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Théorie raciale et barbarie nazie. Extrait d’un livre de György Lukács
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/delire-raciste-lukacs/
Georg Lukács, Le délire raciste ennemi du progrès humain, Paris, Éditions Critiques, 2019.
Cet ouvrage de Georg Lukács rassemble plusieurs articles écrits par l’intellectuel marxiste à la fin de la seconde guerre mondiale, et inédits en français. Ces articles exposent ses réflexions politiques et historiques face à la découverte des camps d’extermination.
La théorie raciale constitue le cœur de la prétendue « conception national-socialiste du monde », elle est la base idéologique de toutes les atrocités que les nazis ont commises en Allemagne et dans le reste du monde, durant la guerre comme durant la paix qui l’a précédée. L’important ici n’est absolument pas de savoir si tous les soldats allemands, ou l’ensemble de la population civile allemande ont véritablement été pénétrés par la théorie raciale, ou même s’ils la connaissaient en général. Il est de toute façon certain que de larges couches sont devenues, sciemment ou inconsciemment, les complices actifs ou passifs des atrocités des nazis ; avec la théorie raciale, on a pu avoir l’impression qu’un peuple aussi grand que le peuple allemand, un peuple au passé si glorieux, s’était avili au point de se transformer en une bande de bourreaux, de pillards, de meurtriers et d’incendiaires.
La barbarie nazie est un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Évidemment, il y a eu à diverses reprises, au cours du progrès inégal et contradictoire de la société, des périodes de sombre réaction. L’humanité a connu à maintes occasions des temps obscurs de régressions cruelles, où l’on se déchaînait de toutes ses forces contre le progrès. On a connu l’oppression et la persécution d’une religion par une autre, d’une classe et de son parti par une autre. Mais tous ces faits tristes et honteux pâlissent devant le nazisme. Celui-ci a opprimé et persécuté tout ce qui ne se soumettait pas pleinement et entièrement à lui. En Allemagne, du communisme au catholicisme, toute expression de pensée déviante a été punie par la prison et le camp de concentration, la torture et l’exécution.
Nous voyons combien l’extension et l’élargissement quantitatif de la terreur réactionnaire ont entraîné quelque chose de qualitativement nouveau. Un régime réactionnaire qui opprime de la sorte toutes les tendances sociales et idéologiques, qui uniformise l’ensemble de la vie de façon aussi réactionnaire et qui s’étend de manière aussi « totale » à toutes les manifestations vitales de l’homme, il n’y en avait encore jamais eu dans l’histoire de l’humanité.
Mais la transformation de la cruauté de la force réactionnaire, par sa quantité, en une qualité nouvelle, s’est également manifestée dans sa technique de mise en œuvre. Aux époques antérieures, les organes de la terreur blanche, de la régression réactionnaire, étaient en général des mercenaires : une soldatesque payée et fanatisée, le lumpenprolétariat et la bourgeoisie déclassée. Devant la fureur d’une restauration réactionnaire, les larges couches populaires restaient généralement des spectateurs épouvantés et intimidés. Pour ses mesures cruelles d’oppression contre tout progrès humain, le nazisme s’est appuyé quant à lui sur un puissant parti de masse comptant des millions de membres et sur de nombreuses organisations d’aide. La propagande a touché des millions de gens, attirant sous l’influence de ces organisations nazies des millions de gens, les faisant par-là complices de leurs atrocités. Fanatisant et hypnotisant une grande partie du peuple par sa démagogie nationale et sociale, elle l’a conduit à participer activement à cette terreur réactionnaire. Et une grande partie de ces masses qui ne succombaient pas ou ne succombaient que partiellement à cette hypnose ont été tellement intimidées et désarmées par la suggestion de masse qu’elles ont non seulement laissé se produire les atrocités sans protestation, mais y ont même participé. De cette situation singulière, il a pu naître cette idée fausse — malgré tout — qui identifie le nazisme au peuple allemand.
Finalement, cette effroyable puissance de masse reposait sur un arbitraire parfait. La « révolution national-socialiste » avait un but tout à fait défini et réactionnaire : faire des cercles les plus réactionnaires de l’impérialisme allemand les maîtres absolus de l’Allemagne et du monde entier, cela à l’aide d’une Allemagne complètement militarisée, capable de transformer tous les peuples en ilotes robotisés au service des grands propriétaires fonciers et des maîtres de l’industrie d’armement. Mais de cet objectif concret, on ne parle nulle part dans le programme nazi. Ce programme destiné aux masses et démagogiquement diffusé dans le peuple était au fond une accumulation, une juxtaposition d’exigences et de revendications, qui se contredisaient de façon grotesque. Avec une grossière démagogie de camelot, la propagande promettait à chacun tout ce qu’il souhaitait, avec cette réserve cynique que le pouvoir nazi n’avait nulle part et jamais été engagé par de quelconques formulations d’un programme. C’est ainsi qu’avant la prise du pouvoir, on promettait une baisse de loyer aux locataires, et une hausse aux propriétaires ; une hausse des salaires aux travailleurs, et une baisse aux capitalistes, etc. C’est ainsi que la diplomatie allemande promit toute la Transylvanie à la Hongrie, et aux Roumains la rétrocession des territoires de cette même Transylvanie accordés à la Hongrie.
Le peuple n’a pas saisi ces contradictions, ou bien de façon très insuffisante. Face à la situation sans issue ni perspective produite par la terrible crise de 1929, les masses populaires désespérées furent placées dans un état d’ivresse et d’hypnose, fruit de la démagogie nationale et sociale des nazis, démagogie par laquelle elles renoncèrent à toute critique pour mieux espérer en un miracle de la « révolution national-socialiste ». La direction nazie sut exploiter cette ivresse de masse avec le plus grand cynisme. Et le moyen idéologique de cette tromperie de masse — toujours changeante dans son contenu, mais toujours identique dans son objectif et sa méthode — c’était précisément la théorie raciale.
La théorie raciale a permis aux nazis de détourner l’aspiration à une renaissance nationale et sociale de la nation allemande au profit d’une doctrine démagogique de domination allemande sur le monde. Selon la théorie raciale, les aryens, et surtout les germains, et parmi ceux-ci avant tout les Allemands, sont la race appelée à la domination mondiale, la seule race de haute valeur véritable, celle qui doit régner « naturellement » sur les « mauvais métissages, les bâtardisations médiocres ». Assurément, prêchaient Hitler et Rosenberg, le peuple allemand s’est éloigné, au cours du xixe siècle, de la voie du développement racial. Son histoire, disaient-ils, montre des phénomènes et des institutions d’État qui ne correspondent pas à l’essence raciale de la germanité, qui ne sont pas « adaptés » [1]. (En faisaient partie en premier lieu la démocratie et le socialisme.) Le devoir de la « révolution national-socialiste » serait donc de ramener le peuple allemand à la pureté raciale, de lui donner une structure politique et sociale « adaptée », rendant la nation allemande apte à dominer le monde.
D’une part, la théorie raciale proclame que toutes les différences sociales, les classes, etc. ne seraient que des phénomènes superficiels insignifiants, des inventions d’éléments étrangers à la race [2] (en premier lieu les juifs). Elle proclame aussi que tous les Allemands, dans la mesure où ils sont de race pure, forment une nation unie et indivisible. D’autre part, elle propage l’affirmation selon laquelle il ne pourrait y avoir aucun accord, aucun compromis entre des races distinctes. Tout mélange racial serait dommageable pour la race supérieure. Les races ne pourraient pas coexister pacifiquement ; elles devraient, soit s’anéantir, soit se soumettre les unes aux autres, il ne pourrait y avoir que des relations de maîtres à esclaves.
En vertu de cette théorie raciale, quiconque en Allemagne en contradiction au nazisme, chercherait un renouveau véritable de sa patrie, quiconque ne renoncerait pas à ses droits, serait déclaré un « sous-homme étranger racial », à l’encontre duquel la cruauté sans retenue, l’oppression tyrannique illimitée, serait le seul moyen « adapté » possible.
En vertu de cette théorie raciale, tous les peuples ont été considérés comme des objets d’exploitation au service de l’impérialisme allemand. Dès avant la guerre, tous les peuples non-germaniques furent déclarés « races inférieures », dont la vocation « naturelle » ne pouvait être que d’exécuter un travail d’esclave pour la « race des seigneurs ». La pratique de la guerre a ensuite supprimé la différence entre peuples germaniques et non-germaniques. Les Danois, Hollandais, Norvégiens, ont été tout autant impitoyablement opprimés et exploités que les « étrangers raciaux » tels que les Serbes, les Tchèques, les Grecs, les Ukrainiens, les Polonais, etc. Naturellement, les peuples opprimés se sont défendus là-contre de différentes manières. À côté de mesures de répression, le fascisme allemand mobilisa là encore la « théorie raciale ». Une circulaire signée par Alfred Rosenberg et Martin Bormann expliquait ainsi que les peuples nordiques ne sont pas de précieux aryens, mais un mélange de peuples, une race abâtardie par des éléments finno-mongols, slaves, gallo-celtiques etc. En conséquence, les Allemands seraient à considérer comme les seuls véritables représentants du pur noyau aryen. La théorie raciale se présente alors ouvertement et cyniquement comme l’idéologie de la réduction en esclavage de tous les peuples, comme l’idéologie de la suprématie illimitée des Allemands.
On voit par cet exemple avec quel arbitraire cette « théorie » a été transposée dans la pratique. L’arbitraire se trouve dans la nature même de la chose, car l’élément décisif est, dans chaque cas particulier, la théorie raciale, avec sa mystique. Puisque les peuples non-allemands ont donc vocation, par la « nature », par la « loi » de la race, à servir les Allemands, il est complètement indifférent de savoir par quels moyens, tromperie ou pure violence, ils seront amenés à accomplir cette vocation « éternelle ». Comme le renouveau du peuple allemand présuppose la pureté raciale de ses membres et le caractère « adapté » de ses institutions, il est complètement indifférent de savoir par quels moyens cet objectif sera imposé. Par rapport aux sous-hommes étrangers raciaux, qui « polluent la pureté et la force de la race germanique », tout moyen est permis. Qui appartient au peuple de race pure ? Il n’existe pour cela, encore une fois, aucun critère objectif. Les nazis eux-mêmes, — et en premier lieu leur Führer, dont la « figure rédemptrice » incarne la pureté de la race — décident souverainement qui doit être considéré comme de race pure. Par rapport à la voix de pureté de la race, toute remarque de la raison, toute critique sur les actions du « Führer » doivent se taire. Celui qui ne se soumet pas aveuglément à ses ordres se démasque, par le seul fait qu’il critique, tel un élément de race impure, abâtardi, et il peut donc, « de façon pleinement justifiée », être livré comme hors la loi à la terreur la plus tyrannique.
La théorie de la race culmine ainsi, avec la logique de l’illogisme, dans la mystique entourant la personne du « Führer », Hitler. Pour l’essentiel, la théorie raciale demeure un secret, un mystère, un mythe, peu importe que l’on ait sans cesse essayé de lui donner un fondement pseudo-scientifique. Toute résolution, aussi bien sur des questions de principes que sur des problèmes particuliers, est une proclamation mystique du « Führer ». Raison et entendement, pour autant qu’ils n’aient pas été avilis au service de la démagogie de la théorie raciale, sont réprouvés et persécutés. La parole d’un individu médiocre comme Hitler (la parole de l’impérialisme allemand sanguinaire et rapace) tranche avec autorité sur toutes les questions, ne tolérant aucune résistance, et indique les mots d’ordre pour chaque action barbare.
C’est ainsi que se concentre, dans la théorie raciale, le fondement « théorique » de la barbarie la plus effroyable que l’humanité ait connue jusqu’à présent. Il est indifférent pour notre exposé que cette théorie raciale, d’un point de vue scientifique, soit une caricature ridicule. Il est également sans intérêt qu’en tant que croyance propagée par des moyens démagogiques — comme succédané nazi de la religion — elle soit d’une ineptie sans nom. Dans une période qui a été celle de la crise nationale et sociale la plus profonde que le peuple allemand ait connue, des aigrefins habiles sont parvenus à exploiter démagogiquement le désespoir des plus larges masses et, avec leur aide, à accéder au pouvoir. Aussi absurde que soit le contenu, aussi nulle que soit l’argumentation, aussi cynique qu’en soit l’application, il n’en reste pas moins que nous avons à faire ici à la base idéologique d’une nouvelle irruption barbare dans la civilisation, une tentative de détourner l’humanité du chemin qu’elle a parcouru pendant des millénaires, de réduire à néant les résultats d’une lutte millénaire pour la civilisation et la culture. Ce n’est pas simplement de la pratique barbare des nazis qu’il est question ici, mais aussi et surtout de la « théorie » de la barbarie, de la promotion de la barbarie au rang de principe de l’action humaine. C’est pourquoi la théorie raciale est avant tout un ennemi du progrès humain, parce qu’elle entreprend d’écarter fondamentalement et d’éliminer l’égalité en droit des hommes et des peuples.
Le combat contre le nazisme est de ce fait un combat pour la liberté et l’égalité en droit des hommes et des peuples. Par la théorie raciale et sa transposition dans la pratique, les conquêtes les plus importantes que l’humanité s’est acquises par des millénaires de combat se trouvent menacées.
Personne ne soutiendra que dans la plupart des sociétés actuelles, il existe une véritable et parfaite égalité en droit. Mais quelle que soit la manière dont on juge les faits actuels, il n’y a plus de débat au sein de l’humanité civilisée à propos de l’égalité en droit des hommes et des peuples. Il y a eu, et il y a toujours, des controverses quant à l’interprétation de ce principe et la bonne façon de le comprendre. Ces différences d’opinions engendrent les forces primordiales qui, aujourd’hui, entraînent un progrès intellectuel. Il n’y a que les nazis pour vouloir faire tourner à l’envers la roue de l’évolution, et édicter comme loi suprême une inégalité fondamentale, une contestation du principe de l’égalité en droit entre les hommes et les peuples.
Évidemment, ceci n’a pas été la seule tentative des réactionnaires visant à s’opposer au progrès de l’humanité. Dans l’histoire des tentatives de restauration réussies ou ratées, on découvrira toujours un trait commun. À chaque fois en effet que l’humanité, par suite de grands combats, a gravi un échelon de plus dans l’égalité en droit des hommes et des peuples, la réaction a essayé d’empêcher ce mouvement de progrès, de l’annuler, et de remettre en vigueur l’inégalité archaïque. Pensons à l’idéologie et à la pratique de la Restauration après la grande Révolution française. Son aspiration visait à remplacer les bases sociales de la société bourgeoise, — créée par les combats pour la liberté des peuples anglais, américain et français au XVIIe et XVIIIe siècles — par un retour à la stratification des ordres féodaux. Nous savons que ces tentatives, en dépit de succès politiques momentanés, ont échoué lamentablement quant à l’évolution économique et sociale.
Ce n’est pas un hasard si ce sursaut de la réaction a suivi la grande Révolution française (et la Déclaration d’indépendance des États-Unis). Car dans ces révolutions, les bases politiques et juridiques de la société bourgeoise moderne, de la culture et de la civilisation modernes ont été posées : l’égalité devant la loi, l’égalité des droits politiques et des devoirs, l’égalité en droit des peuples. Avec cette proclamation des droits de l’homme, l’humanité a fait un pas en avant décisif, qui a déterminé le caractère de toute la période à venir, dans sa dimension comme dans ses limites, dans ses aspects positifs comme dans ses aspects négatifs de ces principes fondamentaux.
Aussi radical qu’ait pu être ce tournant dans l’histoire de l’humanité, il n’est pourtant que le point culminant de tendances sociales et idéologiques millénaires, de rêves millénaires des meilleurs représentants de l’humanité. Il n’existe pas de peuple où, sous une forme quelconque, la légende de l’âge d’or ne soit pas restée vivante ; le souvenir d’un état d’égalité complète dans lequel vivait l’humanité autrefois, mais qu’elle a perdu au cours de l’évolution. Depuis les recherches fondamentales de Bachofen [3] et de Morgan [4], nous savons que cette légende a des fondements historiques. Mais nous savons également que la perte de ce paradis de l’enfance de l’humanité ne fut pas la conséquence d’un péché mythique, comme les légendes le décrivent, mais la nécessité d’airain du développement historique. Nous savons que les états d’inégalité criante des droits entre les hommes ont été des étapes nécessaires de l’évolution de l’humanité jusqu’à nos jours.
La nécessité historique n’est cependant jamais un fatalisme aveugle. Les meilleurs et les plus grands penseurs ont toujours, au nom de l’avenir de l’humanité, élevé une contradiction à l’inégalité existant à leur époque, quelle qu’ait été sa nécessité économique et sociale. L’antiquité reposait, par nécessité économique, sur une stricte séparation inégale entre hommes libres et esclaves ; entre Grecs et barbares, romains et barbares, s’élevaient de hautes barrières. Mais nous trouvons déjà chez Hérodote la tentative sérieuse de comprendre la spécificité des peuples étrangers et d’apprendre d’eux. Par la suite, se dessine une tendance ascendante, passant par les auteurs tragiques jusqu’aux stoïciens et Épicure, jusqu’aux sectes à mystères de la fin de l’antiquité, il s’agit à chaque fois d’une lutte pour surmonter intellectuellement les limites sociales de sa société propre, pour reconnaître les esclaves comme des êtres humains intrinsèquement égaux en droits, pour comprendre les peuples barbares, pour effacer intellectuellement l’inégalité entre les hommes.
Il n’est pas possible ici de décrire, même sous forme d’esquisse, ce combat plein de péripéties entre progrès et réaction, entre liberté et oppression, entre égalité en droit et inégalité. Ce combat est le contenu essentiel de l’histoire de l’humanité, de la pensée humaine, de l’évolution de la culture et des sentiments.
Notes
[1] Le mot arteigen est l’un des nombreux termes allemands forgés par les nazis. La contrepartie est artfremd ou étranger au caractère racial.
[2] Rassenfremd : étranger par la race, allogène.
[3] Johann Jakob Bachofen, (1815-1887), juriste, philologue et sociologue suisse, théoricien du matriarcat.
[4] Lewis H. Morgan (1818-1881), anthropologue américain. Engels s’appuie largement sur ses travaux dans L’Origine de la famille, de la propriété privée, et de l’État.