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Slavoj Zizek: Joker diagnostique l’impasse du système moderne
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.entelekheia.fr/2019/11/05/slavoj-zizek-joker-diagnostique-limpasse-du-systeme-moderne/
Par Slavoj Zizek
Propos recueillis sur RT sous le titre ‘System deadlock’: Joker artistically diagnoses modern world’s ills – Zizek
Considéré comme une validation potentielle pour des chercheurs de gloire médiatique violents, le film « Joker » s’avère non pas une incitation à la violence, mais un jugement sur les défauts du système politique moderne, dit le philosophe Slavoj Zizek.
Le film très acclamé de Todd Phillips, avec Joaquin Phoenix, a reçu une bordée de critiques de la part de presque tout le monde, de la communauté des « woke » à l’armée américaine, qui croyaient tous qu’il pouvait inciter certaines personnes « mauvaises » à commettre des actes de violence.
Mais ces critiques du film ont apparemment négligé le message réel du film, explique le philosophe de renommée mondiale Slavoj Zizek, ajoutant qu’il ne porte pas sur une personne mentalement instable, mais sur le « désespoir » inhérent à notre « ordre politique insurpassable », que beaucoup refusent encore tout simplement d’accepter.
La vie quotidienne est devenue un film d’horreur
Il faut féliciter Hollywood et les spectateurs pour deux choses : qu’un tel film qui, admettons-le, donne une image très sombre du capitalisme développé, une image cauchemardesque qui a conduit certains critiques à le qualifier de « film d’horreur sociale », ait pu sortir. Habituellement, nous avons des films sociaux, qui dépeignent des problèmes sociaux, et puis nous avons des films d’horreur. Mêler ces deux genres n’est possible que lorsque de nombreux phénomènes de notre vie sociale ordinaire deviennent dignes de films d’horreur.
Il est encore plus intéressant de voir la façon dont les réactions au film montrent tout un spectre de tendances politiques aux États-Unis. D’une part, les conservateurs craignaient que ce film n’incite à la violence. C’était une affirmation absurde. Aucune violence n’a été déclenchée par ce film. Au contraire, le film dépeint de la violence, mais sensibilise à ses dangers.
Comme toujours dans ces cas, certaines personnes politiquement correctes craignaient que le film n’utilise des clichés racistes et ne célèbre la violence. C’est également injuste. L’une des positions les plus intéressantes a été celle de Michael Moore, un réalisateur de documentaires de gauche, qui a applaudi le film en tant que description honnête de la réalité des pauvres, des exclus et des gens dénués d’accès aux soins de santé des États-Unis.
Selon son idée, le film explique comment des personnages comme Joker peuvent apparaître. C’est une représentation critique de la réalité aux États-Unis, qui peut donner naissance à des gens comme Joker. Je suis d’accord avec lui, mais j’aimerais aussi aller un peu plus loin.
‘L’impasse du nihilisme’
Je pense que ce qui est important, c’est que le personnage du Joker, lorsqu’il s’identifie à son masque, est en fin de compte l’image d’un nihilisme extrême, d’une violence autodestructrice et d’un rire dément devant le désespoir des autres. Il n’y a pas de projet politique positif.
La façon dont nous devons lire le film ‘Joker’ doit commencer par le fait qu’il s’abstient très sagement d’apporter la moindre image positive. Une critique gauchiste du « Joker » aurait pu être : « Oui, c’est une bonne représentation de la réalité dans les quartiers pauvres des États-Unis, mais où est la force positive ? Où sont les social-démocrates, où sont les gens ordinaires qui s’organisent ? » S’il en avait parlé, le film aurait été totalement différent et passablement ennuyeux.
La logique de ce film veut qu’il laisse ce soin aux spectateurs. Le film montre une triste réalité sociale et une impasse nihiliste. En fin de compte, le Joker n’est pas libre. Il n’est libre que dans le sens où il est arrivé à un point de nihilisme total.
C’est à nous de décider de ce que nous voulons.
J’ai décrit le personnage du Joker à partir d’une sorte de position à la Kazimir Malevich, l’avant-gardiste russe, lorsqu’il a réalisé son célèbre tableau du Carré noir. C’est une sorte de protestation minimaliste – une réduction au néant. Le joker se moque simplement de toutes les autorités. C’est destructeur, mais il lui manque un projet positif. Nous devrons emprunter cette voie désespérée.
Jouer le jeu de ceux qui sont au pouvoir ne suffira pas. C’est le message du ‘Joker’. Le fait qu’ils puissent être charitables, comme le père de Bruce Wayne dans ce dernier film, fait partie du jeu. Nous devons nous débarrasser de toutes ces bêtises libérales, qui occultent l’aspect désespéré de la situation.
Pourtant, ce n’est pas l’étape finale, mais un début de volonté de faire table rase, de façon à ouvrir la voie à quelque chose de nouveau. C’est comme ça que j’ai lu le film. Ce n’est pas une vision de décadence finale. Nous devons traverser cet enfer. Aujourd’hui, c’est à nous d’aller plus loin.
Une sonnerie d’alarme sociale
Le danger de tenter d’expliquer l’histoire est de donner l’impression que nous devrions comprendre le personnage du Joker. Mais le Joker se passe très bien d’être compris. Dans un certain sens, le Joker est une personne créative. Le moment-clé dans le film, pour son changement, est celui où il dit : « Avant, je pensais que ma vie était une tragédie. Aujourd’hui, je réalise que c’est une comédie. »
La comédie signifie à mon sens qu’à ce moment-là, il s’accepte, dans tout son désespoir, comme un personnage comique et se libère des dernières contraintes de l’ancien monde. C’est ce qu’il fait pour nous. Ce n’est pas un personnage à imiter. Il est faux de penser que ce que nous voyons vers la fin du film – le Joker applaudi par d’autres – soit le début d’un nouveau mouvement émancipateur. Non, il s’agit de l’impasse ultime du système existant, d’une société obsédée par son autodestruction.
L’élégance du film est qu’il nous laisse passer à l’étape suivante, la construction d’une alternative positive à cette société. C’est une sombre image nihiliste destinée à nous réveiller.
Sommes-nous prêts à faire face à la réalité ?
Les gauchistes dérangés par le « Joker » sont des « gauchistes-Fukuyama » ; ceux qui pensent que l’ordre libéral démocratique est le meilleur ordre possible et que nous devons simplement le rendre plus tolérant. Dans ce sens, tout le monde est socialiste aujourd’hui. Bill Gates dit qu’il est pour le socialisme. Mark Zuckerberg dit qu’il est pour le socialisme.
La leçon du « Joker » est qu’un changement plus radical est nécessaire ; que ce n’est pas suffisant. Et c’est ce que tous ces gauchistes démocratiques ne réalisent pas. Cette insatisfaction qui grandit aujourd’hui est grave. Le système ne peut pas y faire face avec des réformes graduelles, plus de tolérance ou de meilleurs soins de santé.
Ce sont là des signes de la nécessité d’un changement plus radical.
Le vrai problème est de savoir si nous sommes prêts à assumer le désespoir de notre situation. Comme Joker le dit lui-même à un moment dans le film : « Je ris parce que je n’ai rien à perdre, je ne suis personne. »
Il y a aussi un astucieux jeu de mots. Le vrai nom de famille du Joker est Fleck. En allemand, un « fleck » est une tache, une tache insignifiante. C’est comme les anamorphoses. Nous avons besoin de regarder les choses autrement pour voir une nouvelle perspective.
Je ne fais pas confiance à tous ces critiques de gauche qui ont peur de son potentiel. Comme Moore l’a très bien dit, vous avez peur de la violence dans ce film, mais pas de la vraie violence dans notre vie quotidienne. Être choqué par la violence représentée dans le film n’est qu’une façon de nier la violence réelle.