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En Bosnie, une coopérative de femmes efface les traces de la guerre

Bosnie

Lien publiée le 5 novembre 2019

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 En Bosnie, une coopérative de femmes efface les traces de la guerre

La région de Gorazde, en Bosnie, a été meurtrie par les conflits yougoslaves des années 1990. De nombreux villages ont été rasés et les populations, en majorité musulmanes, ont dû fuir. Grâce au soutien du mouvement Slow Food, d’anciennes réfugiées redonnent vie à leur village grâce au succès de leur coopérative agroalimentaire.

  • Ustikolina (Bosnie), reportage

« Hier, on a passé la journée entière à peler les prunes à la main et il y en a pour 15 kg. C’est une méthode lente, ça prend beaucoup de temps. » Dans leur cuisine extérieure, ombragée de fruitiers, Jasmina Šahović [« Chaovitse »] et ses voisines ne quittent pas leurs fourneaux. La saison des prunes, les femmes du village d’Ustikolina, dans le sud-est de la Bosnie, ne doivent pas la rater. Car la požegača [« pojegatsa »], une variété locale de la Prunus insistitia, ce n’est pas n’importe quelle prune. « C’est la meilleure variété qui existe. Elle a des caractéristiques uniques et un goût très particulier, explique Jasmina en dénoyautant délicatement une belle prune. Elle n’a pas besoin de pesticide ni d’arrosage, c’est presque un arbre sauvage. Avec ses fruits, on peut faire de la rakija [« rakia », de l’eau de vie], du slatko [des fruits confits], ou du bestilj [de la confiture]… »

Jasmina, ici en train de préparer le « slatko », est la fondatrice de la coopérative Émina.

À Ustikolina, les prunes à chair jaune que Jasmina saupoudre de sucre représentent bien plus que de simples fruits confits. Si les collines qui dominent les mystérieuses eaux vertes de la Drina regorgent aujourd’hui de fruits et de légumes, le village revient de loin. « Vous savez, après la guerre des années 1990, il n’y avait plus rien ici, raconte Jasmina. Tout avait été détruit et la végétation avait tout envahi. C’était vide. » La région de Goražde [« Gorajdé »] a été le théâtre des pires atrocités qui ont ensanglanté la Bosnie durant l’explosion de la Yougoslavie, le conflit le plus meurtrier en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Entre 1992 et 1995, la ville a été assiégée par les forces des Serbes de Bosnie. Dirigées par le sinistre Ratko Mladic, ces dernières ont méthodiquement appliqué un processus de nettoyage ethnique à la région, en massacrant les populations musulmanes. « Le père de mon mari a été tué ici, tout comme sa mère, poursuit Jasmina. Avec mon mari, on a dû quitter la région pendant quatre ans. On est revenus au village il y a un peu moins de 19 ans. »

« Toutes nos recettes sont de très bonnes recettes, traditionnelles et faites maison » 

Drapeaux différents selon les localités, maisons en ruine, cimetières des bords des routes… Les conséquences de cette guerre suicidaire qui a déchiré les Slaves du sud [« yougoslaves »] s’affichent partout dans la Bosnie de 2019. À Ustikolina, il suffit de grimper sur les collines, à quelques dizaines de mètres de la maison de Jasmina, pour découvrir une clôture et des fils barbelés. Le village se situe sur la « frontière » intérieure qui divise aujourd’hui le pays entre République serbe et Fédération de Bosnie-Herzégovine. Illustration de l’échec de la communauté internationale à mettre un terme au conflit, les institutions du pays ont entériné les principes « ethniques » des chefs de guerre. Les discours nationalistes des dirigeants politiques continuent d’alimenter les divisions entre Serbes, Croates ou Bosniaques. Une propagande haineuse que n’écoute plus Jasmina : « Bien sûr qu’il y a des Serbes ici, assure-t-elle. On vit normalement, on se parle, il n’y a pas de problème. C’est un truc de politiciens de jouer la carte nationaliste, seulement pour garder le pouvoir. Mais moi, ça ne m’intéresse pas, je ne veux pas savoir de quelle nationalité sont les gens. C’est quelque chose d’un autre siècle ça. » Jasmina préfère semer des graines et parler des ponts qui rassemblent les différentes communautés.

La vie est un prodige incompréhensible, car elle s’use sans cesse et s’effrite, et pourtant dure et subsiste, inébranlable comme le pont sur la Drina. » 
Le pont sur la Drina, Ivo Andrić, 1945

Le pont de Visegrad, sur la Drina, protégé par l’Unesco, est l’un des principaux monuments de Bosnie.

C’est après avoir visité des coopératives agricoles en Italie au milieu des années 2000 que Jasmina est revenue avec des idées plein la tête pour son village. Plutôt que de s’épuiser à travailler seules leur lopin de terre, Jasmina propose aux femmes d’Ustikolina de s’unir autour de recettes ancestrales et de produits typiques de la région. La coopérative Émina était née. Le projet a tout de suite plu à sa voisine, Majida. « Avant, je travaillais seulement pour ma famille, se souvient-elle en remuant lentement une énorme quantité de confiture de prunes. Mais avec ce projet, j’ai commencé à produire pour d’autres personnes. C’est vraiment quelque chose de magnifique. Dès le début, j’étais sûre que ça marcherait. Car toutes nos recettes sont de très bonnes recettes, traditionnelles et faites maison. »

La požegača est une variété autochtone de prune.

Fruits confits, confitures, légumes, mais aussi ajvar, cette fameuse purée de poivron des Balkans, les produits naturels de la coopérative rencontrent aujourd’hui un beau succès en Bosnie. Une réussite que les femmes d’Ustikolina doivent beaucoup au mouvement Slow Food. Eugenio Berra travaille ainsi dans le sud-est européen pour promouvoir une agriculture locale et respectueuse de l’environnement. « C’est une expérience positive,s’enthousiasme-t-il, car ce village a été complètement rasé en 1992. Les femmes et les familles se sont réfugiées à Sarajevo, en Autriche ou en Allemagne. Et d’un point de vue commercial, la coopérative est viable et durable. Elles ont réussi à s’insérer dans les circuits de distribution classiques. » Les produits de la coopérative se retrouvent aujourd’hui dans les principaux supermarchés de Bosnie et de Croatie et les femmes devraient même ouvrir prochainement leur propre boutique à Sarajevo, la capitale.

« Cette coopérative, c’est un monde qui, petit à petit, commence à émerger » 

La nouvelle vie du village, ce sont les femmes qui en sont à l’origine. « La désindustrialisation, la guerre… les hommes ont accusé le coup du processus de transition post-Yougoslavie, explique Eugenio Berra. Et dans le cas de cette coopérative, beaucoup de femmes se sont retrouvées veuves et ont dû penser à l’avenir de leur famille. C’est pourquoi ce sont surtout les femmes qui se sont retroussé les manches pour essayer de redonner vie à leur communauté. » Pour que ces changements s’inscrivent dans la durée, elles ont réappris des savoirs et des pratiques agricoles anciens, malmenés par l’industrialisation à marche forcée du socialisme yougoslave (1945-1992). La haute vallée de la Drina renoue ainsi avec sa tradition fruitière et les essences autochtones, comme les pruniers, reprennent racine. Cet environnement et ces produits sains commencent même à attirer les touristes. « Des gens viennent goûter nos plats traditionnels comme le slatko, on organise des rencontres, des balades en bateau sur la Drina, se réjouit Jasmina. Les visiteurs sont hébergés chez les femmes et c’est super, elles sont contentes. C’est du tourisme de qualité. »

Le « slatko », fruits confits à base de prunes, est la spécialité de la région.

Si la coopérative Émina est un succès, elle reste une initiative encore rare dans une Bosnie bien mal en point économiquement. « Cette coopérative, c’est un monde qui, petit à petit, commence à émerger, veut croire Eugenio Berra, avec toutes les difficultés d’un pays qui a des politiciens qui ne soutiennent encore que très peu les petits agriculteurs et avec une Europe qui paraît toujours plus lointaine et absente. » Dans son rapport 2018, la Commission européenne assurait être « préoccupée par la corruption généralisée » de ce pays candidat à l’entrée dans l’UE. Un constat que ne peut que partager Jasmina. « Il y a trop de corruption malheureusement, dit-elle. Les gens doivent se battre seuls parce que les politiciens ne pensent qu’à leur propre intérêt. »

Dans un État constamment paralysé par la rente de ses dirigeants nationalistes, les femmes d’Ustikolina ne manquent pas de courage pour faire vivre leurs terres et garder espoir dans l’avenir. Un espoir qu’ont perdu beaucoup de jeunes Bosniens. Désabusés, ils préfèrent quitter le pays. Comptant aujourd’hui trois millions et demi d’habitants, la Bosnie a perdu plus d’un million de personnes depuis 1992.