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Comment le Black Bloc est devenu populaire
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.lautrequotidien.fr/articles/2019/5/4/bb
“CE N’EST PAS UN TERME QUI DEVIENT L’AUTRE, MAIS CHACUN RENCONTRE L’AUTRE, UN SEUL DEVENIR QUI N’EST PAS COMMUN AUX DEUX, PUISQU’ILS N’ONT RIEN À VOIR L’UN AVEC L’AUTRE, MAIS QUI EST ENTRE LES DEUX, QUI A SA PROPRE DIRECTION, UN BLOC DE DEVENIR, UNE ÉVOLUTION A-PARALLÈLE. C’EST CELA, LA DOUBLE CAPTURE, LA GUÊPE ET L’ORCHIDÉE : MÊME PAS QUELQUE CHOSE QUI SERAIT DANS L’UN, OU QUELQUE CHOSE QUI SERAIT DANS L’AUTRE, MÊME SI ÇA DEVAIT S’ÉCHANGER, SE MÉLANGER, MAIS QUELQUE CHOSE QUI EST ENTRE LES DEUX, HORS DES DEUX, ET QUI COULE DANS UNE AUTRE DIRECTION.”
— Gilles Deleuze et Claire Parnet : Dialogues
Le black bloc acclamé en ce premier mai, témoigne StreetPress : ”En tête de cortège, gilets jaunes et autres militants de tous horizons acclament les hommes en noir. Plus en arrière, des slogans anti-police fusent parfois des rangs syndicaux.” Évidemment ! Et les raisons ne sont pas à chercher loin.
Servir le peuple sans rien demander en retour.
Risquer tout pour ses convictions, la défense des pauvres et opprimés, et ne chercher à prendre le contrôle de personne. Depuis la loi Travail, dans chaque manifestation, et plus encore depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, des milliers de gens ont pu se rendre compte par eux-mêmes de qui était vraiment de leur côté. Comme l’écrit cette semaine le magazine très à droite “Valeurs actuelles” (!), ceux qui avaient peur des “Black Blocs”, ou même en pensaient pis que pendre, comme les média, les éditorialistes et les partis politiques unanimes - une unanimité qui joue aujourd’hui plutôt contre eux, finalement - les y invitaient fermement, ont réalisé que dans une manifestation, ils n’ont rien à craindre d’eux, tout au contraire (on ne compte plus les témoignages de gens qui les remercient de leur avoir porté secours dans des moments difficiles), alors qu’ils ont tout à craindre des forces de l’ordre. Du coup, ceux qui étaient encore marginaux, même s’ils étaient influents dans les luttes sociales de ces dernières années, sont “entrés dans la légende”, comme dit PNL, et devenus cette année, pour beaucoup de Gilets jaunes, les “défenseurs du peuple”, son bouclier, avec tous les fantasmes qui vont avec cette projection, et un manteau trop grand à porter pour ce qui reste malgré tout un petit groupe de gens, affaibli par la répression après chaque manifestation, trop grand mais beau, comme le “paletot idéal” du poème de Rimbaud : “Ma Bohème”. D'où le fait qu'aujourd'hui, tous les français ont entendu parler des Black Blocs. Sans une seule affiche, un seul meeting, passage à la télé. Pas de parti, pas de candidature, pas de cotisations, pas de subventions. Mystère ? Non, juste réalité.
Ce premier mai, même s'il n'y a pas eu de Black Bloc à proprement parler cette fois-ci, en tête de la manifestation (entre autres parce qu'ils ont jugé eux-mêmes que ce ne serait pas juste - politiquement - de s'imposer cette fois-ci en tête d'une telle manifestation, comme ils l'avaient fait l'an dernier : dans une manifestation pareille, aussi offensive et déterminée dans son ensemble, pas besoin qu'il y ait une tête au cortège, tout le monde a déjà sa tête, et aussi, bien sûr, parce que si la police est intervenue avec une telle violence contre la manifestation, deux heures avant son démarrage programmé, à 14h30, c'était clairement pour briser la jonction au premier rang des BB et des gilets jaunes, qui était en train de se mettre spontanément en place, avec une force extraordinaire et dans une ambiance électrique), et probablement réussir à couper le cortège de tête de Gilets jaunes et de BB du cortège syndical pour le massacrer ensuite à leur aise, comme ils étaient parvenus à le faire dès le début de la manifestation du premier mai 2017, on peut énoncer une une chose évidente pour tous ceux qui ont été témoins de cette manifestation : aujourd'hui, les BB sont désormais dans une manifestation comme des poissons dans l'eau. Mélangés à tout le monde sans le moindre problème. Ce que les gens, après des décennies de bourrage de crâne des média, du gouvernement en place, et des organisations syndicales et des partis de gauche, ont compris par l'expérience, c'est que ce sont des amis, pas des ennemis.
C'est une des grandes leçons politiques à retenir de ces six derniers mois. On comprend que cela gêne plein de gens qui sont là depuis des décennies de le reconnaître, parce que cela désavoue leurs méthodes (plutôt d'inaction) habituelles. Mais c'est désormais un fait. L'action directe est à nouveau une évidence, pour les écologistes qui ont paralysé La Défense comme pour les antispécistes, les syndicalistes en lutte, les gilets jaunes. Ce n'est plus un tabou paralysant.Ce sont les slogans de ceux qu'on appelle (terme générique qui ne veut pas dire grand chose, mais que tout le monde comprend) les Black Blocs qu'on entend dans toutes les manifestations. La plupart de ceux qui reprennent : "Et tout le monde déteste la police" (chanté désormais en français dans le monde entier) "A-a-a anticapitalistes", "Ahou !",, reprennent les slogans nés dans les cortèges de tête depuis 2016. Mais grâce à eux, à leur mobilisation formidable, admirable, ils ont rajouté un slogan de plus, depuis la dernière manifestation sur les Champs Elysées seulement (parce que les choses bougent) : "Révolution". Cela, c'est aux Gilets jaunes qu'on le doit.
La bataille des idées a été gagnée par les BB. Malgré (en dépit, contre) les défaites que les gouvernements version Macron socialiste/ Macron macroniste de ces quatre dernières années ont infligées…
Voilà, à gauche (au sens très métaphorique, large, très large), et en rupture avec l’effondrement général des anciens partis et syndicats, qu’on s’en lamente ou non, une nouvelle force politique est apparue ces dernières années en France. Nous en avions déjà fait l’annonce dans ce journal (entre autres dans cet article daté de 2017 : PRÉMISSES D'UNE NOUVELLE FORCE POLITIQUE), cette force est une mouvance aux multiples branches, aux multiples formes, diverse par les désirs qui la font naître, unie par son choix d'une action directe contre les pouvoirs en place. Elle est déjà à l'oeuvre partout dans le monde, se répand comme une traînée de poudre, et singulièrement en France. Dans les faits, elle est aujourd'hui la plus vivante. Active. Et on ne parle plus que d'elle. Mêlée aux gilets jaunes, cette autre insurrection inattendue, elle est l'os à travers de la gorge du régime, qui l'empêche de réaliser pleinement ses rêves d'une contre-révolution thatchérienne en France, qui en finirait avec le modèle social hérité de la Résistance.
Elle est le signe d’un grand changement dans la société. L'autonomie peut être interprétée comme une force morale, prise de responsabilité personnelle, engagement à changer tout ce qu'on peut de la société, tout de suite, partout, sans en demander la permission, puisque tout est interdit (ceux qui ne le croient pas n'ont qu'à essayer : ils s'apercevront que le domaine de l'interdiction est bien plus vaste et généralisé qu'ils le pensent, et qu'ils trouveront un policier s'opposant à chacun de leurs actes : depuis l'occupation d'une salle d'université pour en faire un lieu de vie à l'irruption dans les abattoirs en passant par la défense de la forêt et du village de Bure contre l'enfouissement des déchets nucléaires. Elle est aussi, et en cela précédait et préfigurait le mouvement des Gilets jaunes, qui a pris par surprise autant le gouvernement que les politologues, la preuve en acte que des individus singuliers, et qui entendent le rester, refusent les leaders, l’entrée dans le jeu des partis politiques, sont capables d’agir ensemble, et de constituer une force considérable, et sans doute d’autant plus redoutable pour le pouvoir qu’elle refuse de jouer selon ses règles, dans les cadres établis, habituels, épuisés. Nous l’affirmions quand les autres ne voyaient que des feux de poubelle, des vitrines brisées, des “casseurs”, et refusaient catégoriquement d’y voir des actes et une portée politiques, et donc de les penser comme tels, avec le sérieux que cela implique. Et tout ce qui arrive confirme à quel point nous avions raison.
Christian Perrot