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La gauche radicale risque-t-elle de faire réélire Trump ? Par Slavoj Žižek
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le débat fait rage entre démocrates, mais le philosophe slovène rappelle que la stratégie modérée d’une Hillary Clinton a déjà échoué.
Au cours du deuxième volet du débat – particulièrement vif – des primaires du parti démocrate, le 30 juillet dernier, John Hickenlooper, l’ancien gouverneur du Colorado, a mis en garde les sympathisants du parti, les avertissant que voter pour Bernie Sanders, pour son projet d’assurance maladie universelle, pour son « Green New Deal », son New Deal écologiste, et ses autres propositions radicales, équivaudrait à offrir à Trump une réélection sur un plateau.
Les échanges houleux qui s’ensuivirent opposèrent clairement deux camps de démocrates : celui des « modérés » (les représentants de l’establishment dont la principale figure est Joe Biden) et celui des démocrates socialistes, plus « radicaux » (Bernie Sanders, peut-être Elizabeth Warren, ainsi que les quatre jeunes élues au Congrès baptisées par Trump « The Squad », et dont la figure la plus populaire est désormais Alexandria Ocasio-Cortez). Ce combat politique est possiblement le plus décisif aujourd’hui à l’échelle du globe.
Les arguments des modérés pourraient sembler à première vue plaidables. Les démocrates socialistes ne sont-ils pas tout simplement trop radicaux pour emporter l’adhésion de la majorité des électeurs ? La véritable bataille à mener ne devrait-elle pas consister à convaincre les indécis et modérés sans opinion affirmée, qui jamais au grand jamais ne voteront pour une Ilhan Omar, une musulmane qui se couvre la tête ?
Et Trump lui-même ne tablait-il pas précisément sur cela lorsqu’il attaqua brutalement « The Squad », obligeant ainsi le parti démocrate à témoigner d’une seule voix son soutien aux quatre jeunes femmes, faisant dès lors d’elles des symboles de cette formation ? Pour les modérés du parti, l’enjeu premier est de se débarrasser de Trump et de réinstaurer l’hégémonie libérale-démocrate normale que celui-ci a réduite à néant.
Panique de l’establishment
Hélas pour eux, cette stratégie a déjà été testée : Hillary Clinton l’avait adoptée, et la grande majorité des médias était convaincue qu’elle ne pouvait perdre, au seul motif que Trump était censément incapable de remporter les élections. Même Bush père & fils, les deux précédents présidents républicains, avaient alors déclaré qu’ils voteraient pour elle… Mais Clinton a perdu et Trump gagné. La victoire de Trump est venue saper l’establishment par la droite – n’est-il pas temps pour la gauche de faire de même ? A l’instar de Trump il y a trois ans, les femmes et les hommes de gauche ont de sérieuses chances de gagner.
Et c’est précisément cette perspective qui fait paniquer l’establishmententier, pseudo-alternative à Trump comprise. Les économistes « mainstream » prédisent un effondrement économique des Etats-Unis en cas de victoire de Sanders ; les analystes politiques «mainstream » craignent la montée en puissance d’un socialisme d’Etat totalitaire ; les libéraux de gauche modérés ne cachent pas leur sympathie pour les objectifs des démocrates socialistes mais mettent toutefois en garde leurs sympathisants : ils seraient hélas déconnectés de la réalité. Tous, autant qu’ils sont, ont bien raison de paniquer : quelque chose de tout à fait inédit est en train de surgir aux Etats-Unis.
Si l’aile gauche du parti démocrate a quelque chose de si revigorant, c’est notamment par sa manière de se débarrasser des eaux usées du politiquement correct et des excès du mouvement MeToo. Tout en accompagnant avec fermeté les combats antiracistes et féministes, ses membres concentrent leurs efforts sur les enjeux sociaux (couverture santé universelle, menaces écologiques, etc…).
Loin d’être des socialistes timbrés désireux de faire des Etats-Unis un nouveau Venezuela, ils ont simplement redonné à leur nation le goût de la bonne vieille social-démocratie européenne. Il suffit de jeter un œil à leur programme pour comprendre qu’ils ne représentent pas plus que Willy Brandt ou Olof Palme en leur temps une menace pour les libertés occidentales.
Le mot « socialisme » n’est plus tabou
Mais ce qui est plus important encore, c’est qu’ils ne donnent pas seulement voix à la jeune génération radicale. L’image publique qu’ils donnent – quatre jeunes femmes et un homme blanc d’un certain âge – raconte à elle seule un récit différent. Oui, ils démontrent clairement que la grande majorité des jeunes générations américaines est lasse de l’establishment, quelles que soient les formes revêtues par lui ces dernières années. Ces jeunes ne croient pas à la capacité du capitalisme tel que nous le connaissons d’apporter des solutions aux problèmes qui sont les nôtres. Le mot de socialisme n’est plus tabou pour eux.
Cependant, le vrai miracle réside dans leur décision de s’associer à de « vieux blancs » comme Sanders, qui incarne une génération toute autre de travailleurs ordinaires, de gens qui avaient souvent tendance à voter pour les républicains et dont certains votèrent même pour Trump. Ce qui est à l’œuvre ici, tous les partisans de la guerre culturelle et de la politique identitaire le considéraient impossible : des antiracistes, des féministes et des écologistes s’associant à la « majorité morale » des travailleurs ordinaires. C’est Bernie Sanders et non l’« alt Right » qui est la vraie voix de cette « majorité morale », pour autant que ce terme ait une quelconque signification positive.
Donc non : la montée en puissance des démocrates socialistes américains ne garantira pas à Trump d’être réélu. Hickenlooper et les autres modérés du parti démocrate ont en fait, à l’occasion de ce débat des primaires du parti, envoyé un message à Trump – un message très clair : nous pouvons être vos ennemis mais nous voulons tous que Bernie Sanders perde. Ne vous inquiétez donc pas : si Bernie ou quelqu’un comme lui devient le candidat du parti démocrate, nous ne le soutiendrons pas. C’est que nous préférons secrètement vous voir l’emporter à nouveau…
Traduit de l’anglais par Frédéric Joly
Né en 1949, le philosophe Slavoj Zizek est devenu l’une des figures de proue de la pop philosophie mondiale et du renouveau de l’idée communiste. Il a publié de nombreux livres, dont « Fragile absolu» en 2008 (Flammarion) et « La nouvelle lutte des classes : Les vraies raisons du terrorisme et des réfugiés » (Fayard).