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«L’économie rentière du Liban a engendré des niveaux d’inégalité extrêmes»
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Lydia Assouad
Pour la première fois depuis la fin de la guerre civile, en 1990, les Libanais sont unis dans une révolte, indépendamment de leurs origines sociales, géographiques ou religieuses. Les manifestants réclament la fin d’un régime politique corrompu, maintenu par une élite qui leur a trop longtemps nié la possibilité de vivre de manière décente.
Les revendications des manifestants ne sont pas surprenantes lorsqu’on regarde les chiffres. Le Liban fait partie des pays les plus inégalitaires du monde, à côté du Chili, du Brésil ou encore de l’Afrique du Sud. Dans une étude publiée par le Laboratoire sur les inégalités, j’ai pu estimer la répartition du revenu national libanais entre 2005 et 2014. Les résultats parlent d’eux-mêmes: les 1 % les plus aisés perçoivent 25 % des revenus. A titre de comparaison, en France, où les inégalités augmentent et sont au cœur du débat public, les 1 % les plus riches perçoivent 11 % des revenus. Une autre statistique éloquente au Liban: les 0,1 % les plus aisés (3700 individus) captent 10 % des revenus. C’est autant que ce que reçoivent les 50 % les plus pauvres (près de 2 millions de personnes).
Ce petit groupe d’ultrariches – qui coïncide largement avec la classe politique – a des niveaux de revenus similaires aux plus riches des pays riches. Les plus démunis, au contraire, ont des niveaux de revenus comparables aux plus pauvres des pays pauvres. Cette polarisation semble avoir exacerbé un sentiment de déconnexion entre la classe dirigeante et le «reste». Les chiites de la ville de Tyr, dans le Sud, et les sunnites du Nord, à Tripoli, ont enfin trouvé ce qu’ils avaient en commun: l’élite politique extorque des rentes colossales à leurs dépens.
Manque de transparence
Cette concentration extrême des revenus n’est pas un phénomène nouveau et existe au moins depuis 2005, année pour laquelle les premières données fiables sont disponibles. Pourquoi donc les inégalités étaient jusqu’alors absentes du débat public? Une première raison est le manque remarquable de données socio-économiques basiques au Liban. Le dernier recensement date de 1932. Le secret bancaire existe depuis 1956. La dernière étude estimant la répartition des revenus avant la mienne datait de 1960! Ce manque de transparence a facilité la diffusion d’un discours sous-estimant la portée des inégalités.
Deuxièmement, le système politique, fondé sur un partage de pouvoirs entre confessions, incite les citoyens à s’identifier principalement à leur secte et non à leur classe. «Les élites ont intérêt à maintenir et à renforcer ces identités qui leur permettent de réaliser des transactions privilégiées au sein de leur secte et de contrôler leur région respective » Cela amplifie les rentes qu’elles reçoivent des secteurs financier et immobilier, sur lesquels l’économie libanaise repose. En échange, ces élites fournissent à leur communauté différents services: emplois, frais de scolarité et soins médicaux. Les Libanais n’ont pas tenté de renverser le régime plus tôt car, en l’absence d’un Etat capable de fournir des services publics de base, ils ont préféré recevoir ces aides – plutôt que de ne rien recevoir du tout.
Un cercle vicieux s’était installé au Liban: l’économie rentière libanaise, couplée à la quasi-absence de l’Etat, a engendré des niveaux d’inégalité extrêmes qui, à leur tour, ont augmenté la dépendance des Libanais aux «services publics» fournis par les élites sectaires. Cela a permis à ces dernières de conserver le soutien de la population, de rester au pouvoir et, ainsi, de continuer à s’enrichir. Ce qui a augmenté les inégalités. Et donc la dépendance au système dans son ensemble…
Une opportunité historique
Il a fallu pas moins d’une crise économique, d’une immense dette publique, d’années de gestion déplorable et du choix de l’austérité par le gouvernement pour réussir à briser ce cercle vicieux. Cette rupture offre cependant une opportunité historique de réaliser des changements structurels majeurs nécessaires pour éviter le désastre économique qui s’annonce, mais aussi pour sortir de l’impasse politique dans laquelle le Liban se trouve depuis la fin de la guerre civile.
Le Liban a d’autres possibilités que l’austérité pour gérer sa crise de la dette publique: négocier un allégement de la dette avec les créditeurs – qui sont en grande majorité des banques libanaises, connectées à l’élite politique – et augmenter les recettes fiscales, par la mise en place d’une imposition progressive sur le revenu et le patrimoine. Pour cette deuxième option, le système fiscal libanais peut être grandement amélioré. L’impôt sur les revenus personnels se fonde sur un système archaïque, qui taxe chaque source de revenu séparément, réduisant ainsi sa progressivité et le montant total de revenu collecté. Les taux appliqués aux plus riches sont très bas par rapport au reste du monde: 21 %, contre 37 % aux Etats-Unis ou 45 % en France.
Concernant le patrimoine, une option serait d’imposer une taxe exceptionnelle sur les capitaux privés. Cette taxe s’appliquerait à une base probablement très large. Si l’on regarde déjà le patrimoine des milliardaires, la face visible de l’iceberg, il représente en moyenne 20 % du revenu national entre 2005 et 2016, contre 10 % aux Etats-Unis et 5 % en France. Pour ceux qui pensent qu’une telle mesure serait folle aux Etats-Unis ou en France, il faut rappeler qu’au Liban les patrimoines des plus riches proviennent de rentes inefficaces: en tarir la source serait bénéfique au plus grand nombre. Les montants collectés permettraient d’affaiblir le système clientéliste et d’entreprendre enfin de larges investissements dans les infrastructures, l’éducation et la santé. Ces mesures structurelles pourraient répondre à la principale revendication des manifestants: la possibilité d’avoir un avenir. (Tribune publiée dans le quotidien Le Monde en date du 18 novembre 2019)
Lydia Assouad est doctorante à l’Ecole d’économie de Paris; elle est spécialiste des inégalités au Liban