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Je suis un accident sociologique mais pas votre alibi

Lien publiée le 25 juillet 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://blogs.mediapart.fr/faiza-zerouala/blog/240719/je-suis-un-accident-sociologique-mais-pas-votre-alibi

Raconter son parcours quand on est transclasse, soit. Mais autant ne pas piétiner la sociologie au passage. Se livrer dans ces récits de vie sans rappeler le poids des déterminismes sociaux, politiser la question et interroger l’incapacité de notre système scolaire à être autre chose qu’une machine à reproduire les inégalités, cela n'a pas vraiment de sens.

Pierre Bourdieu n’aimait pas trop la télévision. Ironiquement, celle-ci va lui offrir une magnifique illustration de son œuvre. Un dimanche soir, j’ai été captivée par un documentaire fort intéressant, Les bonnes conditions, diffusé sur Arte.

Fort intéressant car il raconte la vie de six jeunes élèves de Terminale de Victor Duruy, seul lycée public du très chic VII ème arrondissement. Entre 2006 et 2013, ceux-ci racontent leurs projets de vie et d’avenir.

Ce film d’une heure et demie, visible ici sur YouTube, réalisé par Julie Gavras -elle aussi fille de mais passons- nous offre donc une merveilleuse incarnation du livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, paru en 1964 mais toujours d’une acuité parfaite (à l’exception des chiffres). 

Ce documentaire raconte comment les héritiers sont toujours dans la place, bien décidés à se complaire dans cette reproduction sociale infinie. Cette armée de gens bien nés  et rien n’est de leur faute à ces individus, je parle du système  va prendre d’assaut les meilleurs postes et positions sociales. 

Sans trop de suspense, à la fin ce sont les riches qui gagnent, et ils vont réussir à intégrer des classes préparatoires prestigieuses. Mais là n’est pas le plus saisissant. Ces enfants privilégiés ne réalisent jamais à quel point ils le sont. Une des héroïnes du documentaire est par exemple persuadée d’avoir retapé par ses propres moyens un appartement de 40 m2 donné par sa grand-mère. Elle mentionne toutefois avoir été aidée par un ouvrier, un léger détail.

Cette anecdote illustre à quel point le privilège peut se vivre dans l’aveuglement total. Ces jeunes semblent inconscients du capital social, financier et culturel dont ils bénéficient sans même l’avoir demandé. Illustration de l’habitus.

Ce documentaire est aussi fascinant parce qu’il parvient à dessiner cette absence de doute chez ces jeunes bien nés. Leur champ des possibles est infini et ils le savent. Il y aura toujours un ami de Papa qui pourra corriger le tir si par hasard Junior faisait une sortie de route.

Bien entendu, ils ne sont pas imperméables aux coups durs, aux décès ou aux problèmes de santé mentale. Mais qui grandit dans un quartier populaire n’est pas non plus immunisé face aux drames ou aux troubles dépressifs. L’idée n’est pas d’opposer les situations de manière manichéenne mais de pointer que les biens-nés, quoiqu’ils fassent, bénéficient de tous les atouts pour réussir leur vie professionnelle et matérielle au moins.

Ce film m’a fait penser à un autre documentaire, vu récemment, à l’opposé du spectre social. Cette fois, l’histoire se passe de l’autre côté du périphérique, comme disent les journalistes paresseux. Un tout autre enjeu se noue. Dans Les défricheurs, de Mathieu Vadepied et Fabien Truong (les travaux de ce sociologue sur la mobilité sociale sont à lire par ailleurs) visible ici jusqu’à la fin du mois, on suit des jeunes de Seine-Saint-Denis. Ces derniers sont pétris d’hésitations sur leur avenir. Ils craignent de se projeter au-delà du baccalauréat par peur d’être déçus. Des jeunes passés par là plus tôt, reviennent pour motiver les uns et les autres. Car une forme de fatalisme point.

Le contraste entre les deux documentaires est frappant. Les jeunes de quartiers populaires sont moins assurés, s’expriment moins bien que leurs homologues aisés.

Eux aussi ne sont pas épargnés par les drames. Dans « Les défricheurs », une mère parle d’un drame qui s’est produit un an auparavant dans la cité. Un jeune a reçu une balle dans la tête sous les yeux de ses amis. Bilal, son fils est traumatisé, par ce décès. Il raconte face caméra comment il a essayé de sauver son ami. Le reste de la bande essaie de se débattre avec le deuil et se dit que son ami disparu restera pour l’éternité figé dans ses 19 ans.

Les Séquano-dionysiens souffrent d’être sans cesse ramenés à leur territoire, là où l’un des jeunes privilégiés raconte être heureux de ne pas avoir eu à sortir des frontières du VIIème arrondissement pour ses études. En définitive, les deux films racontent la même chose, la même histoire de deux points totalement opposés.

Après avoir vu le premier, je me suis fendue de quelques tweets pour conseiller au peuple numérique de le visionner. Chaque jour aussi, je me dis que je dois arrêter cette sale manie qu’est Twitter mais c’est un autre débat. Je n’ai pas été déçue par les réponses.

Quelques uns m’ont accusé d’être jalouse de ces jeunes (Je vous rassure tout va bien). D’autres de ne pas vouloir comprendre que tous les parents veulent le mieux pour leurs enfants (Non évidemment j’ai toujours pensé qu’il fallait les faire souffrir le plus possible).

Mais surtout, certains m’ont expliqué avec une grande originalité que « quand on veut, on peut » et que notre école permet tout à qui s’en donne les moyens.

Évidemment, celui qui m’a opposé cet argument a trifouillé dans son arbre généalogique pour démontrer que sa famille a pu s’élever dans l’échelle sociale. Très bien, mais un cas ne fait pas une généralité. 

Astuce, si vous venez d’un milieu populaire, vous aurez toujours très vite quelqu’un qui vous dira « Moi aussi je viens d’un milieu pauvre, ma grand-mère était ouvrière ». Et vous dira du bout des lèvres que son père est médecin mais bon ça ne compte pas, il suffit de se sentir prolo pour l’être. Mais au risque de créer moult désillusions, les grands-parents cela ne compte pas (sauf s’ils vous ont élevé.) Autre cas délicieux, celui du père établi, bardé de capital culturel mais dont l’enfant qui essaie de créer une connivence de classe avec vous, jure ses grands dieux qu’il a connu une vie difficile et sait ce que c’est de galérer en vous faisant un clin d’œil.

Ces faux transclasses sont une insulte pour ceux qui viennent de milieux populaires. Revendiquer des fausses origines prolétaires, c’est prendre la place de personnes déjà invisibilisées, parfois humiliées. C’est tout leur (nous) voler, y compris une histoire, un vécu, des sentiments qui ne vous appartiennent pas.

Rappel, nous n’avons besoin ni de votre compassion, ni de vos larmes et encore moins de votre fausse solidarité. Il n’y a pas de compétition, soyez juste conscients de vos privilèges, c’est déjà bien assez.

Quant aux tenants du quand on veut on peut, la motivation paie et autres adorateurs du mérite, vous me hérissez le poil. Et pourtant, je suis du bon côté de la barrière car je suis une erreur statistique, un accident sociologique, j’ai fait beaucoup trop d’études, j’ai une position enviable en tant que journaliste dans une officine coupeuse de têtes, bref je suis une survivante de mon milieu social.

C’est un vrai dilemme auquel je n’ai toujours pas trouvé de réponse satisfaisante. Je devrais brandir tout cela comme une fierté mais en réalité c’est plus compliqué que cela. Je ne veux pas être une caution, une « exception consolante » ou une preuve que le système n’est pas si excluant. 

D’ailleurs voici quelques chiffres (pardon) qui vont peut-être doucher votre enthousiasme et vous faire comprendre que le cas de la sœur de votre ami n’est pas forcément transposable à tous et toutes.

Toutes les données confirment donc la sclérose de notre système éducatif et elles n’émanent pas de dangereux gauchistes biberonnés à Bourdieu mais du ministère de l’éducation nationale.

Pêle-mêle, on peut expliquer qu’en CE2, les élèves les moins favorisés obtiennent une note moyenne de 57 sur 100 en français et 58 en mathématiques, pendant que le quart le plus favorisé atteint 87 et 85 respectivement relève l’Observatoire des inégalités.

L’enquête Pisa menée par l’OCDE, toute imparfaite qu’elle soit, relevait en 2016 que près de 40% des élèves issus de milieu défavorisés sont en difficulté et que «seuls 2% des élèves issus de milieux défavorisés se classent parmi les élèves les plus performants ». Notre système éducatif est très inégalitaire pour les enfants de l’immigration : ceux de la deuxième génération obtiennent en moyenne 50 points de moins que les élèves non immigrés alors que cet écart moyen est de 31 points dans les pays de l’OCDE.

Un tri social qui se vérifie dans l’enseignement supérieur. « Plus on s’élève dans les études supérieures, moins on compte de jeunes des milieux populaires et donc plus ce rapport est élevé » explique encore l’Observatoire des inégalités ici. À Polytechnique, on dénombre 1% d’enfants d’ouvriers. Dans l’enseignement supérieur, les enfants d’ouvriers composent 13 % des étudiants en licence. Puis, un écrémage s’opère. Les survivants ne sont plus que 9 % en master et 7 % en doctorat. En revanche, en BTS, les enfants d’ouvriers sont représentés à hauteur de 24 %, ce qui correspond à leur proportion dans la société.

Si vous avez survécu à ce tunnel statistique, vous avez bien compris qu’il est plus difficile pour un enfant de milieu populaire de réussir à l’école. S'il a des parents immigrés, c'est la double peine. Par ailleurs, quiconque a étudié à l’université a remarqué au fil des ans que la diversité – pour parler pudiquement- a disparu dans les amphithéâtres. Oui, là je n’ai pas de chiffres, c’est une observation toute personnelle et intersectionnelle.

Bien entendu, nos tenants du « quand on veut, on peut » plébiscité par la droite et la start-up nation ne sont pas les seuls responsables.

Depuis quelques années, le terme de transclasses est à la mode et c’est heureux. Des auteurs comme Annie Ernaux, Didier Eribon ou Edouard Louis racontent ce sentiment de n’appartenir à aucun monde. D’être indésirable dans leur milieu d’origine car ils ont « changé » et de ne pas être tout à fait soluble dans celui qui les accueille.

Avec un sentiment indécollable, celui de la honte. Celle de devoir répondre qu’on n’est pas parti en vacances de tout l’été ou quand il faut révéler la profession, ou son absence, de ses parents. Albert Camus a mis des mots mieux que quiconque dans Le Premier homme sur cette honte sociale qui l’a étreint au moment de remplir la feuille de renseignement au lycée. Il devait y inscrire que son père est mort des suites d’une blessure au combat en 1914 et que sa mère est femme de ménage.

Cela, des transclasses invisibles, des lambdas l’ont vécu aussi. La journaliste Nadia Daam le raconte dans un récit personnel. Autre récit à lire, celui de Mariame Tighanimine. Dans Différente comme tout le monde, elle raconte comment elle a pu émerger dans le débat public lorsqu’elle portait le voile et tous les préjugés et difficultés qu’elle a rencontrés.

Vous pouvez aussi écouter ce bijou d’une journaliste prometteuse Khedidja Zerouali (aucun lien familial connu entre nous NDLR) qui interroge avec brio et fraîcheur le problème de quitter son milieu. Comme elle le dit à la perfection : « La bourgeoisie ça s’attrape et je le sais. Et moi j’ai beau me battre, tu vois la vraie bagarre, de toutes mes forces avec mon système immunitaire de prolétaire et bien je n’y arrive pas. Je ne suis plus prolo et en même temps je n’appartiendrai jamais à leur monde, à leur caste. » Moi aussi j’ai essayé de ne pas attraper le virus de la bourgeoisie, mais c’est compliqué.

Puis, il y a ceux qui n’ont ni accès à l’écriture, ni sur un blog, ni dans les journaux qui vivent le « transclassisme » au quotidien. Cet enseignant, cet avocat ou ce médecin. Ou même cette assistante de direction qui a connu une ascension sociale par rapport à celle de ses parents. Ce qui peut occasionner pas mal de nuits blanches ou de discussions chez le psychologue pour appréhender cette « névrose de classe ».

Que ces témoignages existent, très bien. Seulement, on marche sur un fil. Je reste un peu mal à l’aise face aux récits de réussite individuelle, dans cette perspective très américaine de role model

Je précise que je l’ai fait ici il y a quelques mois dans une pastille pour faire la promotion de la classe prépa égalité des chances de l’ESJ Lille et du Bondy blog. Je ne sais pas si c’était une bonne idée mais je l’ai fait pour essayer d’interroger l’absence de diversité sociale et ethnique dans le journalisme, un problème majeur selon moi, mais c’est un autre sujet.

Parce que raconter son parcours, soit, mais autant ne pas piétiner la sociologie au passage. Se livrer dans ces récits de vie sans rappeler le poids des déterminismes sociaux, politiser la question et interroger l’incapacité de notre système scolaire à être autre chose qu’une machine à reproduire les inégalités cela ne sert pas à grand-chose.

À part recueillir des compliments de type « Bravo pour ton parcours », parfaits pansements pour l’égo, et devenir un alibi du type « Regarde si elle a réussi tout le monde peut le faire » à quoi bon ? Dire « J’ai grandi élevé par les loups, puis j’ai appris à lire tout seul et aujourd’hui je suis avocat et je travaille aussi à la Nasa » n’est pas toujours utile sauf à combler des failles narcissiques.

D’ailleurs la réussite, qu’est-ce-que c’est ? Un plombier qui gagne très bien sa vie a-t-il échoué car il exerce un métier qui n’est peut-être pas le plus valorisant socialement ? Pour d’autres, avoir une famille heureuse peut suffire à rendre heureux.

Et que dire de ceux qui ont quitté leur pays, leurs racines, leur histoire, ceux qui se sont levés des années durant à des heures indues pour aller pointer à l’usine, nettoyer des bureaux ou des bâtiments publics les mains ravagées par les produits ménagers chimiques ? Eux n’auraient-ils pas réussi leur vie ?