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Les européennes, la gauche et le peuple : récit d’un échec

Lien publiée le 27 mai 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.marianne.net/debattons/billets/les-europeennes-la-gauche-et-le-peuple-recit-d-un-echec

Ambroise de Rancourt

Ancien élève de Sciences Po, il prépare actuellement les concours administratifs

Nous y voilà : additionnées, les voix de la gauche, en France, ne pèsent plus qu’environ 18%. La gauche, en France, ne représente plus que 18%. Même en incluant EELV, c’est-à-dire un mouvement se revendiquant lui-même comme étant favorable au libre-échange et au marché, le total excède alors, de peu, 30%.

Les autres victimes ont ceci de particulier qu’elles étaient déjà mortes avant même le scrutin : car la gauche française, en-dehors de La France insoumise, est devenue lors de ces Européennes une constellation de candidatures de témoignage. Un Parti socialiste qui n’améliore pas son score de 2017, alors qu’il pensait donner une nouvelle virginité à la social-démocratie en plaçant Raphaël Glucksmann en tête de liste ; Benoît Hamon, toute honte bue après son résultat de 2017, prenant la tête d’une liste de bons copains, et obtenant in extremis le remboursement de ses frais de campagne ; Ian Brossat, dernier wagon du convoi funéraire de ce qui fut un grand parti : le PCF.

La construction européenne, c’est l’histoire d’une frénésie : celle d’un nivellement par le bas des marges de manœuvre des États membres.

Comment un tel naufrage est-il devenu possible, sept ans après l’accession à l’Élysée de François Hollande, et deux ans après la mémorable campagne de Jean-Luc Mélenchon, qui le mena aux portes du second tour ?

LA FAUTE À L’EUROPE ?

Est-il possible de porter une parole politique de gauche dans une campagne telle que les Européennes ? La question mérite d’être posée. L’Union européenne, c’est avant tout un grand marché, conçu dès les origines comme tel : la liberté de circulation, ce fut d’abord celle des travailleurs, visant à favoriser une allocation optimale des facteurs de production humains, et non le fantasme d’une Europe "Erasmus" des rencontres entre étudiants ; le rapprochement des législations, ce fut avant tout l’outil d’une fluidification du marché commun, puis du marché unique, permettant de mettre progressivement à bas l’interventionnisme d’États-nations perpétuellement accusés d’entretenir des distorsions de concurrence, notamment par le maintien de monopoles publics abondamment subventionnés ; et les institutions communes, Commission mais aussi et surtout Cour de justice, devinrent progressivement l’outil toujours plus puissant du contrôle de la soumission des membres de l’ensemble à la doxa fédéraliste. La construction européenne, c’est l’histoire d’une frénésie : celle d’un nivellement par le bas des marges de manœuvre des États membres.

La gauche s’est donc employée à faire de l’Union européenne ce qu’elle voulait qu’elle fût, c’est-à-dire la dernière de ces trois possibilités : un projet humaniste de coopération entre des peuples aux relations apaisées, assis sur une harmonisation progressive, par le haut, évidemment, des modèles sociaux.

Or, voilà maintenant plus de quarante ans que la gauche française, face à cette situation objective, a cru bon de faire la promotion d’une "autre Europe". Il faut voir l’excellent documentaire consacré à la construction européenne par Patrick Rotman, pour France 3, en 1994. Dès les années 1970, l’antienne était déjà celle-là : faire une autre Europe.

L’Europe, le kaléidoscope des frustrations particulières et des incapacités du politique, tour à tour bouc émissaire des misères nationales et horizon chimérique d’un avenir collectif meilleur, forcément meilleur. Chacun a voulu y voir ce qui lui semblait devoir être, selon sa religion : l’espoir formidable d’un marché enfin optimal ; la prison de volontés nationales étouffées par une technocratie aveugle ; ou encore, l’instrument post-national d’un rêve de cohabitation paisible entre puissances jadis belliqueuses.

La gauche s’est donc employée à faire de l’Union européenne ce qu’elle voulait qu’elle fût, c’est-à-dire la dernière de ces trois possibilités : un projet humaniste de coopération entre des peuples aux relations apaisées, assis sur une harmonisation progressive, par le haut, évidemment, des modèles sociaux. Un diptyque qui tient en deux slogans : "Le nationalisme, c’est la guerre", célèbre déclaration de François Mitterrand lors de son dernier discours au Parlement européen, en 1995 ; "Et maintenant, l’Europe sociale !" slogan du PS aux Européennes de 2004. Un gigantesque déni de réalité transformé en slogan, brandi comme un étendard, de campagne en campagne : il fallait que l’hallucination collective fût partagée par le plus grand nombre, dans une démarche proto-religieuse où l’on compte sur le nombre des fidèles pour compenser la médiocrité de la doctrine.

L’Union européenne, fondamentalement, viscéralement, depuis sa conception même, n’est pas un projet de gauche.

Le fait est que l’Union européenne n’est pas ce que la gauche a voulu projeter sur elle : elle n’est pas un projet de coopération dépassionnée entre peuples vivant en harmonie après des siècles de sanglants conflits ; pas plus qu’elle n’est l’espace d’une conquête infinie de plus de droits sociaux où le modèle social français, très protecteur, deviendrait progressivement la norme. Elle n’est pas ce cocon voué à protéger ses habitants des tempêtes du libre-échange : l’Union européenne, depuis les années 1960, a au contraire été un formidable accélérateur de la mondialisation.

Son élargissement continu, en particulier à partir de 2004, a fait basculer son centre de gravité vers l’Est : c’est l’Allemagne qui en est devenue la principale bénéficiaire, accumulant de gigantesques excédents commerciaux au prix d’une dévaluation sociale sans précédent depuis 1945. Dans ce jeu de vases communicants, les premières perdantes ont été la France et l’Italie, dont les industries respectives furent laminées par la brusque dégradation de leur compétitivité relative.

Ce constat, désormais largement accepté dans la sphère économique, la gauche française n’a jamais voulu en prendre pleinement acte : si l’Union européenne était devenue cet ogre libre-échangiste impitoyable, c’était parce qu’on l’avait dévoyée ; parce qu’on avait trahi son idéal initial, de paix et de prospérité partagée. La campagne de cette année l’a encore illustré : comme de grands enfants incapables de distinguer leurs désirs de la réalité, les têtes de liste de gauche ont accumulé les propositions fantaisistes, non seulement déconnectées du projet européen, mais pire encore, sans rapport avec les maigres compétences des eurodéputés.

Du côté de Génération.s, du PS et du PCF, le déni de réalité semble incurable : l’Europe est devenue le seul échelon de réflexion, incompressible.

Ainsi de Benoît Hamon, qui proposait de "doter les Européen.ne.s de nouveaux droits reproductifs" en fin de débat télévisé, jeudi dernier ; de Ian Brossat, caressant l’idée d’une "Banque centrale européenne finançant les services publics" ; de LFI, proposant sérieusement d’instaurer un "SMIC dans chaque pays européen à 75% du salaire médian, avec un mécanisme de convergence rapide (…) vers un SMIC européen digne" (sic). Tout a été proposé, au mépris de la réalité : les programmes de gauche – de droite aussi, il faut bien l’admettre – ont fini par ressembler à une accumulation de vœux pieux. Et tant pis pour le réalisme, pour les électeurs, aussi. Tant pis également pour les autres pays membres. Comme dans un conte de fées, le happy ending était assuré.

Loin de cet angélisme, l’équation est pourtant simple : l’Union européenne, fondamentalement, viscéralement, depuis sa conception même, n’est pas un projet de gauche. C’est un projet d’optimisation économique et de soumission des autorités démocratiques à une seule pierre de touche : la facilitation du libre-échange. Le malentendu est colossal, mais personne ne semble prêt à en prendre acte. Le seul acteur à avoir été plus loin dans une contestation radicale du dogme européen, à gauche, est La France insoumise – mais avec des limites programmatiques importantes, à commencer par la promotion d’une harmonisation sociale "par le haut" absolument chimérique.

Du côté de Génération.s, du PS et du PCF, le déni de réalité semble incurable : l’Europe est devenue le seul échelon de réflexion, incompressible. Ian Brossat veut "une Europe des gens, pas une Europe de l’argent" – demandons donc aux Hongrois ce qu’ils pensent de cette vision ; Raphaël Glucksmann veut "une Europe qui ne soit pas qu’un marché" – et les Pays-Bas ? Et l’Autriche ? Qu’en pensent-ils ? Tous sont d’accord sur un point : ensemble, nous sommes plus forts pour peser face à la Chine, aux États-Unis et à la Russie. Et tant pis si, dans les faits, nos divergences de vues et d’intérêts nous ont transformé peu à peu en une entité politique paralysée et inoffensive dans le jeu de puissances dotées, elles, d’une totale autonomie décisionnelle.

LA FAUTE À LA GAUCHE ?

Si le malentendu sur le projet européen lui-même est évidemment essentiel, une deuxième explication à la déroute de la gauche lors de ces Européennes semble s’imposer : celle de l’affaiblissement constant du clivage latéral de l’électorat. Dans une gigantesque et silencieuse transhumance, les masses électorales se sont recomposées depuis deux ans ; un phénomène largement facilité par Emmanuel Macron lui-même, via son opposition réitérée entre progressistes et populistes.

Cette évolution est bouleversante, politiquement, dans tous les sens du terme : elle bouleverse les frontières habituelles entre les électorats, à gauche comme à droite ; mais elle bouleverse également, elle laisse comme stupéfaits ceux dont la rente traditionnelle s’est évanouie depuis l’élection d’Emmanuel Macron. L’électorat populaire que Jean-Luc Mélenchon avait su séduire en 2017 et dont il pouvait croire s’être rendu propriétaire, l’a largement délaissé, essentiellement au profit du Rassemblement national ; s’agissant des Républicains, le constat est encore plus amer : non seulement les retraités ont massivement choisi de soutenir la liste de la majorité, mais même les bastions locaux traditionnels de la droite ont été conquis par LREM. Ainsi, à Versailles, l’enfant du pays François-Xavier Bellamy s’est fait distancer de plus d’un point par la liste du parti présidentiel, là où François Fillon avait largement battu Emmanuel Macron au 1er tour de 2017.

Dans ce paysage désolé, deux solutions antagonistes se présentent aujourd’hui à la gauche.

La première consiste à poursuivre, bon an, mal an, une stratégie d’union, et à revenir aux fondamentaux de la social-démocratie. Les haines sont vivaces, mais il est possible que la perspective d’une nouvelle déroute en 2020, aux municipales, puis en 2022, soit suffisamment anxiogène pour persuader les différents acteurs de mettre, au moins provisoirement, leurs affects sous le tapis. En ce cas, la voie est étroite : une union a minima entre LFI, le PCF, Génération.s et le PS (soit environ 18% au scrutin d’hier) ; une table ronde explosive sur le rapport des différentes sensibilités en présence à la mondialisation, à la construction européenne, aux phénomènes migratoires, au rôle de l’État.

Si d’aventure EELV était convié à la table des négociations, l’attelage serait encore plus baroque : un pot-pourri, probablement incapable de faire émerger une ligne de gauche commune. Ce scénario de rassemblement, au moins dans sa version minimale, est une possibilité : il passerait par un renouvellement des vœux nuptiaux entre la gauche et le libéralisme.

Libre à elle, ensuite, de choisir entre la préservation de ses certitudes et la reprise de l’ouvrage de 2017 : la balle est encore aujourd’hui, de ce point de vue, entre les mains de Jean-Luc Mélenchon.

La seconde option est nettement plus radicale : prendre acte de la disparition du clivage latéral de l’électorat, et revenir à la ligne populiste tenue par La France insoumise lors de la campagne de 2017. Renoncer largement au champ lexical traditionnel de la gauche – humanisme, inclusivité, progressisme – et au sociétalisme qui la caractérise depuis plus de deux décennies ; bâtir un bloc populaire homogène, fondé avant tout sur un clivage entre gagnants et perdants de la mondialisation, défenseurs et contempteurs du libre-échange, partisans d’une inflation continue des libertés individuelles, et défenseurs d’un conservatisme populaire et social, avant tout pensé à l’échelon national.

Quelle que soit l’option retenue, le voyage promet d’être mouvementé. Trop habituée à des considérations et comportements dictés par le narcissisme, la gauche française devra, tôt ou tard, regarder en face ce que sont devenus l’Union européenne, la France, et le peuple. Pas ce qu’elle voudrait qu’ils fussent : ce qu’ils sont. Libre à elle, ensuite, de choisir entre la préservation de ses certitudes et la reprise de l’ouvrage de 2017 : la balle est encore aujourd’hui, de ce point de vue, entre les mains de Jean-Luc Mélenchon.