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Quelle critique du travail ? David Graeber et "les jobs à la con"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://ddt21.noblogs.org/?page_id=2193
« Je fais un boulot à la con… » De l’expression d’une réaction spontanée contre une situation invivable, le sociologue a le pouvoir de faire un concept qui se veut explicatif.
Dans un livre récent (voir « Lectures »), David Graeber théorise la part d’inutilité et même de vacuité dans le travail : temps employé à ne rien faire, littéralement, ou à des tâches qui ne servent qu’à remplir artificiellement des heures de présence, ou à des occupations sans rapport avec ce qu’est censée être son activité, et qui nuisent à cette activité. Mais à mettre ainsi sur le même plan l’avocat fiscaliste et sa réceptionniste, que peut-on comprendre ? Au bout du compte, l’analyse obscurcit plus qu’elle n’éclaire la réalité du travail.
* * *
Un article publié par D. Graeber en 2013, et rapidement traduit en une quinzaine de langues, lui a valu une avalanche de témoignages spontanés, entraîné la création de blogs, inspiré une campagne d’affichage sauvage dans le métro londonien, sorte de prise de conscience quasi planétaire de l’importance grandissante des emplois que l’auteur réunit sous le nom de bullshit jobs, en français « jobs à la con ». Les cas sont aussi nombreux que disparates : assistant en Ressources Humaines qui dans son bureau surfe sur des vidéos pendant des heures, vendeur qui attend le client, travailleur social qui remplit plus de formulaires qu’il n’aide de personnes en difficulté, statisticien qui compile et enregistre des données que nul ne lira, infirmière contrainte de passer de longs moments à entrer des données sur ordinateur au détriment des soins…
Paradoxalement, au moment où l’on s’acharne à densifier le travail, à éliminer les pauses, où l’informatisation aide à tout compter au plus juste, où le gain de temps devient obsessionnel, on dirait que l’entreprise force d’elle-même certains salariés à des heures d’inactivité, créant ainsi de l’oisiveté en son propre sein. Initialement, D. Graeber estimait à 20 % la proportion d’emplois (avant tout parmi « les cols blancs », on y reviendra) qu’il a choisi d’appeler bullshit jobs : au vu du flot de courrier qu’il a reçu, l’anthropologue et militant se décide pour un chiffre nettement supérieur.
Qu’en conclure ?
* * *
« Mon père et ma mère me disaient qu’il n’y avait pas que le travail dans la vie.
Je ne les croyais plus.
Le travail conditionnait tout. »
(Désintégration)
Dans un livre entièrement consacré au travail, jamais D. Graeber ne s’interroge sur sa nature.
D’abord, de quelle inutilité ou vacuité parlons-nous ? Le gestionnaire de portefeuilles et le lobbyiste sont indispensables à la société où nous vivons. Les emplois tertiaires qualifiables d’inutiles ont leur fonction – tant économique que sociale, et il est impossible de séparer les deux. A partir d’une comparaison entre six métiers (banquier, puéricultrice, publicitaire, conseiller fiscal, agent de nettoyage à l’hôpital et recycleur), une étude britannique bien intentionnée suggérait en 2009 de remplacer la « plus-value » par la « valeur sociale », en payant chacun et chacune selon son apport mesurable au bien-être général. Encore faudrait-il pouvoir faire le tri. Aux États-Unis, conduire un camion (un des emplois les plus fréquents en ce pays) semble plus « utile » que de concevoir des publicités, mais le transport routier de 70 % des produits de consommation (souvent d’une nécessité discutable) aggrave une pollution qui nuit à tous. Et si l’université, au contraire de la Bourse par exemple, passe pour un lieu de savoir émancipateur, la nécessité d’un département d’économie-gestion n’a d’évidence que dans une société capitaliste.
La prolifération d’activités qualifiables d’inutiles, voire néfastes, est inévitable : les phénomènes rapportés dans l’ouvrage de D. Graeber ne prennent leur sens qu’en remontant à la structure fondamentale qui les encadre, le rapport capital/travail salarié, et l’impératif du capital de se valoriser par la mise au travail productif d’hommes et de femmes obligées de se salarier.
La recherche de productivité est une constante du capitalisme, qui systématiquement baisse les coûts de production, en particulier le coût du travail. Mais cette quête, qui fait l’originalité et l’extraordinaire dynamisme de ce mode de production, crée son propre parasitisme en multipliant les emplois non directement productifs de valeur, et à l’intérieur même du travail productif les moments « inutiles » en fait très nécessaires au fonctionnement du système.
Depuis plus d’un siècle les emplois tertiaires se surdéveloppent bien au-delà de leur apport à la rentabilité. Que le capitalisme soit « managérial » ou « actionnarial », la productivité maximale n’exclut pas un parasitisme. Le taylorisme avait créé sa bureaucratie de chronométreurs, petits chefs sur la chaîne, superviseurs, statisticiens, publicitaires, psychologues d’entreprise… Le capitalisme contemporain multiplie les communicants, design managers, community managers, contrôleurs-qualité, créatifs, chargés de mission, animateurs… sans oublier l’armée d’experts, d’économistes, d’ergologues et de sociologues payés pour les étudier. L’« improductif » tend à s’autonomiser. Et quand l’université et l’hôpital sont de plus en plus gérés comme des entreprises, et les services publics de plus en plus privatisés, il est normal qu’ils reproduisent les traits « parasitaires » du monde des affaires.
Si l’infirmière « perd » sur l’ordinateur des minutes qui vont lui manquer pour s’occuper des malades, c’est que dans un hôpital fonctionnant sur le modèle d’un business, la mesure de tout, le découpage des gestes et leur enregistrement informatisé s’imposent dans un service de soins comme dans un atelier de montage. Classifier, numéroter, numériser : le XIXe siècle avait la manie des statistiques, le XXIe ne saurait vivre sans algorithmes. Chacun ou chacune devient chronométreur de soi-même, et son ou sa propre secrétaire. A la minute ou à la seconde près, le gestionnaire sait quand telle infirmière a administré tel médicament à telle malade, et c’est finalement plus important que le traitement lui-même.
D. Graeber ne voit « aucune raison » à ce que l’employée chargée du nettoyage de sa fac soit précarisée et mal payée. Il y a au contraire à cela une excellente raison : la rentabilité.Comme de nombreuses entreprises, l’université préfère sous-traiter ces activités à des sociétés qui embauchent à sa place un personnel moins cher et plus facilement licenciable.
« moi qui avais espéré que mon diplôme d’excellence
serait au moins crédité ici d’une certaine rareté,
je ne trouvais rien et finis par passer des entretiens d’embauche pour des ménages. »
(Désintégration)
* * *
Les « jobs à la con » recensés par David Graeber concernent rarement « la production » car, pour lui, nous serions entrés dans une économie de la connaissance où prime l’immatériel : les secteurs du FIRE (Finance-Insurance-Real Estate, ce dernier représentant l’immobilier) l’intéressent donc plus que l’industrie manufacturière, et l’enseignement plus que le bâtiment.
« Ils scintillaient de ce faux négligé branché ayant cours à peu près partout dans la grande ville, qui va de pair avec ces professions ou des occupations sans obligation d’uniforme. »
(Désintégration)
A se demander si nous vivons dans le même monde que D. Graeber. En France, ouvrières et ouvriers occupent environ 20 % des emplois, et les « petits employés » également 20 %. Ce qu’il y a de pénible dans le travail de l’aide-soignante, du manutentionnaire, de la caissière de supermarché, de l’ouvrier d’entretien, du chauffeur-livreur et de la laveuse de vitres, ce sont moins les moments creux d’oisiveté forcée, que la pression des cadences, la densité des tâches et la brièveté des pauses : parions qu’elles et ils accueilleraient sans déplaisir quelques minutes de « temps mort ».
Curieusement, l’unique fois où le livre se penche sur un cas concret (p. 249-251), il s’agit d’une usine, et l’exposé des faits par l’auteur dément sa propre thèse.
En 2010, environ 180 salariés travaillaient dans l’usine de thé, connue sous le nom de Fralib, qui produit des thés Lipton et des infusions Éléphant, près de Marseille. Après mutations et rachats, l’entreprise fait alors partie de la multinationale Unilever. Jusque-là, les ouvriers avaient d’eux-mêmes inventé des moyens simples d’élever leur productivité. Il en résultait des bénéfices accrus dont le personnel recevait sa part en avantages et hausses de salaires. Mais ces améliorations spontanées ne suffisent pas à Unilever qui, en quête d’une rentabilité supérieure encore, commence par gonfler l’encadrement de 2 à 7 personnes, avant de se décider finalement en 2010 à fermer l’usine pour transférer la production en Pologne. Au terme d’une lutte de 1.336 jours, avec trois « plans sociaux » successifs, l’occupation des locaux et la médiation de l’État, Unilever cède en 2014 le matériel au personnel et aide au financement d’une SCOP (société coopérative).
D. Graeber insiste sur le fait qu’avant 2010, les ouvriers, de leur propre initiative, avait trouvé comment élever la productivité. Pourquoi donc Unilever s’est-il obstiné à faire venir des gestionnaires qui ne faisaient rien d’autre qu’observer, prendre des notes, se réunir et rédiger des rapports, activités et emplois « inutiles », s’étonne l’auteur, puisque d’eux-mêmes les ouvriers avaient déjà su accroître la rentabilité ? Il faut croire que justement ces améliorations issues de la base étaient insuffisantes pour les patrons, qui croyaient plus rentable encore de délocaliser la fabrication dans un pays à main d’œuvre moins chère. Mais pour le comprendre, il aurait fallu admettre que l’impératif de productivité continue de déterminer le cours du capitalisme.
« Affecté à la réserve pour biper les produits, il passait 8 heures par jour à attacher les antivols au col des chemises, aux coutures des pantalons et accessoires divers.
L’exercice de son emploi se localisait dans la cave du magasin.
Sa tâche était assujettie à une cadence infernale.
La pause-déjeuner lui était à peine suffisante pour éviter de devenir fou.
Après l’absorption d’une gamelle préparée par sa femme chaque soir, il retournait poursuivre la répétition de gestes dénués de sens,
calculés au millimètre afin de maximiser leur efficacité.»
(Désintégration)
* * *
Là n’est pas ce qui préoccupe D. Graeber, pour qui nous ne serions « peut-être » plus (ce « peut-être » est à lire comme une clause de style) dans le capitalisme tel qu’analysé par Adam Smith et Marx : « le système actuel n’est pas le capitalisme ». car il ne reposerait plus sur la course au profit (p. 266-267). (Rappelons que pour Marx, la soif de profit ne se résume pas à l’appât du gain personnel : le bourgeois s’enrichit, certes, mais à travers la concurrence des capitaux et la recherche par chaque entreprise du moindre coût de production – réalités toujours d’actualité, comme le montre l’exemple de Fralib.) Selon D. Graeber, il n’y aurait plus de classes, rien qu’une marchandisation universelle gérée à l’aveugle par une infime oligarchie financière. Le travail n’aurait plus à être productif, mais à occuper les travailleurs, preuve qu’il aurait d’ores et déjà épuisé sa dynamique.
Désormais « rentier » et « de type féodal », ce nouveau système n’aurait d’autre rationalité que de tourner sur lui-même en enrichissant une poignée de privilégiés, ce dont la majorité de la population prendrait de mieux en mieux conscience. En conséquence, une réaction serait déjà en marche contre ce système, et ne tardera pas à mobiliser quasiment toutes les professions, car le phénomène concerne aussi bien « un employé de bureau contraint de rester 7 heures et demie par jour à faire semblant de taper sur un ordinateur pour un salaire horaire de 18 $ », qu’ « un consultant débutant obligé de donner le même séminaire sur l’innovation et la créativité pour 50 000 $ par an ».
A force d’amalgamer un ensemble hétéroclite d’emplois, de la réceptionniste à l’infirmière en passant par le directeur marketing qui passe 5 heures par jour à consulter sa messagerie (cas, paraît-il, de la moyenne des cadres français), D. Graeber finit par escamoter la notion même de travail salarié.
En 2013, dans Dette : 5.000 ans d’histoire, il décrivait le salariat avant tout comme contrainte. Pour lui, le capitalisme est moins un système d’exploitation que de domination, succédant à tant d’autres, oppressifs et inégalitaires, sous lesquels aurait toujours existé et existerait encore un « communisme fondamental » fait de grandes et petites solidarités horizontales au quotidien. Heureusement, argumente Graeber, contrairement aux modes antérieurs qui forçaient les démunis (du paysan endetté à l’ouvrier d’industrie) à un labeur usant et accaparant, le capitalisme moderne à la fois expulse hors du travail ceux qu’il ne peut salarier, et vide de sens le travail de ceux qu’il embauche encore.
Le travail, selon D. Graeber, était synonyme de contrainte pour faire vivre une minorité dans l’aisance ou le luxe : il a perdu cette nécessité, et son absurdité éclaterait aux yeux de la plupart, manuel ou intellectuel (mais tout de même davantage du côté de l’informaticienne que du monteur-câbleur). Un système aussi dénué de légitimité historique, et de plus en plus massivement rejeté, ne saurait résister à la poussée de 99 % des êtres humains. La myriade de solidarités élémentaires et de communautés de base composant le « communisme fondamental », jusque-là marginales et souterraines, pourrait ainsi émerger et bientôt l’emporter, imposant une forte baisse du temps de travail et un revenu universel de base, créant des millions de SCOP comme L’Éléphant, généralisant partout l’auto-administration et réduisant le gouvernement à quelques fonctions simples.
Et cela sans rupture révolutionnaire, puisque le changement est en route : on s’apercevra, a déclaré D. Graeber, que le capitalisme a commencé à disparaître dans les années soixante-dix.
* * *
Si un tel point de vue reçoit un écho bienveillant, c’est d’abord que le déclin des luttes de classes, en Europe et aux États-Unis en tout cas, entraîne celui des « analyses de classe ».
C’est aussi dû à la transformation du travail.
Autour de 1968, le Ne travaillez jamais situationniste restait incompris, ou faisait scandale. En 1999, le Manifeste contre le travail du groupe Krisis a bénéficié d’une réception favorable dans une presse en général hostile aux positions gauchistes, d’extrême-gauche et plus encore anarchistes ou communistes.
Une certaine critique du travail est devenue acceptable.
Il domine nos vies comme jamais auparavant (l’opinion publique estime par exemple évident qu’une institution aussi centrale que l’école doive préparer l’adolescent à entrer un jour dans « la vie active »), tout en nous mobilisant autrement. On passe moins de temps sur un lieu de travail (en moyenne, pour les salariés français, aujourd’hui 1.400 heures par an, contre 1.900 en 1950), mais le travail déborde du bureau dans le train ou à la maison. De gré ou de force, on change d’entreprise : fini l’emploi garanti à vie, et le statut protégé de fonctionnaire est de moins en moins accessible. Quelques-uns pratiquent même le « coworking » dans un « café wifi » ou un « espace interconnecté », ou subissent la fausse indépendance de l’auto-entrepreneur.
L’omniprésence du travail est telle qu’il n’a plus besoin d’entretenir son propre culte : loin de disparaître, la morale de l’effort fait maintenant bon ménage avec l’idéologie de l’autonomie individuelle ou du développement personnel. On ne change sans doute pas de métier plus souvent qu’autrefois, mais le « plan de carrière » n’a plus le même sens, et l’ex-DRH devenue prof de yoga sera l’an prochain consultante en bien-être en entreprise. Si l’on ajoute précarité et chômage, on comprend que nos contemporains fassent de nécessité vertu et décrochent, non pas du travail, mais de ses légitimations désuètes : l’éthique du travail a vieilli, et la seule justification qui vaille, c’est qu’il procure l’argent nécessaire à vivre.
Aujourd’hui tout semble s’accompagner de son contraire. La frénésie consommatrice va avec sa « Journée sans achat », les réseaux sociaux déconstruisent les réseaux sociaux, les médias jouent à se prendre eux-mêmes pour cible et la prolifération publicitaire suscite ses Adbusters. (Là encore, Graeber voit de l’inutile là où il y a une fonction sociale, et se moque trop facilement des algorithmes publicitaires. La question n’est pas de savoir si le spot télévisé fait vraiment acheter l’article qu’il vante : la marchandise triomphante crée son langage, les produits parlent par l’image qu’ils projettent vers nous, et cela suffit.)
Mieux que Krisis il y vingt ans, D. Graeber offre une critique du travail publiquement admissible. Il exprime le maximum de contestation sociale audible aujourd’hui dans un capitalisme en crise mais non remis en cause dans ses fondements, et où une relative désaffection du travail va de pair avec son omnipotence.
Longtemps privilège aristocratique, le refus du travail fut ensuite une attitude très minoritaire, anarchiste en particulier, avant de surgir comme pratique sociale, « l’anti-travail » des années 1960-80, notamment en Italie. Cinquante ans plus tard, prendre position « contre le travail » est presque recevable tant que la critique ne s’applique pas également à la propriété privée des moyens de production, qui oblige les uns à travailler pour d’autres (si ces derniers les embauchent), et c’est cette dépendance qui entraîne la dette dont D. Graeber fait un moteur de l’histoire, sinon le principal. Mais moyens de production, classes, capital, salariat, bourgeoisie, prolétariat… tout cela est beaucoup trop « vieux marxiste » pour intéresser le sociologue critique.
« Au travail, le taux de change entre le temps et l’argent,
à 7 € de l’heure, devint insuffisant. »
(Désintégration)
Les faits réunis par David Graeber soulèvent une question qu’il est incapable de poser.
Il y a 150 ou 200 ans, quand l’agriculture occupait la majorité de la population, et l’artisanat une non négligeable minorité, la plupart des êtres humains étaient exploités en produisant ce qu’accaparaient les classes dominantes. Deux siècles de capitalisme industriel (l’informatique, ce n’est pas de l’information, ce sont des machines fabriquées en usine) ont abouti à une modification quasi anthropologique qui oblige à nous interroger non seulement sur ce qui est produit, mais sur ce que nous-mêmes faisons quand nous « produisons ».
Au XXIe siècle comme auparavant, les professions les plus valorisées et les mieux payées vivent généralement aux dépens des hommes et femmes qui les nourrissent, habillent, logent et transportent. Mais pire peut-être, les métiers tertiaires « au bas de l’échelle » ne développent souvent que des compétences liées au fonctionnement du système capitaliste, marchand et bureaucratique, sans rapport avec la production et l’entretien des nécessités et des plaisirs de la vie. (Aux États-Unis, vendeurs et caissiers viennent en tête des occupations professionnelles, et la plupart des « cuisiniers » fabriquent des burgers à la chaîne dans des fast foods.) Combien d’entre nous sommes aujourd’hui en mesure de faire pousser des choux, fabriquer la moindre pièce de notre bicyclette, ou participer à la construction d’une maison ? Si ce n’est pas le cas de la totalité de l’humanité, cela n’est pas non plus réservé aux régions hyper-modernes : plus de la moitié de la population mondiale habitent des zones urbaines où l’immense majorité des citadins n’ont ni jardinet à cultiver, ni coin de garage où bricoler leur vélo.
« Notre vie ne nous appartenait pas. »
(Désintégration)
Pour la première fois, les êtres humains vivent dans un monde où une bonne part d’entre eux (nous compris) ne savent pas subvenir aux besoins essentiels, les leurs et ceux des autres. L’expert informaticien est évidemment incapable de fabriquer ses propres instruments, ni même de les réparer, mais les capacités techniques d’un très grand nombre de travailleurs manuels ne valent que pour leur domaine ultra-spécialisé. Au travail en miettes de l’OS, analysé par George Friedman en 1956 dans le livre du même nom, et qui n’a pas disparu (Foxconn, UPS, Amazon et mille autres fonctionnent en mode néo-tayloriste), l’informatique a ajouté la déréalisation, l’éloignement accru entre la tâche à accomplir (en partie ou en totalité sur écran) et la matérialité du monde (et du travail).
Cette mutilation, cette dépossession universelle, infiniment plus significative que le phénomène des « jobs à la con », ne serait désespérante que si l’on rêvait d’un impossible retour aux âges pré-industriels, à une vie plus humaine parce que proche de la nature, rurale et artisanale… qui n’a jamais existé.
Les sociétés de classe ont abouti au salariat et à une course à la productivité du travail qui, tout en rendant des millions de femmes et d’hommes superflus, en épuise et use des millions d’autres. Le capitalisme engendre un monde où aujourd’hui une partie croissante de l’espèce humaine ne maîtrise que des savoir-être stériles et des savoir-faire futiles. Si le développeur web ou la chargée d’études marketing cultive un potager ou répare un toit, c’est en dehors de leur travail et sans lien avec lui. Il n’y a là rien de définitif, et l’expérience donne mille preuves de l’inventivité des exploités quand ils remettent en cause ce qui les domine. Nos insuffisances de qualification seront une faiblesse, et aussi un atout, car elles pousseront à dépasser les séparations entre activités et savoirs.
Jusqu’ici, aucune insurrection ne s’en est prise aux fondements du capitalisme, mais l’histoire n’est pas terminée. Le dépassement d’un système, qui nous met sous la dépendance d’un monde matériel de plus en plus extérieur à nous, passera par une production sans productivité, sans comptabilité du temps de travail, où l’acte de production ne sera jamais seulement productif, où « les « lieux de production » seront avant tout des lieux de vie. » (Activité de crise et communisation)
« Je me sentais devenir dangereuse. »
(Désintégration)
Face à cette perspective bien lointaine aujourd’hui, la position de David Graeber a pour elle facilité et simplicité : Le changement serait pour bientôt parce qu’il a déjà commencé… C’est ce qui fait son attrait. C’est aussi sa limite. Car le capitalisme ne s’abolira pas lui-même.
G. D., avril 2019
Lectures
David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens qui libèrent, 2018.
Il n’y a pas à douter de la sincérité ni de la véracité des témoignages multiples spontanément envoyés à l’auteur. Mais imaginons une enquête symétrique interrogeant un éventail aussi large que celui de D. Graeber, allant de l’employé payé 18 $ l’heure au consultant qui gagne 50 000 $ l’an, demandant quelles satisfactions diverses trouvent ces personnes sur leur lieu de travail : il y a fort à parier que les réponses ne ressembleraient pas à celles reproduites dans son livre. En tout état de cause, jamais insatisfaction et désaffection ne suffiront à animer un profond changement social.
Du même et chez le même éditeur: Dette : 5.000 ans d’histoire, 2013.
Eilis Lawlor, Helen Kersley & Susan Steed, A bit rich. Calculating the real value to society of different professions, New Economics Foundation, 2009.
Pierre Rimbert, « De la valeur ignorée des métiers », Le Monde Diplomatique, mars 2010.
Julien Brygo & Olivier Cyran, Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, La Découverte, 2018.
G. D., « Travail : L’Enjeu des 7 erreurs », 2017.
Officiellement, on continue à employer le mot SCOP (utilisé par D. Graeber dans son livre), dont les initiales signifient « Société coopérative ouvrière de production », mais en altérant le sens en « Société coopérative et participative » : ouvrier est un gros mot.
Et sur le travail aux États-Unis : « Working Class Zero ? Sur la prétendue disparition des ouvriers étasuniens », 2016.
G.D., De la Crise à la communisation, Entremonde, 2017, chapitres III : « Se défaire du travail », et V : « L’Insurrection créatrice ».
Bruno Astarian, « Quelques précisions sur l’anti-travail », 2016.
Bruno Astarian, « Activité de crise et communisation », 2010.
Désintégration est un roman d’Emmanuelle Richard, Éditions de l’Olivier, 2018.