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La mise au placard, une arme de harcèlement massif

Lien publiée le 15 juillet 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.anti-k.org/2019/07/14/la-mise-au-placard-une-arme-de-harcelement-massif/

Alternatives économiques, 8 juillet 2019

L’affaire France Télécom, ce sont trois mois de procès près de dix ans après « la crise », marquée par une série de suicides de 2007 à 2010, 35 dans les seules années 2008-2009. Pendant ces dix semaines, sept anciens dirigeants de l’entreprise ont fait face aux parties civiles, 39 personnes : 19 se sont donné la mort, 12 ont tenté de se suicider et 8 sont tombées en dépression sévère. Elles ont été reconnues par l’instruction comme « victimes d’une stratégie d’entreprise visant à déstabiliser les salariés, à créer un climat professionnel anxiogène, ayant pour objet et effet une dégradation de leurs conditions de travail susceptibles de porter atteinte à leurs droits et à leur dignité ».

Préparer le terrain

Depuis le 6 mai, chacune des audiences au Tribunal de Grande Instance de Paris a construit le puzzle de cette vaste opération de destruction et mutation à marche forcée. Tout a commencé au début de la privatisation : en 2002, Thierry Breton, grand « redresseur d’entreprises » est nommé par le gouvernement pour préparer cette mutation, et faire remonter le cours de l’action. La « réduction des coûts », impératif scandé à l’envi pour soutenir la compétition sur les marchés financiers, est toujours synonyme de réduction des effectifs. Le dirigeant commence par le plus simple : départs massifs à la retraite. En 2004, France Télécom devient une entreprise privée. Et en 2005, le gouvernement sait reconnaître le service rendu et le nomme ministre des Finances.

La règle des 5 M : « M comme management par le stress, Mobilité forcée, Mouvement perpétuel, Mise au placard, Mise en condition de retraite forcée »

Reste qu’il n’est pas simple de se débarrasser de fonctionnaires… S’ils ne seront plus recrutés à partir de 1996, ils ne disparaitront totalement qu’en 2040 ! Didier Lombard prend alors le relais et engage le plan NEXT : 22 200 personnes doivent être rayées des effectifs… et les 80 000 restantes, précarisées, doivent « s’adapter » au tournant commercial.

La règle des 5 M, « M comme management par le stress, Mobilité forcée, Mouvement perpétuel, Mise au placard, Mise en condition de retraite forcée »1 a bien deux visées : soumettre et/ou démettre. La formule de Didier Lombard, « je ferai les départs d’une façon ou d’une autre par la fenêtre ou par la porte » en dit long sur la violence des pratiques managériales qui régnait alors.

Apartheid spatio-temporel

Il s’agit bien là d’une forme de harcèlement moral bien différente de celle qui met en scène un auteur et sa victime. Il ne s’agit plus d’une maltraitance élective mais d’une stratégie qui vise l’ensemble du personnel, attaque les repères professionnels, détruit les liens d’appartenance, discrédite l’expérience et les valeurs des salariés, brise les ressorts psychologiques permettant à une personne de se défendre, neutralise les « résistants » ou ceux qui tentent d’alerter sur les dégâts majeurs de cette « gestion des ressources humaines ».

Un des procédés souvent utilisés dans de tels contextes de harcèlement organisé comme système est la mise au placard2.

Dans tous les cas, les « mises au placard » constituent une dissociation entre l’emploi et le travail. Les formes de détournement des principes d’organisation du travail sont diverses, modifiant le volume et le contenu de l’activité. Elles vont de la privation totale du travail à l’attribution de quelques tâches ne correspondant pas à la fonction occupée, en passant par la prescription d’occupations dérisoires ou absurdes. Remisés le plus souvent dans des espaces périphériques, hors organigramme, sommés de retrouver un poste dans une organisation qui les réduit drastiquement, les placardisés font l’expérience d’un apartheid spatio-temporel.

Les lieux attribués à la placardisation révèle le statut de celui qui y est exilé : y est   remisé ce qui dérange, qui est sans usage, qui est abandonné… ce qu’il faut éliminer. Le processus d’élimination consiste d’abord à pousser hors du seuil (éliminer : e ou ex = hors de et limer = le seuil), externaliser, et isoler. Dès lors, le placardisé est soustrait à la vue, au contact… jusqu’à la suppression pure et simple de son lieu de « travail ».

La mise au placard est aussi suspension temporelle. Le temps du placardisé reste défini par les horaires de travail. Mais il est un contenant sans contenu. Il confronte au vide de l’absence de travail. Le placardisé s’épuise dans l’attente, ce temps sans les autres et sans signification. Et ce sur fond d’un silence terrifiant. Les candidatures sur des postes restent sans réponse, la demande d’explication se heurte à des murs lisses, des évitements, des dénégations.

Comment résister à la désorganisation psychique quand on a le sentiment de n’être plus qu’une apparence, simple figurant d’une situation factice

Nombre de placardisés évoquent ce traumatisme du non-sens, plongés dans un questionnement abyssal sur la signification de ce qu’ils sont en train de vivre, sur les intentions de l’organisation à leur égard, sur les motifs de ce bannissement. Comment résister à la désorganisation psychique quand on a le sentiment de n’être plus qu’une apparence, simple figurant d’une situation factice, quasi irréelle. Condamné comme sans valeur d’usage, improductif, incapable, le placardisé expérimente l’épreuve douloureuse d’une néantisation sociale.

La confiance de soi est toujours fragilisée, parfois jusqu’à la honte. Sans travail, le placardisé ne peut se prouver à lui-même, ni aux autres, qu’il peut. Il n’est personne, ni chômeur, ni travailleur, suspendu entre deux mondes, dans ce vide qui l’absorbe. Les effets destructeurs de cette violence symbolique, de cette mise à mort sociale sont majeurs.

En ces temps d’élagage du portefeuille de participations de l’Etat, de privatisations annoncées ou déniées, mais aussi plus globalement de « rationalisation de la gestion de la masse salariale » des différentes fonctions publiques, et de la prévention du coûts des licenciements dans le secteur privé…,  le harcèlement moral institutionnel pourrait bien être l’instrument privilégié des processus de déstabilisation et d’exclusion.

A moins que le verdict du procès de France Télécom, attendu pour la fin de l’année, ne calme les ardeurs. Le 5 juillet, les procureures ont requis contre les ex-dirigeants la peine maximale : un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.

Dominique Lhuilier est professeure émérite en psychologie du travail, CRTD-Cnam.

  • 1.Ivan Du Roy, Orange stressée, La Découverte, 2009.
  • 2.Dominique Lhuilier, Placardisés. Des exclus dans l’entreprise, Seuil, 2002.