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"Il faut casser le consensus environnemental"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://cqfd-journal.org/Il-faut-casser-le-consensus
Tous unis contre la fin du monde ? Oui... et non. Déjà, parce qu’à vue de nez, on n’y sera pas tous en même temps. Pauvres en avant, riches en arrière. Et puis parce que la fin de ce monde, il va falloir aller la chercher. Paraîtrait que le système est coriace. Racisme (environnemental), impérialisme (environnemental) et inégalités (environnementales) : oui, la crise écologique ravive des choses anciennes, et crée des luttes nouvelles. Entretien avec Razmig Keucheyan, sociologue engagé et auteur d’ouvrages sur l’écologie politique, mais aussi sur les pensées critiques à gauche et plus récemment sur la consommation [1].
Qu’est-ce que tu entends par « inégalités environnementales » ?
« Le discours écologique dominant consiste à dire que la crise environnementale est quelque chose de radicalement nouveau dans l’histoire de l’humanité, notamment car c’est un type de péril qui concerne l’humanité dans son ensemble, indépendamment des classes sociales, du genre, des divisions qui ont caractérisé les sociétés modernes depuis qu’elles existent. C’est ce que j’appelle le consensus environnemental, c’est le discours de l’écologie mainstream dominante. Et c’est dépolitisant au possible. L’histoire des mouvements sociaux montre que ces derniers se déclenchent quand il y a de la division, du conflit, quand une partie de l’humanité se sent lésée, victime d’une injustice – les classes populaires par rapport à la bourgeoisie, les femmes par rapport aux hommes, les colonisés par rapport aux colonisateurs.
Il faut donc absolument critiquer ce consensus. Et le premier angle d’attaque, ce sont les inégalités environnementales : non seulement l’empreinte carbone des différentes classes sociales n’est pas la même (les riches détruisent la planète beaucoup plus que les classes populaires), mais en plus les effets de la crise environnementale ne sont pas ressentis de la même manière selon la classe sociale à laquelle on appartient. Les classes populaires souffrent davantage des catastrophes naturelles, des cyclones, des canicules, mais aussi des pollutions, de l’effondrement de la biodiversité, de la raréfaction des ressources naturelles comme l’eau. C’est une connerie sur le plan analytique de dire qu’il faut que l’humanité suspende ses divisions. Car ce que fait la crise environnementale, c’est aggraver ces inégalités environnementales, sachant que ces inégalités-là viennent s’empiler, s’ajouter aux autres : les inégalités économiques, de genre et de race. »
Ça se traduit de manière géographique à l’intérieur des pays ?
« En France, assez peu d’études ont été produites sur les inégalités environnementales, mais parmi celles publiées aux États-Unis, il y en a une qui concerne l’Hexagone. Elle compare la localisation des incinérateurs de déchets, polluants et cancérigènes, et la proportion de populations immigrées dans les zones d’habitation alentour. Résultat : ces incinérateurs sont installés de manière privilégiée là où vivent les immigrés (et les classes populaires). Souvent, c’est un choix délibéré de la part des pouvoirs publics ou des entreprises, mais pas forcément. La décision peut répondre à une logique comme le prix du mètre carré ; elle peut aussi tenir au fait que les catégories dominantes ont davantage la capacité de se mobiliser, d’avoir recours au droit, à leurs réseaux politiques pour empêcher l’installation. C’est une logique systémique.
Prenons une catastrophe naturelle, l’une des plus dévastatrices de l’histoire : l’ouragan Katrina, en 2005 à la Nouvelle-Orléans. Les fractions de la population qui ont majoritairement morflé sont les pauvres et les Noirs. Pour la raison simple que les classes dominantes résident sur les hauteurs de la ville depuis très longtemps. Les classes populaires s’étaient installées là où elles pouvaient, là où le prix du mètre carré était le plus faible, sur le bord de mer.
Évidemment, il y a aussi la dimension raciale. Exemple : le chlordécone, un insecticide chimique. On l’a utilisé en Martinique et en Guadeloupe alors qu’on savait depuis longtemps qu’il était cancérigène. C’est un scandale sanitaire de type amiante. On l’a interdit en métropole, mais pas chez les pauvres et les ex-colonisés. Pareil pour les essais nucléaires aux États-Unis, beaucoup ont été effectués dans des régions où vivent principalement les Amérindiens. »
Cette domination a aussi une dimension Nord-Sud...
« Le Nord s’est développé en pillant les ressources naturelles du Sud : c’est ce que l’on nomme l’impérialisme environnemental. Il existe également le concept de dette environnementale. Ce ne sont pas les pays du Sud qui ont une dette financière envers les pays du Nord – cette fameuse dette du tiers-monde – mais c’est exactement l’inverse : les pays du Nord ont une dette environnementale envers les pays du Sud, une dette issue de toute l’histoire du colonialisme mais qui s’aggrave encore par d’autres biais. Par exemple, les pays du Nord viennent déverser leurs déchets industriels, nucléaires ou chimiques dans les pays du Sud [lire aussi page VI].
La dimension environnementale de cette domination permet de faire la connexion entre le thème classique du mouvement ouvrier qu’est l’impérialisme et la question écologique. Cela permet de connecter les deux et donc éventuellement de penser aussi quelles pourraient être les conditions d’une convergence. »
Pourtant, il existe un discours ambiant qui affirme que les pauvres, et notamment ceux des pays pauvres, polluent plus…
« C’est un discours qui est souvent lié à un argument démographique : les pauvres seraient non seulement pollueurs mais en plus ils sont nombreux, “ils se reproduisent à une telle vitesse”, ce genre d’arguments... Bien sûr, les riches aussi seront affectés par la crise environnementale, mais dans une certaine mesure seulement. Dans le centre-ville de Paris par exemple, on constate des taux de pollution de l’air élevés, alors même que des quartiers très riches s’y trouvent. Mais le bilan global, c’est quand même que de manière écrasante, ce sont les classes populaires qui vont morfler. Alors même que l’origine de la crise environnementale vient du mode de vie des dominants. Les classes populaires sont aussi consuméristes, il n’est pas question de le nier. Mais en termes d’empreinte écologique, ce sont clairement les dominants qui sont les plus responsables. »
Pour revenir sur l’idée du consensus environnemental, tu as écrit La nature est un champ de bataille, il y a cinq ans. Depuis, des mouvements comme les ZAD (Zones à défendre) ont pris de l’ampleur et ils remettent de la conflictualité, non ?
« Bien sûr, là il y a de la conflictualité, et aussi des expérimentations de modes de vie différents. Avec une limite selon moi : cette idée que construire des alternatives écologistes suppose de quitter la société et d’aller s’installer dans un ailleurs. C’est problématique : il y a plein de gens qu’on laisse derrière et une politique révolutionnaire doit être faite là où est la majorité des gens sont, c’est-à-dire dans les villes, dans les campagnes. Pas à l’écart. Cette espèce de séparatisme est à la fois extrêmement intéressante car elle permet d’expérimenter des modes de vie nouveaux, de créer des réseaux, mais les ZAD ne sont pas des lieux d’expérimentations populaires. Ce qu’il faut, comme le disent eux-mêmes plein de gens qui participent à ces mouvements, c’est généraliser la ZAD . Et généraliser la ZAD suppose forcément de la transformer en autre chose. »
Concernant le mouvement ouvrier, tu prends l’exemple d’AZF à Toulouse : après la catastrophe (31 morts dans l’explosion de l’usine chimique en 2001), il y a eu une bataille entre les associations de citoyens et les syndicats qui défendaient les emplois. Ce qui montre à quel point le mouvement ouvrier peut être productiviste. Est-ce que depuis, il y a eu un changement ?
« Dans le mouvement ouvrier, les fractions majoritaires ont souvent été productivistes, et par conséquent peu sensibles à la question écologique. Mais il faut s’empresser de dire que ce n’est pas le cas de tout le monde. Depuis longtemps, le mouvement ouvrier est travaillé par la question de la qualité de vie, par la question d’un rapport plus sobre à la nature... Ces thématiques sont présentes depuis le XIXesiècle. Mais aujourd’hui, les débats ont lieu. Il y a eu une prise de conscience que les travailleurs sont après tout les premières victimes du risque industriel et la question des emplois verts a fait bouger les lignes.
Puis il y a un autre élément à prendre en considération. Aujourd’hui, les classes ouvrières émergentes dans des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, se forment un peu sur le modèle de la classe ouvrière européenne du XIXe, mais avec une différence : elles naissent alors que la crise écologique est déjà là. Par exemple en Chine, la connexion entre les luttes ouvrières et les luttes écologiques est beaucoup plus forte parce que les gens ont conscience des pollutions. »
Le discours sur la fin du monde est très fort en ce moment... Le système pourrait s’effondrer par lui-même. Qu’en penses-tu ?
« Le capitalisme est un système qui a quand même fait la preuve de sa résistance, de sa résilience. Il n’a pas besoin que l’on soit heureux. Au contraire, il peut marchandiser notre malheur et très bien prospérer dans des écosystèmes dévastés. Bien sûr il y a Trump, mais les capitalistes sérieux ont compris qu’il y a une crise environnementale… et qu’elle peut être source de profit.
Je vois un autre problème : il n’est pas certain que l’idée de l’effondrement ait des effets politiques positifs. Elle crée des effets de sidération et peut conduire à un repli sur soi. »
Quelque part, en lui permettant de se réinventer, la crise écologique pourrait presque aider le capitalisme ?
« Cette réinvention du capitalisme passe par la finance, qui peut créer des nouveaux instruments, des dérivés ou des obligations, et les faire fonctionner sur tel ou tel aspect de la crise environnementale. Par exemple, sur la survenue ou non d’une catastrophe naturelle, les financiers misent de l’argent. Parfois ils perdent, parce que la catastrophe survient et qu’il faut débourser de l’argent, en dédommageant les assurés notamment. Mais c’est un secteur qui ne cesse de grandir, donc ils y gagnent.
Il est important d’être attentif au secteur des assurances pour comprendre les évolutions du capitalisme ; comprendre comment les assureurs réfléchissent, c’est aussi anticiper ce qui va se passer. Non seulement ils ont conscience de la crise environnementale, mais ils réfléchissent à long terme. On dit toujours que le capitalisme est court-termiste ; c’est en partie vrai, mais également faux. Les tenants du capitalisme savent que leur système génère des risques, de l’instabilité et, de fait, des inégalités. Ils sont même capables de faire des choses qui contreviennent à l’idéologie néolibérale, comme faire le contraire de la doctrine monétariste et réinjecter du fric dans le système. Même si évidemment, cet argent va aux financiers. »
Sur cette idée que les classes dominantes se préparent à la crise environnementale, tu vois d’autres aspects que la finance ?
« Oui, toute la dimension sécuritaire, la montée en puissance à laquelle on assiste aujourd’hui des appareils sécuritaires, militaires, policiers... Bien sûr, cet ensemble n’a pas pour seule origine la crise environnementale, mais il est certain qu’il va servir aussi dans les années qui viennent à en gérer les conséquences, comme les migrations climatiques.
Il y a aussi le séparatisme accru des classes dominantes : elles ont une tendance de plus en plus grande à vivre dans des enclos – dans les pays du Sud surtout, mais pas seulement. L’une des pointes, c’est le Brésil. Les gated communities [2] existaient avant, mais c’est aussi le fruit de la crise environnementale. C’est une manière de préparer les choses.
Enfin, la crise a des effets sanitaires massifs. Elle met une pression de plus en plus grande sur la Sécurité sociale, les systèmes hospitaliers, etc. Et cela conduit à des systèmes de santé à deux vitesses, avec des hôpitaux délabrés, en crise permanente, pour les classes populaires… et des systèmes privés hautement performants, mais payants, pour ceux qui ont les moyens. »
Ton dernier livre, sorti en septembre, Les Besoins artificiels, traite de questions de consommation. En quoi c’est lié ?
« Les sociétés dans lesquelles nous vivons sont des sociétés de consommation, c’est une banalité de le dire, et c’est l’une des causes de la crise environnementale. Comment on en sort ? Plusieurs pistes sont proposées, notamment des pistes immédiates, comme un allongement de la garantie des marchandises de deux à dix ans, une proposition d’associations comme le Réseau action climat et les Amis de la Terre. Ça n’a l’air de rien, mais ça permettrait de rendre les objets durables. Les industries sont contre, bien entendu. Là encore, la question de la durée de vie des marchandises est une lutte. Sur du plus long terme, il est intéressant de se pencher sur l’histoire des associations de consommateurs, comme l’UFC - Que choisir. Aujourd’hui, ce sont des associations qui n’ont pas l’air d’être très politiques ; elles recommandent telle marque plutôt que telle autre. Mais avant, au début du XXesiècle, elles étaient assez liées aux syndicats ; autrement dit elles ne se limitaient pas à intervenir dans le champ de la consommation, elles étaient aussi intéressées par des enjeux productifs, liés aux conditions de travail, au niveau des salaires, qu’est-ce qui est produit et dans quelle proportion. Tout producteur est un consommateur, et l’inverse est vrai. Il faudrait trouver le moyen d’institutionnaliser le lien entre les deux, de faire des associations communes. Et ce qui sous-tend ce lien entre consommateur et producteur, c’est la question des besoins.
Comment se débarrasser des besoins artificiels ? Il faut trouver le moyen de faire en sorte que tout un chacun soit partie prenante de la délibération, pour éviter la dictature. Bien sûr, il faut utiliser les ressources de la loi, de l’État, mais il faut qu’à la base il y ait des formes de démocratie directe, de conseil, où la délibération sur les besoins a lieu. Il n’y a pas beaucoup d’exemples historiques, car on est dans une situation nouvelle, mais il y a quand même toute la tradition révolutionnaire basée sur cette idée de conseils. De toute façon, on est dans une situation tellement compliquée qu’il faut balancer des hypothèses. »
Il y a dix ans, tu avais fait dans Hémisphère gauche un panorama des luttes et des pensées critiques, avec un constat : celui du manque d’un mouvement ambitieux plus global... Et maintenant ?
« Si en dix ans, rien ne s’était passé, il y aurait de quoi se flinguer. Mais ce n’est pas vrai, il y a plein de choses positives. On n’a pas changé le monde : le capitalisme est toujours là. Pareil pour la crise environnementale. Mais si on fait le bilan, on trouve Occupy, le mouvement des places en Espagne, en Grèce, les ZAD, les Gilets jaunes... Le panorama a beaucoup changé, dans un sens de mobilisation accrue. Si on m’avait dit en 2010 qu’au Royaume-Uni, Jeremy Corbyn, un gauchiste, serait à la tête du Labour, j’aurais dit : “C’est impossible.” Bien sûr, tout n’est pas parfait dans le Labour, loin de là. Pareil pour Bernie Sanders aux États-Unis.
L’un des problèmes vient de la fragmentation entre des partis institutionnels et des mouvements très anti-institutionnels, comme les ZAD ou les Gilets jaunes. Il n’y a pas encore de synthèse, sans parler de convergence des luttes. C’est normal. C’est ainsi que s’est déroulée l’émergence du mouvement ouvrier au XIXe siècle. D’abord une prolifération de luttes, et puis avec le temps, et ça prend du temps, des éléments de synthèse, des secteurs qui passent des alliances.
Il n’est pas question de mettre tout le monde sous le même chapeau. De toute évidence, les marches pour le climat, c’est un phénomène en partie médiatique, bien sûr ça a ses limites mais il y a une énergie, même confuse. Politiquement, ce n’est pas un désert. Les crises sont toujours un champ de lutte. Elles conduisent à la résurgence de trucs vraiment très réacs, mais ouvrent des possibles. Et donc il faut bosser pour multiplier les expériences communes, pour faire le lien entre des thématiques différentes. »
Propos recueillis par Margaux Wartelle