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Gilets jaunes : regards de jeunes de banlieue

Gilets-jaunes

Lien publiée le 26 mai 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.metropolitiques.eu/Gilets-jaunes-regards-de-jeunes-de-banlieue.html

« Gilets jaunes » et jeunes de banlieue ont-ils une vision commune des inégalités et des discriminations qui divisent les sociétés contemporaines ? Une table ronde organisée dans le cadre d’une recherche sur la participation dans les quartiers populaires éclaire le regard ambivalent que certains jeunes de ces territoires portent sur ce mouvement social.

Manifestation à Paris, février 2019 © Sabrina Drljevic

Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, plusieurs commentateurs ont relevé l’absence des jeunes des quartiers populaires. Dans le cadre d’une recherche participative engagée avec des jeunes venant de dix quartiers populaires d’Île-de-France, une table ronde a été organisée sur le thème des Gilets jaunes, que les jeunes ont eux-mêmes proposé. Ces jeunes sont lycéens, étudiants ou salariés. Ils n’appartiennent pas à la frange la plus marginalisée mais sont tous issus de milieux populaires ou de petites classes moyennes, et pour la moitié d’entre eux filles ou fils de parents étrangers. Cet échange met en évidence des positions divergentes vis-à-vis du mouvement des Gilets jaunes. Si les jeunes revendiquent des intérêts communs, « des mêmes galères », tous ne se reconnaissent pas pour autant dans cette mobilisation. Des distinctions ainsi apparaissent, parmi lesquelles la stigmatisation ethno-raciale dans les rapports avec la police, la représentation des médias, la forte répression ou le mépris qu’ont connu les mouvements issus des quartiers populaires.

Participants à la table ronde

Ahmed, 23 ans, vit à Vert-Saint-Denis (Seine-et-Marne). Il est étudiant en alternance en master à l’université Paris‑2 Panthéon–Assas.
Baptiste, 18 ans, vit à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Il est en Terminale technologique.
Hachimia, 19 ans, vit à Pantin (Seine-Saint-Denis). Elle est étudiante en deuxième année de licence en information–communication.
Jeremy, 18 ans, vit à Vert-Saint-Denis (Seine-et-Marne). Il est en Terminale sciences technologiques de l’industrie.
Karima, 20 ans, vit à Corbeil-Essonnes (Essonne). Elle travaille comme commerciale pour une entreprise.
Lisa-Marie, 17 ans, vit à Suresnes (Hauts-de-Seine). Elle est en Première économique et sociale.
Louiza, 18 ans, vit à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Elle est en Terminale économique et sociale.
Thibaut, 23 ans, vit à Pantin (Seine-Saint-Denis). Il est diplômé d’un master en sciences politiques.

La table ronde à laquelle ces jeunes ont participé a été animée par Marie-Hélène BacquéEmmanuel BellangerJeanne Dufranc et Bénédicte Madelin dans le cadre de la recherche participative POP-PART. Cette recherche porte sur les représentations et l’expérience des jeunes des quartiers populaires. Elle vise à appréhender les transformations en cours dans ces territoires à partir d’une approche intersectionnelle [1]. Elle implique une quinzaine de chercheurs, une quinzaine d’éducateurs, animateurs ou responsables associatifs et une centaine de jeunes. Conduite dans 10 quartiers franciliens, situés à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Corbeil-Essonnes (Essonne), Nanterre (Hauts-de-Seine), Pantin (Seine-Saint-Denis), Paris (18e arrondissement), Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Suresnes (Hauts-de-Seine), Vert-Saint-Denis (Seine-et-Marne) et Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine), elle a été menée à partir d’ateliers associant de dix à quinze jeunes par site, donnant lieu notamment à la réalisation de capsules vidéo par les jeunes. L’ensemble des jeunes a ensuite engagé un travail de réflexion transversal, encore en cours. Une centaine d’entretiens individuels ont par ailleurs été réalisés par les chercheurs.

Un rapport ambivalent aux Gilets jaunes

Ahmed [2] : D’un côté, je suis pour et d’un côté, je suis contre. Je suis pour parce que leurs revendications sont légitimes. Le taux de chômage est élevé, le niveau de qualité des services publics se dégrade, il y a des problèmes d’insécurité, de santé, de logement, le nombre de SDF augmente, les salaires sont trop bas par rapport au niveau de vie. Tout cela est légitime. Par contre, je ne me sens pas concerné dans le sens où le problème des Gilets jaunes est un problème que nos grands-parents, nos grands frères et nos grandes sœurs, ont toujours vécu. Tout ce qu’ils revendiquent, le chômage, les emplois précaires et peu qualifiés, la violence policière, on l’a toujours subi. Mais quand les immigrés essayaient de manifester, on leur disait : « Vous n’êtes pas dans votre pays, vous ne pouvez pas faire ça, vous ne pouvez pas vous plaindre. Soyez contents d’être là. » Mon père est né en Algérie, il est arrivé ici quand il avait 18 ans. On lui a toujours dit : « Tu n’es pas français, tu ne parles pas. » Il y avait cet état d’esprit, on n’est pas chez nous, on la boucle. Par contre, nous on est français, on est né ici, on a grandi ici, on va rester là, on aime la France. De la part des Gilets jaunes, j’ai entendu des propos racistes. Pourquoi ils se mettent contre nous au lieu de se rassembler contre un système qui fait qu’on est tous dans les mêmes galères ? Que l’on soit arabe, noir ou blanc, on a les mêmes difficultés. C’est comme si on nous disait : « Vous les arabes et les noirs, ces problèmes-là vous les avez depuis longtemps, mais c’est normal, si vous n’êtes pas contents, rentrez chez vous. » Personnellement, je rentre chez moi dans le 77 [Ndlr : en Seine-et-Marne], mais je ne peux aller nulle part ailleurs.

Baptiste : Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est l’augmentation de la taxe carbone sur le gasoil, parce que les pauvres doivent payer encore plus. C’est un mouvement populiste, avec des revendications à la fois portées par l’extrême droite et l’extrême gauche. Il refuse toute récupération politique. Quand un leader parle plus de trois minutes, il se fait excommunier. Je trouve que c’est un mouvement intéressant parce qu’il montre les différences entre les gens. On arrive à un tel point d’asphyxie économique et sociale que les gens se rassemblent dans un même mouvement, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont tous d’accord. Sur l’immigration par exemple, vous prenez dix Gilets jaunes, il y aura toujours des divergences. C’est là qu’il faut être très attentif. Se dire Gilet jaune, ce n’est pas être accordé sur des idées, c’est être dans un état d’esprit de contestation. Mais derrière la contestation il faut apporter des choses. Et c’est là que commence le vrai débat. Les Gilets jaunes, pour moi, c’est une étape vers quelque chose de plus grand.

Thibaut : Je suis d’accord avec toi, c’est un état d’esprit, une posture : se mettre en contestation et en mouvement. Manifester avec les Gilets jaunes, cela m’a permis de rencontrer des gens que je ne vois pas d’habitude. Dans la vie quotidienne, c’est segmenté socialement, les plus pauvres ne rencontrent pas les moins pauvres, les classes moyennes ne rencontrent pas les autres. Ce que j’ai trouvé beau dans ce mouvement, c’est qu’en manif, et surtout dans les AG qu’on fait sur Pantin tous les jeudis depuis l’acte IV, on rencontre des gens qu’on n’aurait pas rencontrés. Dernièrement, des taxis nous ont parlé de leurs soucis face à la concurrence des VTC. On travaille avec différents collectifs de Patin, avec des parents d’élèves, des collectifs de squatteurs, on a aidé à faire des petits dej’ solidaires au camp de réfugiés de la Porte de la Villette. Il y a une surreprésentation des gens qui ont déjà un engagement politique. C’est un cadre sain de parole, c’est quelque chose d’inédit dans la démocratie participative ou délibérative. Pour avoir commencé mon engagement dans une association d’éducation populaire, de voir une application à cette échelle concrète, ça bouillonne en AG, le partage d’expériences, les discussions, c’est ça les Gilets jaunes. On s’allie à d’autres luttes. Je suis régulièrement dans les manifestations, ou dans d’autres actions en banlieue, je suis aussi à la « cabane jaune » de la place des Fêtes . Il y a un syndicat d’étudiants qui a été monté suite aux mobilisations lycéennes à Pantin. On dit que certains territoires de banlieue sont dépolitisés, mais c’est juste que ça prend des modes d’actions différents. Après, dans chaque mouvement, il y a des comportements xénophobes, des contradictions internes, mais de ce que je vois avec les Gilets jaunes, c’est à la marge. Pendant longtemps, on nous a dit que les classes rurales mobilisées étaient des gens préoccupés par l’insécurité culturelle, par la peur de l’autre, la peur de l’immigré alors qu’on voit que c’est vraiment à la marge dans les revendications. Il y a eu deux ou trois revendications de certaines AG sur les migrants, mais on parle plus des problèmes sociaux. Il y a aussi une difficulté à intégrer certaines parties de la population. On le voit sur Pantin. Dans le mouvement, il y a des personnes racisées, issues de l’immigration, mais qui ont déjà un bagage militant. Ce sont surtout des gens qui ont fait la marche pour l’égalité qui ont maintenant 55-60 ans. On travaille avec le comité Adama, créé par la sœur d’Adama Traoré, qui dès le début a suscité des rencontres avec les Gilets jaunes de Rungis, de Saint-Nazaire et des militants antiracistes. Ça crée des jonctions, mais c’est encore très parcellaire. Il ne faut pas se mentir, les quartiers populaires n’ont pas trop intégré le mouvement. Ça se comprend aussi parce que, s’il y avait eu des jeunes des quartiers populaires au moment des violences sur le Champs-Élysées, cela aurait été un désastre pour eux.

Ahmed : Moi, justement, je dis aux jeunes des quartiers : n’y allez pas. On va vous filmer, on va prendre des photos et on va dire : « Voilà, c’est les mêmes, ce sont les jeunes de banlieue, les arabes, les noirs, les sauvages ».

Louiza : Dans ce mouvement-là, les classes populaires sont peu présentes. Globalement, dans les banlieues, il n’y a pas de ronds-points bloqués. À Aubervilliers, il n’y en a pas, à La Courneuve non plus. Pour moi, ce sont plutôt les espaces ruraux. On pourrait se poser la question : pourquoi il n’y a pas de mobilisation dans les banlieues ? Le niveau de chômage est élevé, le niveau de vie faible, on pourrait penser que les classes populaires sont les plus touchées. Après, pour ce qui est du carburant, les espaces ruraux sont plus touchés : pour aller travailler, les gens ont besoin de leur voiture. Nous, on habite dans les villes et la plupart du temps on est proche de notre lieu de travail. Quant aux jeunes des classes populaires, s’ils avaient été présents, leur image se serait encore détériorée. Avec tous les stéréotypes, les préjugés qu’on peut avoir sur nous, ça aurait vite dérivé et on nous aurait assimilés aux casseurs.

Karima : Les banlieues sont Gilets jaunes depuis toujours, et pourtant en 2005 elles ont été durement critiquées et très peu soutenues. Alors aujourd’hui, je comprends qu’elles ne souhaitent pas se faire remarquer davantage, même si les revendications sur le plan social sont complètement identiques. Personnellement, j’ai l’impression que manifester n’a pas vraiment d’impact, en général c’est plutôt un très bon défouloir qui peut faire beaucoup de bien, mais pas plus.

Jeremy : Moi aussi, je suis pour et contre. Pour, parce que c’est bien que ça sorte à un moment et les problèmes s’accumulent depuis plusieurs années. Ce mouvement leur a permis de s’exprimer à leur façon, mais ça va aussi trop loin. Je n’étais pas content quand j’ai vu la dégradation de l’Arc de triomphe à la télé. Ce sont les services publics qui réparent derrière. Il y a eu des barrières de travaux qui ont été utilisées, des voitures renversées, tout ça à cause d’intrus, principalement des casseurs.

Hachimia : Je suis entourée de personnes qui ne sont pas forcément d’accord avec les Gilets jaunes, et cela ne m’aide pas à me sentir concernée. Les gens de banlieue, on ne les voit pas dans les Gilets jaunes. Au début, c’était le carburant, mais ma situation et celle de ceux qui m’entourent fait que nous n’étions pas très sensibilisés à cette question ; je n’ai pas de permis, je n’ai pas de voiture, je vais au boulot en transports. Mais par contre, Ahmed, tu dis aux jeunes de ne pas y aller et je trouve ça dommage. Ils ont déjà une image négative des banlieues, donc autant y aller, faire des reportages, des vidéos et donner la parole à ces jeunes du 9-3 [Ndlr : de Seine-Saint-Denis] qui vont dans les Gilets jaunes. Il y a différentes manières de faire en sorte que l’image change et c’est dommage de dire aux gens de ne pas y aller. Ma seule manière de me tenir au courant et de voir autre chose que les chaînes d’informations, ce sont les médias courts qui donnent un autre point de vue sur l’action.

Lisa-Marie : Moi c’est un peu pareil, je suis plus venue ici pour essayer de comprendre pourquoi il y a autant de manifestations, car je ne me sens pas concernée personnellement. En fait, je ne vois pas ce que je peux faire. Je suis surtout là pour entendre vos avis. Je suis plus perdue qu’autre chose en fait.

« La vraie violence, elle vient du pouvoir »

Thibaut : Dans les manifs, quand je vois des casseurs, ça ne me dérange pas qu’ils cassent un abribus ou une banque. C’est pensé politiquement. L’abribus, c’est géré par une grosse société. Une banque, c’est un emblème du capitalisme. Puis, l’Arc de triomphe, ils ne l’ont pas fait sauter. Ils se sont mis autour de la tombe du soldat inconnu et l’ont protégée. Mais on se détourne du sujet principal qui est les autres formes de violence qui nous touchent aussi. La vraie violence, elle vient du pouvoir. En France, il y a 90 000 policiers, on aurait très bien pu faire du maintien de l’ordre sans éborgner les gens. Devant l’Assemblée nationale, j’ai vu une main arrachée par une grenade lancée par les CRS. C’était un jeune de Cergy qui avait 28 ans. Le CRS qui était derrière la grille a refusé de le faire entrer dans l’Assemblée pour le soigner. Ce sont des images qu’on ne devrait pas voir en France, les gens étaient choqués. Ça, c’est la vraie violence en plus de la violence sociale qui s’accumule depuis des années. Les gens qui sont à l’usine, leur retraite est violente quand ils n’ont plus de dos, quand ils ont des problèmes de santé.

Baptiste : Et la violence des casseurs est plus légitime qu’une violence policière. Elle transporte un message très fort. Si ces personnes sont là pour casser, c’est parce qu’elles sont désespérées et parce que le système démocratique est un échec. Un peu comme lors de la Révolution française. Le peuple n’était pas entendu, il a pris les fourches et a trucidé chaque noble qu’il trouvait. Et c’est ça qui est un peu en train de se reproduire. Quand je vais en manif, quand je vois des casseurs et quand je casse, je fais ça, plus que pour l’adrénaline du moment mais pour faire bouger les esprits. Ce n’est pas juste casser des trucs parce qu’on est jeune et qu’on aurait envie de se dépenser un samedi. Moi je suis dans un club de hand, je me dépense le samedi, c’est bon. J’y vais, je prends des risques, et ce n’est pas juste pour m’amuser, mais parce qu’il y a des revendications réelles derrière.

Ahmed : Je suis tout à fait d’accord. Je ne suis pas avec les Gilets jaunes mais pour la casse, je les comprends. Évidemment, je ne vais pas dire que c’est bien la casse, mais je les comprends parce que les manifestations pacifiques, c’est sympa, mais ce n’est pas ça qui fait changer les choses. On disait de Malcom X que c’était un homme violent, mais il faut comprendre pourquoi. Et je ne veux pas être défaitiste, mais malheureusement, ils sont vraiment très forts au-dessus ; le pouvoir est fort…

Baptiste : Les flics, c’est quand même une entité très particulière, leur projet principal c’est de taper des manifestants. Il faut bien se rendre compte de ce qu’est un CRS. Si tu veux veiller à la sûreté de l’État, tu fais militaire, tu ne fais pas flic. Moi, je me suis fait arrêter, mais ils ne m’ont pas emmené au poste, ni dressé une fiche. Ils m’ont demandé de vider mon sac. Ils cherchaient juste à me provoquer, pour trouver un prétexte pour me mettre au sol, me mettre deux trois pains, me balancer contre l’abribus et me faire m’asseoir. C’est tout. Ils cherchaient juste ça.

Jeremy : Pour revenir sur les violences policières, d’accord les policiers sont là pour faire leur boulot, mais là c’est violent. Et s’ils veulent de l’action, ils n’ont qu’à pas faire policiers. Ils devraient aller à l’armée, qui est plus orientée défense du pays et des citoyens.

Louiza : Avec le mouvement des Gilets jaunes, il y a eu le mouvement lycéen, mais quand Macron a fait son discours, il n’a pas parlé de nous. On a compris que les blocus qu’on faisait ne servaient à rien. Alors on est allé manifester, parce que devant les lycées, on ne nous voit pas. Mais on n’en a pas parlé, on n’a pas pris en compte ce qu’on faisait. Il y a eu des grèves, les cours ont été chamboulés : on a un bac à passer quand même à la fin de l’année. Les Gilets jaunes, c’est la même chose, ils attendent quelque chose derrière. Le gouvernement est censé les représenter, on est dans une démocratie, mais il ne fait pas grand-chose. C’est pour ça qu’ils s’attaquent à des monuments comme l’Arc de triomphe. On ne les entend pas et ils veulent être entendus. Et du coup, ils ont trouvé quoi comme moyen ? La violence. Ils sont restés dans le silence trop longtemps et à un moment donné tu te dis qu’il faut agir et tu agis violemment. Et tant qu’il n’y aura rien, ça ne va faire que s’aggraver. Ils ne vont pas lâcher l’affaire.

Des Gilets jaunes aux luttes des quartiers populaires ?

Ahmed : Vous voyez, là, les violences policières que les Gilets jaunes subissent, c’était la même chose dans certains quartiers. Il ne faut pas l’oublier. Dans certains quartiers, il y a eu beaucoup de morts. Mais on parle des morts sans mentionner les autres histoires violentes : des gens qui ont perdu l’oreille, d’autres qui ont subi des faits marquants psychologiquement. Se dire on m’emmène à un endroit perdu où il n’y a personne, on me tabasse, on prend mes effets personnels et on me laisse au bord de la route. Psychologiquement, ça marque. L’avantage, c’est qu’aujourd’hui les gens vont peut-être croire les jeunes des cités, notamment de couleur arabe et noire, lorsqu’ils se plaignent de la violence de la police. Ils ne diront plus : « Tu sais, ils le méritent, ce n’est pas grave. » Le fait de voir des yeux crevés, des mains arrachées, et toutes les vidéos et les photos à la télé, je me dis : « Vous voyez ça, les gars, il y en a tellement qui subissaient ça avant et on n’en parlait pas. »

Thibaut : C’est bien ce que tu dis, car pendant longtemps on a opposé les gens de la ruralité avec les gens de banlieue en disant : « Vous n’avez pas les mêmes problèmes, pas les mêmes conditions de vie, etc. » Ce qui est vrai. Mais au début des manifs, il y avait des slogans qui disaient : « La police avec nous. » Maintenant, on ne les voit plus. Ils ont complètement intégré le fait que les forces de l’ordre, en tout cas les CRS, sont les forces du pouvoir. Ils sont là pour...

Baptiste : Faire régner l’ordre.

Thibaut : Et briser toute lutte collective. On a vu qu’il y avait des mêmes mots d’ordre, que les expériences se confondaient entre ces gens-là et les gens des quartiers. Le cadrage des dites émeutes, des révoltes sociales en 2005, c’est pareil.

Ahmed : Exact, c’est vrai.

Thibaut : Quand tu fais des réunions de quartier, pour dire que ça ne va pas, tu vas essayer de faire bouger les choses dans ton quartier, mais on n’en parle pas. Par contre, quand il y a eu quelques voitures brûlées, des équipements publics brûlés, ou quand il y a des affrontements entre les forces de l’ordre et les jeunes, là on en parle. La plupart des manifs, ça partait en couille qu’à la fin. Je me rappelle d’une manif encadrée par les syndicats un jour de semaine, en février. Toute la manif s’est bien passée. Puis une fois arrivés à place de la Concorde, on s’est fait gazer, impossible de rentrer dans le métro et là les caméras étaient présentes. Ils vendent des images sensationnelles, de casse, mais les manifs pacifiques, on n’en parle pas. Donc les gens questionnent l’utilité de leur action. Si je manifeste tranquillement, ça ne marchera jamais. Et ça, les jeunes des quartiers populaires l’ont intégré depuis longtemps.

Ahmed : Oui on l’a compris très tôt ça.

Thibaut : Tant qu’on ne fait rien, tant qu’on ne montre pas un peu les crocs, que ça soit à l’échelle municipale ou dans des revendications à l’échelle nationale, ça ne bouge pas. Et, 2005, ça l’illustre parfaitement.

Ahmed : Après, l’état d’esprit a changé depuis 2005. À l’époque, les jeunes et les gens étaient entre eux. Maintenant, on est de plus en plus dans un monde individualiste. J’ai remarqué un truc, pour l’affaire d’Adama Traoré, l’affaire du jeune Théo qui s’est fait violer par une matraque. En fait, je me dis que les gens sont moins impliqués qu’avant. À l’époque, il y avait un abus, tout le monde prenait des risques. Par exemple, les émeutes de 2005, c’était tout le monde, des étudiants en droit en passe de devenir avocats… Ils ne se disaient pas : « Non attends, je vais devenir avocat. Je vais quand même éviter de venir. » Là maintenant, on est typiquement dans le : « C’est triste, mais je vais pas prendre le risque. Je ne vais pas venir, je suis désolé. » Aussi, maintenant, avec l’ère Internet, on partage en pensant que l’on milite. On partage, partage, partage en croyant qu’on milite. Le vrai militantisme pour moi c’est la création d’un rapport de force. Je ne vais pas m’engager au sens de manifs, ni maintenant, ni demain. En face, ils sont trop forts. Mais on peut s’engager autrement. On peut s’organiser entre copains pour faire une action. On ne demande pas d’argent à l’État, on s’organise entre nous, on met 20 euros et on va faire une maraude. […] Et pour finir, comme je l’ai dit, tout ce que subissent les Gilets jaunes, on se réveille que maintenant mais les jeunes des quartiers populaires le subissent depuis des années. Ça me tient à cœur. C’est la vérité.

En savoir plus :
POP-PART

Notes

[1] L’intersectionnalité désigne, selon l’acception la plus large, la façon de penser ensemble les formes multiples de domination et de stigmatisation que subissent des personnes.

[2] Les participants ont choisi de ne pas donner leurs noms de famille.