils vivent en tout cas une désagrégation depuis déjà longtemps. Ce quart monde exclu de l’univers salarial, paupérisé, gagne du terrain. Si 50 % des Français se sont reconnus là-dedans, c’est que cette inquiétude est devenue massive dans la société.

Mais les ronds-points, c’est le moment où ce sentiment de désagrégation se retourne en espérance de transformation sociale, de justice, de lutte contre l’oligarchie. La France d’aujourd’hui est traversée par un désir d’autre chose. Après, il y a eu une absence des intellectuels — des philosophes, des poètes, etc. — dans le mouvement, ce qui n’a pas permis de mettre les mots sur un au-delà de ce que les Gilets jaunes pensaient eux-mêmes. Les gens ont un désir d’autre chose mais cela reste vague et confus. Ce serait bien que d’autres intellectuels s’en mêlent.

François Ruffin : « Cet automne et cet hiver, le mouvement des Gilets jaunes a rouvert un imaginaire politique. En s’installant sur les ronds-points, en enfilant le gilet jaune, en ne les quittant pas le soir, en construisant des cabanes, en allant sur les Champs-Élysées, pour plein de raisons. »

Cela ne ressort pas dans le film, mais avez-vous discuté de thématiques écologiques avec les gilets jaunes rencontrés ?

Gilles Perret — Cela ne ressort pas dans le film car l’objet n’était pas de faire un catalogue de revendications. Mais chaque rond-point faisait son tract. Quasiment tous avaient un chapitre consacré à l’écologie. Cela montre bien que ce ne sont pas des pauvres qui s’en foutent de la planète et veulent juste payer moins cher leur gasoil.



Avez-vous des nouvelles des ronds-points où vous vous êtes rendus ?

Gilles Perret — Beaucoup de ronds-points ont été détruits, reconstruits, etc. À Annecy, non seulement ils ont détruit le rond-point, mais ils l’ont arrosé de purin, pour être sûrs que les Gilets jaunes ne reviennent pas. C’est dire la considération pour ces gens-là.

François Ruffin — Le pouvoir a choisi de détruire le lieu où se retisse le lien. Après, ce n’est pas la peine de venir nous parler de retisser le lien social. L’endroit où cela se faisait, ils ont décidé d’y passer le bulldozer.



Quel avenir voyez-vous pour le mouvement des Gilets jaunes ?

François Ruffin — Cet automne et cet hiver, le mouvement des Gilets jaunes a rouvert un imaginaire politique. En s’installant sur les ronds-points, en enfilant le gilet jaune, en ne les quittant pas le soir, en construisant des cabanes, en allant sur les Champs-Élysées, pour plein de raisons.

Aujourd’hui, tout cela s’est installé dans une forme de routine qui appartient au paysage. Il faut donc absolument, à nouveau ce printemps, rouvrir de l’imaginaire. Autant on ne savait pas pourquoi on faisait le film au départ, autant je sais pourquoi on l’a monté aussi vite et on le montre aussi vite. C’est pour qu’il puisse apporter de l’imaginaire. Un souffle.

  • Propos recueillis par Marie Astier

  • J’veux du soleil, film documentaire de François Ruffin et Gilles Perret, France, 2019, 1 h 16.