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À PROPOS D’UNE NOUVELLE DE PHILIPPE K. DICK

Lien publiée le 24 juin 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lundi.am/Pouvoir-et-memoire-A-propos-d-une-nouvelle-de-Philippe-K-Dick

Il est des points de vue sur l’avenir qui sont aussi des points de vue sur l’envers. Des points de vue sur l’envers du présent. Après Dostoïevski, voici Philipp K. Dick et sa courte nouvelle intitulée Le dernier des maîtres. Cette fois notre taupe préférée essaie de déterrer les postulats dickéens de sa raison tactique. Les postulats de sa conception présumée du pouvoir et de son anéantissement. Les auteurs posent partout des arts de s’en sortir qui sont aussi des arts de vivre, le critique ut talpa a pour désir profond d’en faire un arsenal : un arsenal de stratagèmes imaginaires. En voici une petite esquisse.

La science-fiction de Philippe K. Dick n’est pas science-fiction de la technique, mais science-fiction du pouvoir et de l’esprit. Science-fiction des morbidités psychiatriques et des régimes déviants. Toujours, il y a eu un événement qui fonde. Et de cet événement s’en suit : l’état du monde, l’état de la psyché. Dans sa prison psychique quelqu’un culpabilise. Depuis l’irradiation naissent les rampants. La guerre a fait des hommes une espèce étrangère à la terre. Et l’insurrection victorieuse traque les derniers maîtres.

La littérature, la science-fiction, plutôt que d’être un recueil des manières de vivre, est un arsenal de stratagèmes imaginaires. Les auteurs, comme K. Dick, y font des hypothèses sur l’issue des adversités. Latentes, leurs hypothèses se changent en récits bordés de postulats. La plupart des nouvelles sont des diégèses secrètement tactiques. La littérature recèle en tous ses plis ce que nous avons appelé ailleurs : la poétique tactique. C’est pourquoi, à lire Le dernier des maîtres, nous ne faisons pas qu’esthétiser nos vies. Nous décelons aussi une politique rudimentaire. Des paris théoriques sur la structure de la domination.

Dostoïevski distinguait la Souris du Taureau, le sous-sol du Palais. Son hypothèse, concernant la relation de l’individualité au système parfait de la société Saint-Simonienne ou Positive, était une hypothèse anthropologique. L’homme se définissait par un vouloir vital ingrat qui excède tout objet déterminé du vouloir. Ce qui le damne le sauve : son incurie, sa volonté de vouloir. Dans Le dernier des maîtres, K. Dick oppose la Ligue à la Machine, l’Anarchisme contre la Hiérarchie. La question de K. Dick est : à la suite de l’insurrection, qu’en est-il du pouvoir ? Comment se maintient-il et pourquoi ? L’hypothèse de sa nouvelle : le pouvoir réside dans la mémoire des machines. Il ne s’agit plus d’anthropologie, mais de psychologie et de technologie : de psychologie des machines. De cette hypothèse, K. Dick forge une conception rudimentaire de l’armature et de l’effondrement de l’État. Si la hiérarchie réside dans la mémoire d’un robot de gestion sociale, si le pouvoir est une technologie complexe dont la perte ou l’oubli est possible, alors s’en défaire est très simple : détruire la machine centrale, le robot gestionnaire, le cerveau mécanique – libérer les hommes de la « ratière » et du « petit monde » artificiel qu’on leur propose. Cette hypothèse néglige peut-être un peu rapidement la mémoire organique des hommes. C’est pourtant elle que nous allons explorer.

*

« Ici il n’y a personne qui ait partie liée avec la notion de gouvernement ! Nous sommes tous des gens honnêtes. » L’insurrection a réussi. La honte est du côté des gouvernants. La terre est sillonnée par la Ligue. Ce « service de protection de la planète ». Comme déracinant les mauvaises herbes, la Ligue veille à ce que ne renaissent pas les gouvernements. « Nous sommes en présence d’un paradoxe : un gouvernement d’anarchistes… un anti-Etat, en somme. Au lieu de diriger le monde, ils se promènent sur les routes afin de s’assurer que nul ne le fait à leur place. » Imaginons : victoire de l’immanence anarchique dans un monde archaïsé. Défaite des maîtres et possesseurs. Défaite des verticales ascendantes et de toute hiérarchie. L’envers de notre monde à nous : l’anarchie majoritaire traque les derniers ilots de monarchies mineures. Ceux qui se cachent, ce sont les hommes anachroniques de la Machine et de la discipline. Voilà l’état des lieux. Il est carnavalesque sans être drôle.

Un tel renversement étant posé, K. Dick demande : comment l’insurrection a-t-elle vaincu ? « Dans le monde entier, les gens se sont levés, ils se sont arrêtés au beau milieu de leurs occupations... » Voilà les faits. Mais pourquoi ? Mais comment ? Comment se lève-t-on ? Certains font une hypothèse dont nous savons qu’elle est fausse : l’hypothèse selon laquelle il suffirait de prendre conscience de l’inutilité du pouvoir. « - C’est par la France que ça a débuté ! Démentit violemment le petit barbu à lunette. Elle est restée sans gouvernement pendant tout un mois et c’est là que les Français se sont rendu compte qu’ils pouvaient s’en passer. » Mais nous savons que ce n’est pas la vacance du pouvoir qui fait la révolution, il faut quelque chose de plus solide. C’est pourquoi Dick répond : « - Non, ce sont les manifestations qui ont tout déclenché, le reprit la fille brune. C’est là-bas que les émeutiers se sont mis à démolir les bâtiments gouvernementaux. En Allemagne de l’Est et en Pologne. D’immenses foules de travailleurs inorganisés. » L’hypothèse originaire de Dick, donc, c’est : l’émeute croît et l’emporte partout. Au commencement était l’émeute. « Ensuite, les émeutes ont gagné la Tchécoslovaquie, l’Autriche, la Roumanie, la Bulgarie, puis la France et l’Italie. » À la question d’où vient l’insurrection, on répondra : de la généralisation de l’émeute. Mais, et l’émeute ? D’où vient-elle ? Dick ne le dit pas. Elle est la mutation des manifestations devenues destructrices. Elle concerne les travailleurs. Quelque chose à voir avec l’exploitation. On en saura pas plus. Ce n’est pas le cœur de l’intrigue.

Autre question alors : comment les émeutes se sont-elles maintenues ? Après tout, les émeutes, en général, ça ne dure pas. L’hypothèse de K. Dick est banale. L’imitation, l’inspiration. D’accord, ça explique la généralisation de l’émeute. Mais pourquoi ne l’écrase-t-on pas ? Autre hypothèse banale de Dick : les soldats ne tirent pas sur leurs proches parents. Dick néglige ici toutes les tactiques de la contre-insurrection pour empêcher les fraternisations : rotation des troupes, mobilisation loin de la région natale ou sociale. Passons. Une autre question se pose alors : d’accord, on ne tire pas sur ses frères et sœurs. Mais bon comment empêcher qu’un petit groupe d’émeutiers décident de reconduire le pouvoir à son avantage ? Réponse : en prenant d’assaut le pouvoir, on fit sauter tous les silos nucléaires, et avec eux, les bases militaires de toute la terre. Donc : pour tenir l’émeute, il a fallu des fraternisations et une destruction radicale et massive de tout l’armement. Est-ce tout ? Non. Dick ajoute quelque chose. À côté des fraternisations et de la solution apocalyptique, il y a quelque chose que les personnages nomment « puissance » : « C’est que nous étions puissants, à l’époque ! Le gouvernement n’a rien pu faire contre nous, lorsque nous avons décidé de passer aux actes. » Ainsi, l’hypothèse de Dick sur la victoire de l’insurrection parie sur trois termes : la compassion des parentèles, l’éradication rapide de toute force armée, la propagation puissante de l’émeute. Voilà comment l’insurrection finit par s’imposer. Ce qui nous fait : deux propositions mystiques : l’empathie des apparentés (comme si la guerre civile n’était pas la haine au sein de la famille, interne au sang) et l’existence de la «  puissance  » (dont nous ignorons tout). Deux propositions mystiques donc, plus une proposition semi-suicidaire et apocalyptique : faire sauter les silos. Autant dire que le stratagème envisagé par Dick est loin de satisfaire notre raison tactique. Une bonne tactique devrait, au contraire, diminuer, par rasoir d’Ockham, le nombre de ses postulats mystiques et de ses propositions chaotiques. Voilà donc pour les prémisses de la pensée de Dick concernant la structure du pouvoir.

Nous sommes en position de départ. Au niveau de l’Événement. Il faut remarquer qu’avec Dick, il y a toujours un événement, en amont du temps, à l’origine de la situation présente. Or ceci encore est un postulat. L’Ecclésiaste en aurait un autre : rien de nouveau sous le soleil, il ne s’est rien passé hier, qui ne soit semblable à aujourd’hui. Donc, résumons le point de départ : l’Événement : « puissance » → manifestations → émeutes → fraternisations avec la police → explosion des arsenaux = victoire.

*

Maintenant, nous voulons savoir comment, dans le monde post-étatique, post-hiérarchique, le pouvoir subsiste-t-il malgré tout. Nous savons comment la Ligue Anarchiste sillonne le monde dans le but de défaire les retours de l’archè(du commandement). Mais comment l’archè revient-elle ? D’abord, au commencement, il y a l’éveil engourdi d’une conscience : « Il reprenait conscience. Mais c’était sans enthousiasme qu’il revenait à la vie. Le poids des siècles, une lassitude intolérable l’écrasaient. L’ascension était pénible et il aurait hurlé s’il avait eu de quoi. Et s’il n’avait pas commencé à se réjouir quelque peu. » Mais de qui s’agit-il ? De Bors. Qui est Bors ? Un robot. Une machine de gestion. Si le pouvoir fait retour, il fait retour par la conscience d’une machine douée des compétences de l’administration. En disant cela, nous esquissons l’hypothèse de Dick touchant la question de l’origine du pouvoir, de sa source. Selon Dick, le pouvoir n’est pas une relation que les hommes établissent spontanément entre eux. Il dérive de techniques, de technologiques, de savoir-faire. Le pouvoir n’est pas de l’ordre de l’instinct, de l’agression. Il est entièrement machine. Mais cette hypothèse a des suites. La conséquence immédiate est que le pouvoir a un centre, un principe unique, qu’il est monarchique : « Vous savez bien que je suis le seul à pouvoir maintenir cette société en ordre de marche alors que partout ailleurs règne le chaos ! Sans moi, tout ceci s’écroulerait et il n’y aurait plus que de la poussière, des ruines et des herbes folles. Le monde extérieur fonderait sur vous pour faire main basse sur l’ensemble ! ». Sans moi, dit Bors, le désert. Moi ou la ruine. Et voilà une deuxième conséquence : il y a d’un côté l’ordre, de l’autre, le chaos. Le pouvoir repose sur la conscience d’une machine qui connaît les techniques de mise en ordre et de gestion. Par conséquent, il n’y a pas d’ordre sans machine. L’existence de la machine pose l’ordre, là où son inexistence promet l’effondrement. Voici donc les hypothèses de Dick : le pouvoir est centralisé, il ne dépend que des technologies de pouvoir, et il établit un ordre. Le contraire consisterait à dire : le pouvoir est partout, il n’a pas de centre, il passe dans les corps, il est technologique mais en un sens général et flou, à la Foucault, et surtout, il n’est pas personnel, il n’est pas monarchique. Autre idée contraire : le pouvoir fonctionne par le désordre et le chaos, dans l’ordre, il n’y a rien à régir. Dick n’est pas si loin de cette idée, néanmoins, le désordre y est l’objet que l’on repousse et non celui que l’on emploie.

Donc, Bors est la personnalisation et l’unification dans la figure de la Machine de l’ensemble des technologies administratives qui définissent le pouvoir comme facteur d’ordre. Avec Bors nous avons : le monarque et l’architecte-ingénieur. Bien, mais est-ce tout ? Non. Dick pose autre chose, une conséquence évidente de son équivalence entre pouvoir et machine. Laquelle ? L’ordre qu’établit la machine est, évidement, c’est presque trivial, un ordre artificiel. Voilà ce que disent deux membres de la cité de Bors : Fowler à McLean : « La tâche est trop lourde pour lui. Il sait que tout repose sur lui. Que tout s’effondrera dès qu’il aura le dos tourné ou qu’il baissera les bras. C’est que ça demande du travail de vouloir s’isoler complètement du monde réel, de faire tourner cet univers en réduction. » Voici la conséquence qui vient achever l’hypothèse du pouvoir-machine : elle implique un arrière-monde, un autre-monde, un monde réduit ou miniature, une maquette du monde, un sous-monde. Ce monde réduit, pour pouvoir être déterminé comme ordre, pour pouvoir dépendre de Bors, doit donc être séparé et coupé du dehors. Empire artificiel dans l’empire du tout. Ainsi l’hypothèse de Dick repose-t-elle sur cette idée : le pouvoir reviendra partout où l’on enregistrera les techniques de gouvernement et où l’on tentera de reproduire le monde qui leur correspond. Le pouvoir a un substrat technique. Il dépend de la mémoire des machines. Pour exister, le pouvoir se doit de sécréter le monde qui correspond à ses moyens techniques de faire monde. Partant : il doit réduire le vrai monde à son code.

Dans le long extrait suivant, nous avons peut-être, de manière romancée, une théorie entière du pouvoir :

« La vue qu’on avait du haut de ces marches lui plaisait. Il aimait s’y arrêter pour contempler son petit monde. La société qu’il avait méticuleusement composée au fil des ans, un élément après l’autre, scrupuleusement et avec un soin infini.

Son univers n’était pas très grand. Les montagnes le contenaient de toutes parts, la vallée formant une cuvette à fond plat et au pourtour violet foncé. De l’autre côté commençait le monde normal : terres parcheminées, bourgs miséreux dévastés par les bombes, fermes effondrées, épaves de véhicules et de machines agricoles, individus poussiéreux errant sans but dans leurs habits faits à la main, réduits à l’état de haillons incolores.

Il avait vu l’extérieur. Il savait à quoi il ressemblait. Les visages inexpressifs, les épidémies, les maigres récoltes, les charrues rudimentaires et les outils surannés, tout s’arrêtait au pied des montagnes. Ici, à l’intérieur du cercle, Bors avait édifié une reproduction exacte et détaillée d’une société disparue depuis deux cents ans. Le monde tel qu’il avait été à l’époque des gouvernements. En ces temps auxquels la Ligue Anarchiste avait mis fin.

Ses cinq bobinages synaptiques contenaient le savoir-faire et les plans de tout un monde que, pendant ces deux siècles, il avait soigneusement recréé, donnant le jour à cette société miniature qui, de tous côtés, jetait mille feux émettait mille bruits, avec ses routes, immeubles, maisons individuelles et usines comme détachés du passé. Et tout cela il l’avait reconstruit de ses propres mains. Des mains aux doigts métalliques, comme son cerveau. »

*

Nous répondons à la question : comment le pouvoir revient-il selon Dick ? Il revient parce que quelqu’un se souvient de comment c’était à l’époque des gouvernements. Et ce quelqu’un n’est pas un homme. C’est un robot et ses « bobinages synaptiques ». Quand il revient, il a besoin d’un monde à son échelle. Quant bien même le monde entier aurait changé. Or Dick garde un certain optimisme sur les hommes du monde réduit, du monde miniature. Contrairement à l’idée selon laquelle le pouvoir produit ses propres hommes à tel point qu’ils perdent jusqu’au désir d’en sortir, la société de Bors est sur le bord de l’effondrement. De sa société, même ses membres sont las. Le monde réduit leur apparaît tel qu’il est et doit être, une ratière.

« — On pourrait peut-être sortir de cette ratière, suggéra doucement McLean. Vous, moi et tous les autres. Et vivre comme des êtres humains.

— Cette ratière…, répéta tout bas Fowler. Oui, des rats dans un labyrinthe, voilà ce que nous sommes. Des rats qui accomplissent les tours qu’on leur apprend, qui s’acquittent de corvées conçues par autrui. »

Pourquoi les membres mêmes de cette société s’y sentent-ils si mal ? On ne sait pas. On ne sait pas pourquoi les Anarchistes seront aidés par les conseillers mêmes de Bors. Peut-être que la réponse est de l’ordre d’une certaine nature humaine. D’un certain instinct qui rejette l’artifice. Dick ne répond pas à cette question. Le monde réduit est ratière, est labyrinthe. Il pourrait être paradis. Il pourrait être cité parfaite. Mais non. Nous pourrions supposer que l’activité des hommes ne se réduit pas à vivre dans une société qui circule et qui roule, mais à résoudre des problèmes qui mettent en jeu, justement, la question de savoir comment ça roule, comment ça circule. Peut-être qu’il y a quelque chose d’insatisfaisant à vivre selon un schéma de doléance envers le Maître et le Sachant : « Bors resta silencieux. Tout autour de lui se pressaient des fonctionnaires et des experts, mais aussi des paysans, des ouvriers, des directeurs d’usine, des soldats… bref, toutes sortes d’individus désireux d’atteindre au plus vite son bureau pour lui soumettre leurs problèmes. L’ordre du jour et ses impératifs. Il y avait les routes à entretenir, les fabriques à gérer, le contrôle sanitaire à assurer, les réparations à faire… Edification ? Fabrication, conception, planification… Autant de difficultés à étudier puis résoudre, et qui ne pouvaient pas attendre. » Peut-être que ce que s’approprie Bors, l’aptitude corporelle de chacun à poser et résoudre des problèmes, la puissance d’agir et de faire, à force de « laisser vivre » les hommes, les rend fondamentalement désoeuvrés. Peut-être que la machine accomplit plus encore que le désenchantement du monde, elle réalise son désoeuvrement. Et ce désœuvrement, qui équivaut à circuler dans le labyrinthe, il ne faudrait pas le comprendre comme quelque chose de bon.

*

Nous approchons de la fin. Mais il reste une question. Comment la société miniature de Bors va-t-elle disparaître ? Comment détruire le pouvoir ? La réponse est évidente. Mais d’abord, passons par le burlesque du récit : quand on apprend que la Ligue Anarchiste a découvert l’existence de la société de Bors, l’armée est immédiatement mobilisée. « C’était une bataille grandiose qui se préparait là. La guerre totale prétendument disparue depuis deux cents ans, véritable vision issue du passé. (…) Une armée fantôme ressuscitait pour repartir à l’assaut. Une horde d’hommes en armes, prêts à mourir au combat. » Mais c’est justement ce qui manifeste l’anachronisme du pouvoir en ces temps sans gouvernements. Car, si d’un coup on voit des troupes armées sortir de la cité et se préparer au combat, il n’y a pas d’armée ennemie à combattre. Les Anarchistes ne font pas d’armées. Il n’y a pas de front. Le Réel n’obéit aux lois du pouvoir qu’à l’échelle du petit monde. En dehors, ses règles, ses croyances, ses rites n’ont plus de sens. « Il ne restait qu’un problème : ils n’avaient personne à combattre. Une erreur avait été commise. Il fallait deux armées pour faire la guerre ; or, une seule avait été ressuscitée. »

Ainsi, une des prémisses de la mort du monde réduit, c’est son anachronisme. Son autisme relativement au monde extérieur. Aux autres mondes. Plus un monde réduira sa portée à l’artifice de son modèle, moins il sera capable de se nouer au dehors. Et plus le moment viendra où il devra faire face à ce Réel qu’il nie. Voilà pour la prémisse. Mais la clé de la déchéance de la cité, c’est, sans surprise l’assassinat de Bors. La destruction du robot. Si tout repose sur lui comme un centre, sa mort entraîne le délitement. Nécessairement. C’est pourquoi l’hypothèse de Dick est rudimentaire sur ce point. Il suffit d’éteindre la machine. D’appuyer sur le bouton « off » du pouvoir. « Le robot était vieux. Il avait vu le jour dans un monde bien différent. Un monde qui l’avait créé et qui survivait à travers lui. Tant qu’il existerait, ce monde existerait aussi ; il fonctionnait toujours – en miniature. Sous la forme de cet univers modèle réduit recréé par lui, rationnel et bien organisé, où chaque élément avait sa place savamment calculée. » Selon Dick, si le pouvoir se maintient comme le souvenir récurrent d’une machine, il disparaîtra avec la destruction de sa mémoire. Détruire le pouvoir, détruire le souvenir du pouvoir, voilà la leçon la plus générale que l’on peut tirer de Dick. Encore faudrait-il pouvoir réellement en finir avec le souvenir et ce qu’il refoule.

*

Nous pouvons conclure en tirant deux stratagèmes de Dick. Deux stratagèmes à rapporter au genre littéraire de la « poétique tactique ».

Stratagème I :

Généraliser l’émeute et séduire l’ennemi par la parenté. Lui retirer tous les moyens techniques d’oppression. En pariant sur la mystique de la puissance initiale.

Stratagème II :

Détruire le pouvoir. En détruire la mémoire. La mémoire du pouvoir se trouve dans les machines.

*

Juste avant que la nouvelle de Dick s’achève, on découvre qu’un des conseillers de Bors en a gardé les « bobines synaptiques ». Comme si détruire la mémoire du pouvoir était au fond voué à l’échec. Comme si la tactique de Dick, ici, s’éprouvait elle-même comme impossible. Comme s’il fallait chercher plus loin, ailleurs, explorer l’arsenal de la littérature, y déceler les multitudes de poétiques tactiques, de stratagèmes, jusqu’à ce que notre compréhension de la victoire prennent la consistance d’un savoir.

Ut talpa in deserto...