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En Colombie, l’oligarchie spolie les terres paysannes depuis des siècles
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
DEUX SIÈCLES APRÈS L’INDÉPENDANCE, AUCUNE RÉFORME AGRAIRE N’EST VENUE COMBLER LES BRÈCHES DANS LES CAMPAGNES, OÙ QUELQUES PUISSANTS POSSÈDENT TOUJOURS LA MAJORITÉ DES TERRES.
C’est l’histoire d’une lutte perdue. Années 1920, quelque part dans les territoires caribéens du nord de la Colombie : une femme se dresse contre un baron qui entend confisquer les terres de sa communauté. Héritière des combats afro-colombiens qui ont embrasé la région dès le XVIIème siècle, Felicita Campos organise la résistance face à ceux qui possèdent tout, même l’armée, et cherchent à imposer leur emprise sur de vastes propriétés agricoles.
Entre répressions sanglantes et allers-retours en prison, elle se rend de son propre-chef jusqu’à la capitale, Bogota, où on lui délivre les titres de propriété des terres en question. Mais dans un pays où l’État et ses normes n’ont que peu de poids face aux potentats locaux, cette victoire restera symbolique. Felicita Campos meurt en 1942, laissant les siens orphelins alors que les parcelles qu’ils ont aménagées des décennies durant se transforment peu à peu en haciendas – de grandes exploitations sous la coupe d’un riche propriétaire.
Illustration d’Ulianov Charlarca. Publié dans Historia gráfica de la lucha por la tierra en la costa Atlántica
Felicita, ce symbole, est parvenu jusqu’à nous grâce à l’effort de quelques-uns pour maintenir vivaces des pans presque oubliés de l’histoire colombienne. Víctor Negrete est l’un d’eux. Interrogé par Le Média, il rappelle que les premières luttes populaires liées à la question agraire dans les régions caribéennes se sont développées en réaction au régime de servage.
Théoriquement aboli en 1851, « l’esclavage a persisté jusqu’en 1894 dans certaines zones », commente Víctor Negrete. Deux ans auparavant, depuis l’Assemblée de Carthagène des Indes, inquiets de la perspective de rémunérer décemment leur main d’œuvre, les élites locales firent approuver le système du « matricule ». « Cela leur permettait de disposer en permanence d’ouvriers agricoles, soumis à un système d’endettement sans fin », explique l’historien.
DES TERRITOIRES À PEINE EXPLORÉS, DÉJÀ SPOLIÉS
En pleine seconde révolution industrielle, ce régime de servage contraignait les locaux à payer leur subsistance, à commencer par la nourriture, en travaillant gratuitement dans les haciendas ou en rendant tout type de « services ». « Il était fréquent que de jeunes filles, et même des adolescentes, soient « cédées » aux patrons des haciendas pour des durées plus ou moins longues en échange de quelques biens », raconte Víctor Negrete, qui fait partie de la poignée d’universitaires à avoir étudié ces pratiques.
Ensevelis de dettes, les habitants n’avait alors pour seule monnaie d’échange que leurs lopins de terre ; pour seule option de survie, la colonisation de nouvelles contrées. « Au fur et à mesure que tout devint privé dans les villages établis, les paysans sont partis en quête de ressources », aménageant de nouveaux territoires et déplaçant toujours plus loin la frontière agricole, cette limite entre les exploitations et un monde authentiquement naturel. « Mais jusque dans ces confins, on venait s’approprier leurs terres », ajoute Víctor Negrete.
Dans tout le pays, les spoliateurs étaient à l’affût, cherchant à profiter des territoires fraîchement transformés. Des abus qui provoquèrent des déplacements forcés systématiques, étendant la mainmise des élites, dans un cycle néfaste qui a défini les rapports de force dans les campagnes.
Bastion paysan autogéré Vicente Adamo, région de Monteria, 1972. Archives du sociologue Orlando Fals Borda.
Colons, paysans soumis au « matricule », afro-colombiens, autochtones : tous furent les protagonistes de rebellions sporadiques dès la fin du XIXème siècle. Machettes contre fusils, ces combats étaient souvent désespérés. Mais dès le début du XXème siècle, des comités se créent – à Córdoba et ailleurs – et coordonnent de vastes mouvements d’occupation de terres. En 1921, ils arrachent au gouvernement l’abolition du « matricule ».
La parenthèse, qui profite enfin aux populations rurales, se referme brutalement avec la guerre civile des années 1940. Cet énième affrontement entre libéraux et conservateurs depuis l’indépendance, surnommé « La Violencia », touche davantage les campagnes, où il fait des ravages, et ouvre la voie à l’apparition de guérillas et la naissance d’un conflit armé toujours en cours, profondément lié à la question rurale.
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L’ÉLEVAGE EXTENSIF EN QUESTION
À chaque éruption de violence fratricide son lot de déplacements forcés et de spoliations. Dans les régions frappées de plein fouet par ce conflit, les grands perdants ont toujours été ceux qui ont eu la malchance de se trouver entre deux feux, comme les petits propriétaires terriens. Des latifundiums toujours plus vastes se créent alors, qui hébergent des activités peu productives et peu génératrices d’emplois pérennes.
À Córdoba – qui était encore récemment une « zone rouge », habituée de la violence -, premier département du pays en termes de concentration de terres, « 63 % de la surface est utilisée pour l’élevage extensif », indique Víctor Negrete : « une méthode qui requiert 1,2 hectare pour une seule bête ».
L’élevage suscite depuis plus d’un siècle l’intérêt des barons de la terre. Aujourd’hui, il occupe sur le territoire national près de 35 millions d’hectares, d’après l’Institut Géographique Agustín Codazzi, qui déplore un « gâchis agricole » du fait de cette prolifération de bétail sur des sols riches. Sur ces mêmes sols pourraient croître bien des cultures qui aideraient à pallier la pauvreté qui touche, selon les autorités, 36% de la population rurale.
Cette activité, qui occupe 87% des terrains de plus de 1000 hectares d’après l’ONG Oxfam, est souvent montrée du doigt pour expliquer que la Colombie reste la nation latino-américaine la plus inégalitaire en matière de propriété rurale.
Illustration d’Ulianov Charlarca. Publié dans Historia gráfica de la lucha por la tierra en la costa Atlántica
Des chiffres qui sont le fruit d’un « aveuglement idéologique », selon José Félix Lafaurie, représentant des éleveurs colombiens et proche de la droite dure, contacté par Le Média. Il assure que ce sont les « minifundios [les petites exploitations agricoles, NDLR] qui, dans certains cas, piègent les personnes dans la pauvreté et la précarité […]. Le grand problème de la Colombie, c’est surtout un développement basé sur une structure de petites propriétés ».
Selon lui, « la taille moyenne des domaines n’excède pas 11 ou 12 hectares par personne » et la quantité d’exploitations qui regroupent plus de 1000 bêtes est dérisoire face à celles qui en comptent moins de 100. « Nous avons fait de grands efforts pour améliorer notre productivité », rétorque José Félix Lafaurie au sujet du manque de dynamisme économique souvent attribué à l’élevage.
« Des systèmes durables sont en train d’être mis en place dans tout le pays », ajoute-t-il pour calmer les craintes relatives à l’empreinte écologique de ce secteur, tout en promettant que 10 millions d’hectares seront « rendus à la nature ».
Dix millions d’hectares, c’est également l’estimation haute de la superficie des terres spoliées durant le conflit armé, selon des associations de victimes. « Les éleveurs sont de loin ceux qui ont souffert le plus des violences multiformes du conflit », insiste José Félix Lafaurie, qui réfute les accusations d’implication directe dans la guerre formulées contre eux. En 2011, l’ONU a évalué à 6,6 millions les hectares de terre accaparés durant la période 1980 – 2010.
44 MILLIONS D’HECTARES AUX MAINS DE 2428 PROPRIÉTAIRES
Avant même l’officialisation du dialogue entre le gouvernement et la guérilla des Farc, le président Juan Manuel Santos a promulgué la « Loi des Victimes ». Le texte contient un mécanisme de restitution des terres ; une disposition intégrée dans les accords de paix signés en 2016.
« Ce mécanisme avait des objectifs positifs. Mais il a fini par se retourner contre des petits propriétaires, qui avaient acquis leurs biens légalement et de bonne foi […]. Cette loi, il faut l’abolir », dénonce le représentant des éleveurs. Ce proche du gouvernement actuel, une droite dure installée aux commandes depuis juin 2018, critique également la « Réforme Rurale Intégrale », pilier des accords de paix. « C’était une manœuvre politique : ni les Farc ni le gouvernement n’étaient réellement intéressés. La preuve en est qu’aucun peso n’a été laissé pour son application », affirme José Félix Lafaurie.
Bastion paysan autogéré Vicente Adamo, région de Monteria, 1972. Archives du sociologue Orlando Fals Borda.
Des réparations et des réformes, c’est pourtant ce qu’il faudrait pour réduire l’écart entre les 2428 personnes qui possèdent 44 millions d’hectares de terres et les 1,3 million de paysans qui se partagent des lopins s’accumulant sur 3450 km², selon Absalón Machado. Interviewé par Le Media, cet économiste émérite a consacré un ouvrage entier aux échecs de l’État pour entreprendre des transformations rurales. Il assure que « les gouvernements ont toujours considéré les campagnes comme un problème secondaire ».
En 200 ans de souveraineté, la Colombie n’a jamais pu entreprendre de réforme agraire, malgré les tentatives répétées du milieu du XXème siècle. « Jusqu’il y a peu, les paysans n’avaient personne pour défendre leurs intérêts à Bogota, contrairement aux élites économiques, qui ont toujours pu faire et défaire les lois », précise le professeur. Il pointe aussi les faiblesses d’un « mouvement paysan qui n’a jamais pu s’unir nationalement, en dépit des tentatives […]. Leurs combats sont restés localisés au fil des décennies ».
Du fait de l’absence historique d’autorité gouvernementale dans un grand nombre de territoires, la Loi des Victimes et les accords de paix constituent une première pour les populations rurales. Mais ces normes « ont été attaquées par de nombreux secteurs », déplore Absalón Machado. « Les spoliateurs et leurs alliés s’activent constamment contre ces processus », poursuit le spécialiste. En mai 2019, après 8 ans d’action, seuls 4239 terrains représentant 350 000 hectares ont été effectivement restitués aux victimes.
Pessimiste quant à la poursuite du processus du paix, Machado s’inquiète également du blocage des mentalités. « Tant que les citoyens des villes, où nous suffoquons, n’abandonneront pas le mépris qu’ils ont pour les campagnes, il sera difficile d’avancer », constate l’économiste, « alors même qu’il en va de la stabilisation de tout le pays, à l’heure du défi climatique que nous vivons ».