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Sur "La guerre des pauvres" d’Éric Vuillard

Lien publiée le 13 septembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/12276

Un compte rendu de Frédéric Thomas

Un récit, par petites touches, avec des mots simples, mais chargés d’une naïveté subversive. Une histoire, une fantaisie, presque une fable. À hauteur des visages de ces pauvres dont il reprend le trouble et les questionnements. D’où l’ironie – l’ironie et l’actualité – de ces pages travaillées, tendues vers l’oralité et le conte. La question de la forme n’est pas que formelle ; c’est, ici, le refus de parler d’« à côté », encore moins d’« au-dessus » de la révolte. La reprise des paroles, remontées sur une soixantaine de pages, pour déjouer « la voix de l’ordre » (p. 66) et dérégler l’histoire des vainqueurs : « Et ce n’est pas la fin de l’histoire. Ça n’est jamais fini » (p. 29). Cela ne peut jamais finir : « car les puissants ne cèdent jamais, ni le pain ni la liberté » (p. 41).

Le nouveau livre d’Éric Vuillard, prix Goncourt 2017, est l’histoire de Thomas Müntzer (1489-1525) – auquel, en son temps, Ernst Bloch avait déjà consacré un essai1 – et des mouvements religieux qui ont agité l’Europe sur plusieurs siècles. Mouvements subversifs, notamment en ce qu’ils contestaient la hiérarchie et les institutions de l’Église, ainsi que la division entre le Ciel et la Terre2. Finis et le Purgatoire et la médiation institutionnelle, ainsi que les souffrances méritoires pour la « vie d’après » : Münzer en appelle au Royaume de Dieu ici et maintenant. « On avait même revendiqué la fin de l’État et le partage de tous les biens. On en était là » (p. 31). Mais La Guerre des pauvres peut aussi se lire comme un exemple illustre, une démonstration de cette archéologie des soulèvements à laquelle Didi-Huberman vient de consacrer un très beau livre (Désirer. Désobéir. Ce qui nous soulève3), « Ce qui était immuable se brise » (p. 24).

S’il n’a pas, bien sûr, la prétention d’offrir une analyse globale de cette histoire de soulèvements socio-religieux, l’auteur n’en éclaire pas moins, jusque dans les mots, l’exaspération et les images, la dynamique et les enjeux. Ainsi, en va-t-il de la façon dont le religieux est repris, recodé par Müntzer et les autres : « Les querelles de l’au-delà portent en réalité sur les choses de ce monde » (p. 59). La Guerre des pauvres est aussi, et dans le même temps, un livre sur notre présent. De fait, il résonne tout particulièrement en rapport avec le mouvement des Gillets jaunes en France. À cinq siècles de distance, Éric Vuillard nous donne à voir une reconfiguration similaire du peuple : « à la place du bon peuple de Dieu qu’on invoquait depuis toujours, ce bon peuple muet, pitoyable et consentant, auquel on accordait sa volée d’eau bénite, Müntzer en introduit un autre, plus envahissant, plus tumultueux, un peuple pour de vrai » (p. 40).

La Guerre des pauvres est donc à la fois un récit historique et un récit sur l’histoire. D’une histoire reprise et restituée en fonction des fantaisies et de la légende de Philomène. À partir de la vie et de la mort de Thomas Müntzer dont l’auteur donne à voir l’exaspération et la révolte, la folie et l’échec. La promesse également ; promesse dont l’écriture d’Éric Vuillard garde la trace.

1Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, Paris, Les Prairies ordinaires, collection « Singulières modernités », 2012 (édition originale en 1921), compte rendu sur ce blog,https://dissidences.hypotheses.org/4524

2Norman Cohn, Les Fanatiques de l’apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècle (The Pursuit of the Millenium), Bruxelles, Aden, collection « Opium du peuple », 2011 (édition originale en 1957), compte rendu sur ce blog, https://dissidences.hypotheses.org/4768, Raoul Vaneigem, Les Hérésies, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996, ainsi qu’un extraordinaire roman du collectif Wu Ming, publié sous le nom de Luther Blissett, L’Oeil de Carafa, Paris, Seuil, 2001.

3Une recension de cet ouvrage paraîtra prochainement sur ce blog.