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Eléments de discussion sur la situation, par Pierre Salvaing
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://aplutsoc.org/2019/06/28/elements-de-discussion-par-pierre-salvaing-28-06-2019/
Nous avons reçu cette contribution du camarade Pierre Salvaing qui répond à certains aspects de notre article du 23 juin dernier. Avant de répondre à cette contribution, nous reproduisons le texte pour le porter à la connaissance de nos lecteurs.
La rédaction.
Eléments de discussion
Je ne prétends nullement exprimer une vérité indiscutable, mais clarifier ma propre analyse autant que faire se peut pour permettre que soient posées clairement quelques questions qui me paraissent importantes.
Je n’en aborderai ici qu’une seule, celle de la situation de la classe ouvrière en France, parce qu’elle domine à mon sens toutes les autres (sur lesquelles les désaccords ou divergences d’analyse apparaissent plus mineures et faciles à discuter).
Mon point de départ au sujet du résultat des élections européennes porte d’abord sur la situation générale de la classe ouvrière en France. Et quand j’écris classe ouvrière, je n’écris pas prolétariat, catégorie plus large qui englobe la classe productrice de valeur et de plus-value. Depuis une quarantaine d’années, la classe ouvrière en France a subi une perte de puissance qui me paraît considérable. Les premières atteintes significatives à sa puissance me semblent avoir été l’attaque contre la sidérurgie commencée en 1978 (si mes souvenirs sont bons). Une remarque : la manifestation du 23 mars 1978 avait inauguré l’apparition massive des « casseurs » qui n’étaient pas encore estampillés « Black-bloks » mais en avaient déjà la même fonction. Depuis, cette fonction s’est, si je peux dire, professionnalisée. Depuis, et après les mines, la plupart des principaux secteurs où se concentrait massivement et puissamment la classe ouvrière ont pratiquement disparu. On peut dire que, là où de Gaulle avait échoué en 1963 avec les mineurs, Giscard puis Mitterrand ont réussi avec les sidérurgistes.
Concomitamment –mais non dans un rapport de cause à effet-, la force des organisations ouvrières censées représenter la classe ouvrière s’est considérablement réduite. Les deux principaux partis, le PS et le PCF (après avoir été, en ordre d’importance, le PCF et le PS), sont en voie de disparition complète. On peut dire d’une certaine façon que leurs directions successives ont sacrifié leurs organisations sur l’autel d’un soutien sans faille à l’Etat bourgeois et à ses gouvernements dans des moments de crise. La preuve en est que leur plus grand affaiblissement correspond aux moments où le PS, avec ou sans le PCF, a été porté à la tête du gouvernement, c’est-à-dire à la gestion des affaires de la bourgeoisie, par des élections. Rien de plus normal : ce sont les moments où le capital de confiance dont ils bénéficiaient au sein de l’électorat ouvrier a été le plus entamé, de par les attaques directes et sévères qu’ils ont osé mener contre leur base politique, contre la classe d’où ils s’étaient construits.
Ces affaiblissements puis quasi-disparitions n’ont jamais profité à la construction d’une avant-garde révolutionnaire –ou s’affirmant révolutionnaire-, on pourrait dire bien au contraire : de la force d’une OCI-PCI jusqu’au tout début des années 80, qui s’affirmait même capable dans les plus brefs délais de construire un parti révolutionnaire de 10 000 militants, ne subsistent aujourd’hui que deux organisations très réduites, résultat d’une scission, et de plus étouffées sous le manteau d’un « parti des travailleurs » fantoche ne prétendant plus être révolutionnaire. Quant à la LCR, elle a suivi un chemin à peu près parallèle bien que très différent dans la forme comme dans l’orientation, en renonçant officiellement à toute référence au « trotskysme », c’est-à-dire à la continuité du mouvement communiste. (De multiples petits groupes ont éparpillé ces forces autrefois rassemblées, groupes dans lesquels nécessairement s’expriment d’abord le sectarisme et un refus d’analyser la nouvelle période historique dans laquelle le monde est entré avec la chute de l’URSS et la disparition de facto du stalinisme).
Ici aussi réside une question essentielle : ces échecs patents, dans une période historique où tout semblait ouvert à des victoires révolutionnaires décisives et à la construction d’organisations reliées internationalement s’affirmant comme avant-garde, laissent ouverte l’interrogation sur ce qu’il faut construire pour parvenir à vaincre définitivement le capitalisme.
Quant aux syndicats ouvriers, ils continuent de suivre l’itinéraire indiqué déjà il y a plus de quatre-vingts ans par Trotsky : vers l’intégration à l’Etat bourgeois, à travers le soutien constant que leurs appareils apportent au fonctionnement et à la préservation de l’Etat bourgeois. Leur affaiblissement est relativement compensé par le besoin vital qu’a la bourgeoisie de leurs services permanents, quotidiens, sans lesquels elle ne possèderait plus dans la classe ouvrière et le prolétariat d’interlocuteurs avertis et expérimentés, capables de juguler et de contrôler les risques inévitables d’éclats et de vastes révoltes. Mais cet affaiblissement a été tout de même assez fort pour que la CFDT devienne, depuis quelques années, la première force à appellation syndicale aux élections professionnelles. On a vu, notamment dans la trahison du mouvement des cheminots de 2018, comment la CFDT a pris la tête de l’organisation par l’ensemble des appareils du sabotage de la résistance opposée par les cheminots.
C’est pourquoi je ne pense pas qu’on puisse se contenter de dire, comme le fait Vincent Présumey : ‘’Faute de force politique et de directions syndicales qui formulent consciemment son mouvement propre, le prolétariat de façon organique et peu consciente cherche à souffler pour contre-attaquer, en assimilant la gravité de la prochaine bordée d’attaques gouvernementales’’. Car les directions syndicales ne se ‘’contentent’’ pas de formuler consciemment le mouvement propre de la classe ouvrière : elles s’y opposent avec tout l’arsenal qu’elles ont constitué et expérimenté depuis de nombreuses décennies.
On peut donc dire, à mon avis, que la classe ouvrière en France est pour l’heure, affaiblie, mutilée et même politiquement décapitée. La métaphore a des limites : la classe ouvrière est toujours vivante. Mais son désarroi se mesure d’abord à ce qu’elle n’a pas les moyens de discerner –et moins encore de combattre- ses obstacles internes. Plus que tout autre peut-être, le mouvement des Gilets jaunes, à son déclenchement, est l’expression à la fois de la situation difficile de la classe ouvrière et de ses capacités de combat, non pas intactes, mais encore efficaces.
Sa situation difficile : les Gilets jaunes sont –ou ont été ?- un rassemblement hétérogène à majorité prolétarienne, mais contournant à la fois les obstacles des appareils syndicaux et les lieux où peut réellement se rassembler d’abord la classe ouvrière – les entreprises-. Dans un développement naturel –et profondément sain- le mouvement des Gilets jaunes a cherché à se doter d’une organisation nationale et d’un programme politique. Mais il se heurte tout aussi naturellement aux limites que sa nature même lui impose. Il reste une représentation du prolétariat par « délégation » si l’on peut dire, et qui dans sa forme première ne peut aboutir qu’à une impasse. Je crois qu’il est nettement et pour le moins exagéré d’affirmer qu’il s’agissait fin novembre dernier d’une explosion pré-révolutionnaire, comme l’écrit Vincent Présumey. Certes il a démontré les limites de la puissance gouvernementale, qui se présentait sans failles jusque-là, forte des succès remportés comme la nouvelle loi avançant vers la destruction du Code de travail et celle détruisant le statut des cheminots. Il a même fait très partiellement reculer le gouvernement, lui arrachant quelques concessions. Cela est dû à la peur qu’il a suscitée dans l’autre camp : pour la première fois depuis bien longtemps, un mouvement prolétarien d’importance nationale se constitue volontairement hors appareils et échappe à leur contrôle. Et quelle aurait été sa puissance s’il avait été ensuite appuyé par les directions syndicales et par ce qui reste des partis ouvriers! Une expression de ce que les militants de l’OCI, s’inspirant de l’élaboration des Congrès de l’Internationale communiste, appelaient jadis le front unique ouvrier.
Il faudra d’autres développements de la lutte des classes pour que, de ce premier mouvement qui échappe au contrôle des appareils, en naissent d’autres mieux équipés théoriquement et politiquement. Je pense que la jeunesse –une partie d’entre elle du moins- y occupera une place bien plus importante que celle, négligeable, qu’elle occupait chez les Gilets jaunes. Nécessairement, à mon avis, les limites de la spontanéité seront trouvées et la recherche d’une clarification théorique et politique rendue visible à un plus grand nombre.
Cela ne signifie pas, bien entendu, que d’autres mouvements, plus partiels, ne continuent à éclater et à se développer dans la classe ouvrière et le prolétariat, comme ceux que pointe notamment Vincent Présumey. Cependant, quels que soient leur intensité et leur courage, dans leur immense majorité, à ma connaissance du moins, ils n’ont pas aujourd’hui encore les moyens d’affronter les appareils syndicaux et de les soumettre à leur volonté, ce qui demeure à mes yeux la question majeure.
L’optimisme à mon avis excessif et non fondé sur les capacités actuelles de combat efficace de la classe ouvrière, qui s’exprime souvent dans ce qu’écrit Vincent Présumey notamment, vient de ce qu’il est difficile d’accepter une situation nouvelle quand on doit une grande partie de son expérience à une autre situation, qui fut bien plus favorable.
Cette question des obstacles internes est depuis des semaines devenue un enjeu réel, concret, du mouvement massif né en Algérie : la « réappropriation de l’UGTA » a déjà abouti au remplacement de son ancien secrétaire général. Elle est si l’on peut dire facilitée par le fait que l’appareil corrompu de l’UGTA est toujours apparu comme un soutien non dissimulé au pouvoir. Mais ce départ se fait sans que l’appareil soit touché. …Et au profit d’un nouveau dirigeant, aussi récusé que le précédent, dont il n’est pas inutile de savoir qu’il est un ancien dirigeant du Parti des Travailleurs Algériens de Louisa Hanoune, exclu récemment du PTA pour son opposition à la direction du PTA, mais certainement pas pour une orientation moins corrompue et plus à gauche. (De ce point de vue, on peut penser à la crise qui a récemment déchiré la direction de Force Ouvrière).
C’est à ce critère-là –la capacité à affronter ses obstacles internes- que le prolétariat montre le degré politique de sa mobilisation. Il est d’ores et déjà en Algérie bien supérieur à ce qui s’est passé en Tunisie et, a fortiori, en Egypte. Il est également très supérieur à ce qui se déroule en France. Mais il demeure forcément freiné et limité par l’absence d’une avant-garde et d’un programme d’action révolutionnaires.
C’est ici que s’interrompt ma réflexion : je n’ai aucune réponse ni aucune proposition à formuler clairement en ce qui concerne ce dernier point, à mes yeux le plus important de tous. Nous sommes aujourd’hui devant un vide sidéral. Mais c’est à ce point –qui comprend, dans l’ordre, bases programmatiques et formes d’organisation- que devront, j’en suis convaincu, s’attaquer les éléments les plus valeureux de ceux qui veulent renverser la domination du capital sur la planète.
Aussi puissants seront les mouvements du prolétariat et de la jeunesse, ils ne parviendront, sans programme d’action ni sans forme d’organisation spécifique incarnant ce programme, à exproprier la bourgeoisie. Or chacun sait dans notre camp que plus tôt sera le mieux.
Pierre Salvaing, 28 Juin 2019