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"La transition écologique doit être payée par les riches"

écologie

Lien publiée le 11 octobre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://acta.zone/la-transition-ecologique-doit-etre-payee-par-les-riches/

Dans cet entretien approfondi, Emanuele Leonardi, chercheur et militant écologiste, revient sur le cycle de mobilisations globales qui occupe le devant de la scène depuis quelques mois désormais. Nous avons saisi l’occasion pour affronter avec lui plusieurs questions, qui vont de la composition sociale aux perspectives politiques des Fridays for Future en passant par la dimension territoriale des luttes contre les grands projets inutiles, la centralité de la sphère de la reproduction sociale, le tournant autoritaire de l’État jusqu’aux contradictions de l’écologie libérale. Dans la partie finale de l’interview nous avons aussi discuté de l’importance du mouvement des Gilets Jaunes pour les luttes écologiques et du rôle que le travail peut jouer dans ces combats.

[Cet entretien a été mené conjointement par ACTA et la Plateforme d’Enquêtes Militantes.]

ACTA-PEM : En août dernier, les incendies en Amazonie ont mis en lumière la centralité des luttes écologistes, mouvement déjà initié de manière très visible avec les «Fridays for Future ». Que nous revèlent ces incendies des imbrications des intérêts de l’industrie agroalimentaire et des capitaux investissant dans les « grandes oeuvres » avec les lutte indigènes ? Et deuxièmement, quel lien peut-on établir entre le tournant réactionnaire observé au Brésil avec le gouvernement Bolsonaro et la question écologique ?

Emanuele Leonardi : Dans un sens très général, je crois que l’augmentation exponentielle de la fréquence des événements météorologiques extrêmes et des catastrophes climatiques a eu un impact politique significatif pour les mouvements en lutte pour la justice climatique. Cet impact a pris la forme d’une abstraction réduite. En 2017, quand les incendies ont dévasté le Portugal et d’autres pays méditerranéens, l’analyse se fixait toujours sur la nature criminelle de ces évènements. Ceux qui ont essayéde lier ces événements avec la crise climatique en cours se sont retrouvés face à une question récurrente pour les militants écolos : « Les incendies, qui ont toujours existé, en quoi concernent-ils la question du réchauffement climatique ? » Connecter des événements particuliers tels que les incendies estivaux à des théories scientifiques complexes pouvait sembler un exercice farfelu et totalement abstrait, en effet. Depuis l’année dernière, a contrario, avec les feux ayant frappé sévèrement les régions scandinaves, le réchauffement climatique s’est imposé comme un point de repère valable (une telle sécheresse dans le nord de l’Europe étant inédite). Enfin en 2019, les zones arctiques et l’Amazonie en flammes sont devenues des  prétextes de mobilisation immédiate.

Pourquoi ? En premier lieu parce que les mobilisations qui se poursuivent depuis le mois de mars ont imposé la crise climatique comme clé d’interprétation politiquement expansive des phénomènes sociaux. Deuxièmement, parce que l’occasion de critiquer le fasciste Bolsonaro a offert aux divers mouvements de gauche dans leur globalité la possibilité de converger sur une question spécifique. Un thème fondamental, qui a à voir avec les luttes indigènes auxquelles vous faites justement allusion. Si les responsabilités de Bolsonaro sont sûres et certaines, elles ne concernent qu’une accélération des processus d’extraction au Brésil, et pas leur mise en œuvre, à laquelle les gouvernements progressistes de Lula et Dilma ont aussi contribué.

Évidemment, je ne suis pas en train de dire que les deux options sont équivalentes. Au contraire : je pense que ceux qui suggèrent cette équivalence se trompent beaucoup. Je dis juste, d’une manière plus modeste, que le nœud de l’extractivisme représente aujourd’hui le défi le plus urgent et difficile pour ceux qui tiennent à l’émancipation sociale, puisque la proportionnalité directe entre le développement économique et l’égalité sociale, aux frais de la biosphère, et plus généralement aux frais de la sphère de reproduction, a montré son insuffisance et doit être repensée en profondeur.

« La transition écologique doit être payée par les riches »

– Dans quelle mesure la question écologique est-elle liée à celle de la reproduction sociale ? Et quels outils théoriques te semblent les plus fiables pour décrire les formes d’appropriations et d’exploitations appliquées à l’environnement et aux ressources naturelles ?

Leonardi : Je crois qu’on peut dire que la question écologique : ses origines, sa politisation, sa prise en charge gouvernementale, n’est compréhensible qu’en l’observant avec les lunettes de la reproduction sociale, de ses rapports avec les autres luttes et de la valorisation capitaliste. Il s’agit de rapports qui se modifient dans le temps et qui définissent au moins deux types de liens entre la valeur et la nature. Le premier est celui qu’on peut appeler « classique » parce qu’on le repère clairement dans la pensée de Ricardo et des autres économistes « classiques ». Le travail du sociologie américain Jason Moore et surtout le concept de nature sociale abstraite, est une référence incontournable.Ce concept permet de comprendre les termes spécifiques à travers lesquels la sphère de la reproduction est internalisée dans le processus de valorisation comme limite catalyseuse, même si cette limite reste souvent invisible. C’est la condition nécessaire pour que le capital et le travail salarié se croisent sur le terrain de la production, mais pas en tant que facteur directement concerné par la création de valeur. Cela signifie que, pour que la valorisation ait lieu, les activités vitales (dont la nature est l’expression la plus évidente) doivent être transformées jusqu’à les rendre conformes à la logique de la valeur.

On assiste donc à l’émergence d’un cadre global que l’on peut résumer ainsi. Le travail social abstrait, c’est à dire la force de travail salariée, organisée par le capital et mesurée en unités discrètes de temps de travail, est sans doute la seule source de la valeur, placée dans la sphère de production. Toutefois, pour que les mécanismes de la valorisation, définis par Moore comme « la zone de la marchandisation » ou bien l’accumulation par capitalisation, puissent bouger, il est nécessaire qu’une grande quantité de travail reproductif (pas salarié) soit mis à disposition du capital. Moore appelle ce mouvement l’accumulation par appropriation, il situe la portée de la nature sociale abstraite dans laquelle se croisent les éléments traditionnellement relégués dans la sphère de la reproduction (le travail domestique auquel sont affectées essentiellement les femmes), le travail servile et les « dons gratuits » de l’environnement. De plus, la nature sociale abstraite intègre les pratiques qui rendent visible, quantifiable, donc appropriable et internalisable, la nature comme condition première de la valeur (entre autres la conception du temps linéaire et homogène et l’idée d’un espace plat et géométrique). Enfin, last but not least, ce modèle postule l’infinité et la gratuité de la sphère de reproduction.

Or, dans cette situation les lignes des conflits possibles pour la classe des travailleurs salariés sont doubles : dans la production, c’est à dire contre le capital et avec les sujets de la reproduction ; et hors de la production, c’est-à-dire avec le capital et contre les sujets de la reproduction.

En simplifiant, je dirais que l’approche social-démocrate des Trente Glorieuses, en gros entre 1944 et 1973, a privilégié la deuxième option. Il faut se rappeler les deux conditions fondamentales pour que le « pacte fordiste » tienne. La première, c’est la croissance économique soutenue en termes quantitatifs. En augmentant la taille du gâteau, tous les convives peuvent en manger plus. C’est ainsi que les politiques keynésiennes ont poussé au maximum le volume de la production, en le libérant des besoins sociaux et en favorisant la multiplication, pas toujours de manière autonome (les besoins induits), et le remplacement accéléré (l’obsolescence programmée). La deuxième condition concerne le statut de la sphère reproductive dans le pacte entre producteurs. Même si elle était certainement incluse dans les mécanismes de protection sociale prévus par le welfare state, elle y entrait en tant que subordonnée. Dans sa forme classique, l’état social avait établi une relation particulière avec le système productif. Ce dernier fonctionnait comme un élément central (création directe et distribution primaire de richesse), alors que le premier agissait comme un élément périphérique (action redistributive finalisée à la tutelle individuelle et collective en cas de faillite du projet économique). Si cette subordination est associée au mythe selon lequel la biosphère serait infinie et gratuite, on comprend facilement la motivation pour que le pacte fordiste soit considéré comme un dispositif entropique. En reconnaissant les sujets de la reproduction comme auxiliaires par rapport à ceux de la production et en considérant les ressources naturelles comme infinies, voilà que l’objectif de la croissance quantitative devient la prémisse incontournable de n’importe quelle politique économique. L’inclusion de la classe ouvrière dans le Nord global, processus d’une portée historique immense, a lieu avec un coût élevé : la renonciation à l’autonomie dans la définition des besoins et le placement des externalités socio-environnementales négatives dans la sphère de la reproduction. En passant, il faut se souvenir que le contexte géo-politique de cette inclusion est la « doctrine Truman », selon laquelle les pays « avancés » fourniraient la voie à suivre aux pays « sous-développés ». Le mécanisme du développement capitaliste marche donc comme un multiplicateur des externalités négatives.

Il faut aussi souligner que, dans sa forme la plus pure, ce pacte n’a jamais vraiment marché. Par contre, il a fonctionné comme un idéal régulateur du régime d’accumulation fordiste et il a profondément influencé les rapports de classe pendant environ un demi-siècle, au moins dans le Nord du globe. En plus, je pense que les crises ne sont pas déterminées par des facteurs économiques internes, mais qu’elles sont induites par un front multiforme de conflits sociaux. Ceux qui ont lieu dans la sphère de production : le contrôle ouvrier sur les processus de travail (enquête menée par l’historienne Stefania Barca) ; la libération des activités de travail, et le refus du travail salarié (mis en avant par les opéraïstes italiens) ; la libération du travail. Ajoutons à cela les conflits qui ont lieu dans la sphère de la reproduction, et c’est ici qu’entrent en jeu la révolution féministe, les luttes décoloniales et les mouvements écologistes.

La convergence de ces modèles a exprimé, entre 1968 et 1973, le refus de la subordination de la sphère de reproduction sociale imposée par le mode de production capitaliste. Je n’évoquerai ici qu’une référence : la campagne internationale contre le travail domestique. Il y a un passage très beau de Silvia Federici, dans un article du début des années 1970, qui dit en gros, revendiquer le salaire pour le travail domestique ne signifie pas demander à s’intégrer aux rapports capitalistes, mais plutôt lutter pour détruire le plan du capital concernant les femmes. Je pense que cette campagne, comme d’autres, a subi une défaite particulière sur le long terme. D’un côté, l’objectif central n’a pas été atteint, et de l’autre la base économique de l’accumulation capitaliste a changé radicalement. Il faudrait être aveugle, aujourd’hui, pour ne pas voir que les circuits de la valorisation ne placent pas la sphère de la reproduction comme externe, mais au contraire que ceux-ci l’inscrivent pleinement au centre des processus productifs. Et c’est ici, au coeur de la contre-révolution néo-libérale, qu’émerge une deuxième modalité du rapport entre la valeur et la nature, par laquelle le capital essaye de voir les bornes environnementales comme une perspective de valorisation, plutôt qu’une limite structurelle du système. Il ne s’agit pas de soustraire un nouvel lien valeur-nature au « classique », mais de superposer les deux modalités pour entrevoir dans l’environnement une source de valeur, en tant que limite catalyseuse dans le premier cas, en tant que source immédiate dans le deuxième.

La green economy, c’est-à-dire l’idée qu’on puisse détacher la croissance économique du throughput, la quantité de matière et d’énergie qui traverse le système productif, exprime précisément la tentative d’explorer la nature comme élément direct de la valorisation. Je pense que notre perspective aussi doit muter selon ces lignes. Si la critique de l’économie politique classique avait pour but de démystifier l’idéologie bourgeoise selon laquelle le capitalisme serait naturel, la critique écologique de la valeur aujourd’hui, doit savoir désarticuler la tentative financière de capitaliser la nature.

Je reviens à la green economy, est-ce qu’on peut dire que cette stratégie a fonctionné ? La réponse est moins univoque que ce qu’on pense souvent, parce que nous nous trouvons face à un paradoxe, apparent, mais d’emblée très curieux. Du point de vue environnemental, on peut tranquillement affirmer que les marchés « verts », par exemple ceux des émissions altérant le climat sont inutilesmême s’ils ne sont pas nocifs. Ils n’atteignent pas de buts préfixés, ils rendent probablement ces buts impossibles à atteindre. En même temps, du point de vue économique, ces marchés représentent une véritable mine d’or pour les opérateurs financiers. Pour faire simple, la tension qui existe entre les fins écologiques et les moyens économiques effectifs fait apparaître de plus en plus de création de valeur significative sous forme de rente inédite, avec des impacts environnementaux nuls, voire délétères.

Et pourtant, quelles que soient les estimations des résultats concrets de ces politiques liées aux marchés « verts », il vaut la peine de remarquer qu’ils ne sont ni faux ni irrationnels. Ils se présentent plutôt comme adaptés au régime actuel d’accumulation et en même temps comme manipulateurs par rapport à la typologie de travail qui produit de la valeur dans ce régime. Tout le monde, ou presque, a y à perdre, et surtout les populations expropriées de leurs terres, au Sud comme au Nord. Très peu, seuls les opérateurs financiers y gagnent quelque chose. Personne ne semble intéressé par la question du travail rendant possible la green economy à l’intérieur du lien valeur-nature. Pour reprendre une heureuse expression de Toni Negri, et en l’appliquant à un contexte différent de celui de son élaboration, cette économie se manifeste en « idéologie raisonnable » de la tendance contemporaine du développement capitaliste, basée sur trois éléments : une nouvelle centralité de la sphère de la reproduction sociale, une croissante cognitivisation du travail et le nouveau rôle politique et fondamental des marchés financiers.

Nous nous trouvons d’emblée à devoir considérer deux moments différents du rapport entre écologie et accumulation capitaliste. Par rapport au lien valeur-nature classique, une prolifération toujours plus rapide de la violence extra-économique du capitalisme contemporain, avec d’un côté l’accumulation par spoliation de David Harvey, de l’autre l’accumulation par contamination proposée par Giacomo D’Alisa et Federico Demaria, repose avec force le problème de la pression du processus de valorisation sur l’écosystème. À côté de tout cela, la nouveauté constituée d’un rapport valeur-nature renouvelé, voyant la biosphère intégrer directement la valorisation en tant que facteur, et non plus comme condition de la production, émerge en tant qu’expression de l’exploitation du general intellect et de la sphère de reproduction, c’est-à-dire du travail-information et du soin porté aux biens communs. En d’autres termes, on superpose le problème politique de la production de conflits réduisant la pression du système sur la biosphère (diminution du travail entropique, réduction ou simplification du métabolisme social), la prolifération des activités de soin, et la production de connaissances et de société. Une multiplication du travail que l’on pourrait provisoirement appeler néghentropique.

C’est sur ce terrain néghentropique que Nina Power a développé la dé-capitalisation [decapitalism], c’est à dire une stratégie de lutte qui consiste à agresser le capitalisme contemporain sans accepter le choix forcé entre un optimisme accélérationniste naïf et un primitivisme anti-moderne limitant. Sur ce terrain de juxtaposition de deux modèles de valorisation, le fait de comprendre par quelles modalités le travail reproductif et cognitif est absorbé et développé dans les marchés financiers, est la clé pour enquêter sur la dimension écologique d’une nouvelle composition de classe. C’est à dire : récupérer le peu qu’il y a de raisonnable dans la green economy, en gros l’idée qu’on puisse travailler sans détruire la nature, en montrant à quel point les rapports capitalistes empêchent ces potentialités. D’ailleurs, le débat sur le Green New Deal n’acquiert tout son sens que dans cette optique. Penser et pratiquer une proportionnalité directe entre la réduction des inégalités et la préservation environnementale implique un processus graduel de dé-marchandisation de la société.

« La transition écologique doit être payée par les riches »

– Si jusqu’à l’année dernière les luttes environnementales ont surtout eu des fortes racines territoriales (la ZAD de NDDL ou Bure en France, le No Tav en Italie…), ces derniers mois les mouvements contre le changement climatique et pour la justice écologique ont pris une dimension plus globale. Quelles réflexions t’inspirent la composition sociale, les pratiques organisationnelles et les perspectives politiques des «  Fridays for Future » ?

Leonardi : Il me semble que les deux « âmes » du mouvement pour la justice climatique appartiennent en fait à des mondes différents. Le premier a un ancrage local très fort et, même si la question de savoir comment « faire réseau » au niveau national et continental est soulevée depuis longtemps (pour l’Italie je fais référence au Pacte d’entraide contre toute nuisance, pour l’Europe au Forum contre les mégaprojets inutiles), il n’a pas encore réussi à atteindre un niveau de coordination effective. Nous connaissons pas mal de choses sur ces mouvements, autant sur leur composition sociale et militante que sur les formes de lutte.

Je pense qu’il vaut la peine de s’attarder un peu plus sur la deuxième « âme », liée par un double fil à la faible mais existante inclusion d’une gouvernance climatique mondiale née avec la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques en 1992 et développée par le système des COP depuis 1995. Les différentes ONG environnementales qui, du point de vue de leur composition sociale, appartiennent à une classe moyenne à prédominance urbaine et très instruite, ont en fait participé, bien que souvent de manière critique, aux négociations mondiales. Cependant, leur niveau d’implication a progressivement diminué après le grand fiasco de Copenhague en 2009 (et peut-être pas sans hasard avec l’explosion de l’effondrement économico-financier) et a ensuite été annulé lors de la COP24 à Katowice fin 2018. Mon hypothèse est que Greta représente précisément ce détachement, qui n’a pas encore trouvé un point d’arrivée définitif (même si la rencontre avec Alexandria Ocasio-Cortez et le dialogue avec Naomi Klein indiquent une tendance en cours – et qu’il y a encore quelques mois à peine n’était pas si évidente).

Je vais prendre un peu de recul, pour clarifier le contexte dans lequel cette hypothèse est en train de prendre. Il existe un fil rouge entre le Protocole de Kyoto (signé en 1997, ratifié en 2005) et l’Accord de Paris (signé en 2015).  L’idée est que si le réchauffement climatique a été un échec du point de vue du marché (historiquement incapable de rendre compte des externalités négatives, en l’occurrence les émissions de dioxyde de carbone), il ne peut être corrigé que par une nouvelle vague de commercialisation. Cette marchandisation peut prendre la forme d’une « fixation des prix » (en transformant la base matérielle de la reproduction biosphérique en capital naturel) ou celle de nouveaux biens destinés à être échangés sur des marchés spécifiquement consacrés à ce problème (par exemple des permis/crédits d’émission). Nous pouvons appeler cette idée clé le dogme ducarbon-trading pour souligner le fanatisme quasi religieux qui a conduit l’élite climatique mondiale à concevoir l’excès de CO2 comme une marchandise à évaluer plutôt qu’à éliminer. À cet égard, il est important de comprendre pleinement l’origine néolibérale de ce style de gouvernance climatique. Lorsque la crise écologique est devenue un enjeu éminemment politique : entre la fin des années 60 et le début des années 70, et dans un contexte de fort conflit, le principe que le capitalisme pouvait évoluer grâce et non malgré les problèmes environnementaux était tout simplement inconcevable. La preuve est le moment initial du débat sur le changement climatique (vers le milieu des années 70, tant en URSS qu’aux Etats-Unis) : il n’y a même pas une ombre du registre de l’atténuation, alors que l’intérêt des scientifiques et des politiciens se concentre tous sur l’adaptation. Il n’est pas difficile d’en comprendre la raison, la guerre froide battant son plein, il était certainement plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin de l’opposition des blocs hégémoniques en concurrence sur le terrain du productivisme !

Un changement important s’est produit à la fin des années 1980, lorsque la rhétorique du développement durable a commencé à se répandre. Le défi de ce concept est que par une politique prudente, nous pouvons maintenir ensemble trois objectifs contradictoires à première vue : la croissance économique, la santé de la planète, et le droit à l’abondance pour les générations futures. Mais la rupture radicale, qui transforme les dommages écologiques par nécessité fâcheuse : « le prix du développement » – en une opportunité commerciale avide est la soi-disant économie verte, c’est-à-dire l’internalisation de la contrainte environnementale comme stratégie d’accumulation inédite. La nature cesse ainsi d’agir comme une limite du processus de valorisation pour devenir plutôt une force motrice. La réflexion en termes de politiques environnementales s’est développée avec l’abandon de l’approche fondée sur les interdictions et les sanctions (qui ont inspiré les premières interventions publiques des années 70) et en faveur de l’approche préventive visant l’intégration directe des objectifs écologiques dans la production industrielle par un système d’incitations et de réductions fiscales. Dans le domaine du climat, cette approche a donné lieu au dogme de l’échange des droits d’émission de carbone qui, a servi de support théorique de la gouvernance climatique mondiale, au moins jusqu’à la dernière COP, la 24ème. Il est intéressant de noter que, dans ce contexte, le marché fonctionne comme un lieu de vérité, selon la formule proposée par Michel Foucault dans ses cours sur la biopolitique. En ce qui concerne le réchauffement climatique, le régime de la vérité du marché produit une équation dogmatique,  apparemment incontestable et pourtant empiriquement fragile. On peut la résumer ainsi : stabilité climatique = réduction des émissions de CO2 = échange de droits d’émission de carbone [marchés climatiques] = croissance économique durable.

La force de ce dogme est démontrée non seulement par l’insistance avec laquelle les politiques climatiques se greffent sur les marchés du carbone en dépit de leurs effets écologiques non pertinents, sinon nuisibles, mais aussi par la difficulté croissante rencontrée par les opérateurs du marché à justifier la rhétorique de l’économie verte ou de la croissance durable. La structure circulaire du dogme du commerce du carbone rend toute alternative impensable: comme toute croyance religieuse, la confirmation de la véracité des propositions est déjà contenue dans l’hypothèse de base : puisque les marchés définissent le champ des politiques efficaces, le changement climatique ne peut être contenu que dans la mesure où il est possible de profiter d’un tel contenu. Stabilité climatique = création de plus-value, et cela est une évidence !

Or, il est de plus en plus évident depuis la COP 21 à Paris que le dogme du commerce du carbone ne tient pas ses promesses. Au contraire, cette tension est clairement apparue : un court-circuit entre la fin supposée écologique et les moyens réels économiques des marchés des émissions. En fait, bien qu’aucune amélioration environnementale n’ait été obtenue grâce à la gouvernance climatique, une énorme quantité de valeur a été créée et normalement transférée à des entreprises dites à forte intensité fossile (par exemple, l’industrie pétrolière) grâce à un mécanisme de rente climatique. Jusqu’en décembre dernier, ce court-circuit permettait de mesurer l’extrême force sociale du dogme du commerce du carbone. Bien que son insignifiance ait été maintes fois démontrée sur le plan pratique et empirique, l’hypothèse d’une compatibilité harmonieuse entre stabilité climatique et croissance économique a continué à guider l’action tant des législateurs que des opérateurs économiques.

Mais à Katowice, cette forme particulière d’enchantement néolibéral a été brisée. Le moment symbolique qui certifie la crise du modèle de gouvernance climatique basé sur l’économie verte se retrouve dans le refus exprimé lors de la COP 24 par les Etats-Unis, la Russie, l’Arabie Saoudite et le Koweït de reconnaître les relations du GIEC comme une base universellement commune de négociations. Pour que le marché puisse gérer le réchauffement climatique, il faut non seulement qu’il soit reconnu par la communauté mondiale, mais que chaque acteur perçoive son existence de la même manière. Ce rôle de « colle scientifique » historique du GIEC a été tout simplement fondamental. Et aujourd’hui, elle est fortement remise en question, pour ne pas dire sapée à la base. En ce qui concerne la relation entre la science et la politique dans le contexte des négociations sur le climat, il serait opportun de développer un raisonnement ; cependant, je voudrais souligner que le grand rejet des États liés aux énergies fossiles a provoqué une série de chocs politiques directs et indirects, dont certains sont très intéressants.

Parmi les chocs directs, et c’est l’hypothèse que j’ai évoquée au début, on peut compter le déchirement de la désillusion du système COP, c’est-à-dire ceux qui avaient cru en la promesse de l’économie verte et qui, après vingt ans d’application, sont obligés de ratifier son échec. L’emblème de cette reconfiguration politique est Greta Thunberg avec son triple message : délégitimation des élites, inversion du rapport entre économie et écologie et incitation à l’action directe.

C’est un message perturbateur, parce qu’à la fois, il réoriente l’action des acteurs importants de l’arène climatique et il ouvre de nouveaux scénarios de convergence des luttes avec l’autre « âme » du mouvement, que nous pourrions appeler les désenchantés : ceux qui n’ont jamais cru en la promesse de l’économie verte. C’est un message qui en Italie et dans le monde entier, a été relancé par les «  Fridays for Future » et a retenti haut et fort le 15 mars, date de la première grève climatique qui a vu plus d’un million et demi de personnes descendre dans la rue dans plus de 120 pays. La deuxième grève, celle du 24 mai a été moins massive, et c’est aussi pour cette raison que la semaine de mobilisation qui se déroulera du 20 au 27 septembre a pris la forme d’un moment de vérification et, je dirais, de relance. À part cela, il faut noter la composition générationnelle : la nouvelle culture écologique émerge depuis les plis communicatifs et les réseaux sociaux des Millenials. Il s’agit d’un élément important, qui a fait l’objet de nombreuses discussions lors du récent Climate Camp de Venise. La caractérisation générationnelle de ces places doit savoir se relier à de nouvelles pratiques d’organisation. En d’autres termes, elle devra constituer un nouveau terrain d’agrégation politique également pour les mouvements déjà actifs sur des zones de lutte plus « traditionnelles » qui, même si elles ne perdent aucune importance, devraient essayer de se re-signifier dans un cadre climatique.

C’est par cela que l’on peut atteindre un élément de composition sociale qui était jusqu’alors hors de portée.
En conclusion, la situation économique actuelle me semble sans précédent en raison de la crise de la gouvernance climatique mondiale. Dans ce contexte, la convergence entre désillusionnés et désenchantés est l’objectif politique principal : les premiers pourraient « enseigner » la radicalité des pratiques et la possibilité d’obtenir des résultats concrets, les seconds pourraient fournir un horizon analytique et organisationnel « au-delà », mais pas « contre » les racines territoriales. C’est un enjeu important, je crois, qui n’a rien d’acquis : nous devrons travailler à ce que ces convergences potentielles se traduisent par de mobilisations efficaces.

« La transition écologique doit être payée par les riches »

29 Mars 2019, Berlin : Greta Thunberg en tête de la manifestation “Fridays for Future”

– En France, par exemple, les GJ ont réussi à lier la question écologique aux exigences sociales et démocratiques. De ta perspective, quelles sont les forces et les faiblesses des GJ en matière d’écologie politique ?

Leonardi : Si l’émergence des désillusionnés (et l’éventuelle nouvelle interaction avec les désenchantés) est l’effet direct de la crise qui s’est manifestée à Katowice, parmi les effets indirects, on peut inclure le phénomène complexe et très « français » des gilets jaunes, que Reporterre définit comme « le premier mouvement social écologique de masse ». Je ne dis pas, bien sûr, que les GJ doivent être analysés exclusivement du point de vue climatique, plus simplement, je crois que cette « lentille » souligne des caractéristiques qui ne sont pas évidentes à première vue mais pourtant très importantes. Abstraction faite de la terminologie magnanime de Reporterre, cette définition a le mérite de dégager l’hypothèse la plus répandue : celle qui lit les GJ comme un mouvement anti-écologique, car elle provient de l’opposition à la proposition d’augmenter le prix du carburant par une taxe sur l’essence. En effet, la délimitation politique du champ écologique le long de l’axe des inégalités sociales doit être soulignée, et je reprends un article paru sur la Plateformes d’Enquêtes Militantes: l’effondrement de la gouvernance climatique mondiale a des implications au niveau des politiques intérieures, surtout là où des chefs d’État et des personnalités politiques importantes avaient fortement investi sur la possibilité d’une économie verte. Le cas de Macron est exemplaire. En fait, le président français, à la suite d’une des nombreuses prises de positions négationnistes de Trump (celle de décembre 2017), a invité des scientifiques américains à s’installer en France. Une nation qu’il croit être à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique. Pensons justement à cette photo mémorable sur laquelle il se moque de The Donald en tenant une pancarte qui dit : Make our planet great again. Moins d’un an plus tard, face à l’impossibilité de traduire dans la pratique le pari théorique de l’économie verte, c’est-à-dire la protection de l’environnement comme stratégie d’accumulation capitaliste, Macron se retrouve dans l’obligation de choisir qui faire payer pour le début d’une transition qui ne peut plus attendre (et qui reste très nébuleuse, actuellement). Sans surprise pour personne, il a choisi les couches inférieures de l’échelle sociale. Les GJ sont donc les sacrifiés de la crise climatique mondiale, et ce qu’ils disent essentiellement, c’est que si vous voulez faire la transition écologique sur la peau de ceux qui sont déjà appauvris, cette transition n’est pas intéressante et elle sera contestée. Elle est intéressante en revanche, si ce sont les couches les plus riches qui la paient, elles-mêmes d’ailleurs à l’origine du problème. Bref, il me semble que les GJ expriment fermement un point politique fondamental, il y a une ligne de démarcation sociale dans la causalité du changement climatique. Cette ligne se répercute dans ses effets et il est bien qu’elle soit précisément définie même lorsque l’on propose (dans le langage du conflit) des solutions. Certaines solutions favorisent certains intérêts, d’autres les remettent en question.

J’espère que ce que j’entendais auparavant par re-signification des luttes sociales dans le cadre du climat est maintenant plus clair : les GJ ne naissent pas sur la base de la justice environnementale, mais leur analyse à partir de cette dimension nous permet de mettre en évidence la dimension de classe. Quand nous disons « fin du monde fin du mois : même système même combat », nous disons clairement que l’une des formes que prend le conflit capital-travail est le conflit climatique. Il ne s’agit pas d’un point théorique, mais d’une dynamique pratique : si la convergence entre désillusionnés et désenchantés n’est pas évidente, celle entre les deux mouvements et le GJ est plus ambitieuse et donnerait une forte impulsion à la justice climatique comme modèle contemporain de l’anticapitalisme. C’est une étape plus ardue, mais aussi plus décisive. Et pour la rendre au moins réalisable, il est nécessaire, d’une part, de repenser la relation entre le travail et la biosphère et, d’autre part, d’impliquer les travailleurs dans les voies du conflit.

« La transition écologique doit être payée par les riches »

– Tu as beaucoup travaillé sur Ilva à Tarente1. Quelles relations peut-on établir de ton point de vue entre les luttes du monde du travail et les luttes écologiques ? Pour la semaine du 20 au 27 septembre, la CGT a appelle à deux « journées nationales d’action », de façon un peu molle et opportuniste. Comme la grève féministe lancée par « Pas une de moins » la perspective de la grève du climat te semble-t-elle être une forme de renouvellement des pratiques syndicales à la hauteur des défis du présent ?

Leonardi : La question est très importante, mais elle est aussi cahoteuse. Comme point de départ, je dirais que l’effet indirect de la crise de la gouvernance climatique précédemment observée par rapport aux mobilisations sociales perturbatrices telles que celles des Gilets Jaunes n’a pas encore eu lieu en ce qui concerne le conflit syndical. On peut prendre en considération plusieurs raisons, la première étant que, parmi les syndicats les plus expérimentés, la question du climat a été abordée de manière assez approfondie au cours de la dernière décennie, bien que l’on ne sache pas clairement jusqu’à quel point cette assomption est opportuniste, ce que je crains, ou dans quelle mesure sont-ils conscients du passage de phase. En tout état de cause, en langage syndical, la question a repris les caractéristiques du débat sur la juste transition. Étant donné que le modèle industriel doit changer, la forme qu’elle prendra doit garantir les figures professionnelles en voie d’extinction et assurer une protection adéquate à celles et ceux qui vont naître. C’est une position de bon sens et qui peut être partagée, mais elle laisse néanmoins sans réponse la question fondamentale : de quel modèle industriel s’agit-il ? Hormis quelques exceptions louables et significatives, la plupart des réflexions ont flirté assez explicitement avec l’économie verte, mais n’ont pas encore tiré les conséquences de l’affaire du choc de Katowice. Pour donner un exemple italien, le fait que la CGIL ait récemment décidé de relancer le développement durable comme mot d’ordre d’une campagne nationale pour 2020 en dit long sur le manque de sensibilité de cette institution.

Il faut dire, cependant, que la crise du pari de la « croissance verte » reste évidente et s’imposera tôt ou tard aussi à la réflexion des unions confédérales. Peut-être que l’adhésion à la grève climatique du 27 septembre par la Fédération des travailleurs du savoir (toujours CGIL) est un signe de prise de conscience. L’ampleur de l’adhésion et la présence sur place seront indicatives. La discussion concernant les syndicats de base, qui, en Italie, se sont pour la plupart ralliés à la grève et seraient prêts à s’engager avec les mouvements, a été différente. C’est la preuve que la dynamique politiquement expansive du mars écologiste a produit quelques résultats. Deux morceaux de la composition sociale s’étant à peine regardés depuis des décennies, sont maintenant assis autour de la même table. Cependant, il ne faut pas trop insister sur ces signaux. La force du chantage professionnel, « le travail ou la santé », est énorme et en l’absence d’un projet global de transition basé sur l’inversion des rapports de force actuels dans la société, il devient difficile de traduire les exigences de la « fin du mois » dans la langue des revendications sur la « fin du monde ». Et je reviens ici, en conclusion, au New Deal vert, il pourra soit transmettre le protagonisme de la reproduction sociale d’une manière qui « parle » aussi aux acteurs traditionnels de la production, ou soit devenir une répétition de l’économie verte hors du temps. Cela dit, je pense qu’il s’agit d’un jeu qu’on ne peut se permettre d’abandonner. Quelqu’un a parlé de « Green New Deal par en bas », je ne suis pas sûr que ce soit un bon slogan même s’il touche un point central en traduisant très bien une intuition des GJ : la transition écologique doit être payée par les riches, ou alors il s’agira d’une transition fictive et, plus important encore, pas écologique du tout.

« La transition écologique doit être payée par les riches »

  1. L’Ilva est une société sidérurgique implantée dans plusieurs villes en Italie et en Europe. L’usine de Tarente, la plus grande, a été partiellement mise sous séquestre judiciaire pour « désastre environnemental ».