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Le peuple veut la retraite du régime

Lien publiée le 17 décembre 2019

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https://acta.zone/le-peuple-veut-la-retraite-du-regime/

« Si l’activité du travail cesse, la vie du capital cesse aussi. Une usine arrêtée, c’est déjà du travail mort, c’est-à-dire du capital qui dort, qui ne produit pas et ne se reproduit pas ».

Mario Tronti, Ouvriers et capital, éditions Entremonde

Depuis le 5 décembre la lutte contre la réforme des retraites est portée par un puissant mouvement social. Les bases syndicales du secteur des transports sont le fer de lance de ce mouvement dont les formes et les méthodes reflètent l’influence de l’irruption des Gilets Jaunes sur la scène historique il y a maintenant plus d’un an. En effet, aux manifestations de masse qui rassemblent des centaines de milliers de personnes se combinent de nombreuses actions de blocage économique, en particulier sur les dépôts de bus RATP. Dans toute la France, des lycéens bloquent leurs établissements et se joignent à la lutte, faisant souvent face à une répression policière brutale. Surtout, alors que le gouvernement tablait sur un essoufflement rapide de la grève reconductible, c’est tout le contraire qui se produit : 10 jours après, le trafic du réseau francilien par exemple est toujours aussi perturbé (seules fonctionnent les lignes automatiques) – aucun retour à la normale ne semble à l’ordre du jour. Les prétendues annonces d’Édouard Philippe la semaine dernière n’ont en rien tari la colère populaire, elles ont plutôt été perçues, à juste titre, comme une fumisterie sans effet. Les ministres eux-mêmes ont compris que ce mouvement n’était pas prêt de s’arrêter – ils ont déjà dégainé d’ailleurs leur argument de dernier recours, aussi obscène que vain : le respect de la « trêve de Noël ».

1. Plus personne n’est dupe quant aux objectifs politiques des fondés de pouvoir du capitalisme (singulièrement dans la forme libérale déchaînée qui est la sienne aujourd’hui) : la destruction de toutes les formes de solidarité collective au profit de l’économie de marché. Nous savons que les gouvernements successifs, ici comme ailleurs, s’attachent à dépecer les services publics et le système de protection sociale issu des luttes du mouvement ouvrier. Cette logique est désormais planétaire. Si bien que la résurgence actuelle, à l’échelle globale, de soulèvements populaires prenant des tournures antagoniques voire pré-insurrectionnelles ne peut être lue que comme une internationalisation du conflit de classe. Internationalisation porteuse de nouveaux possibles, en même temps qu’elle révèle en creux notre impuissance à affronter des réalités qui dépassent le cadre de l’État-nation. Et met en évidence des impasses stratégiques communes1.

2. Macron, comme ses prédécesseurs, se plaît à stigmatiser l’inefficacité prétendue de la fonction publique et à pointer du doigt les « avantages » liés à son statut – par une classique manœuvre de division au sein du peuple et de manipulation de l’opinion. Or comme l’a montré la réforme du rail en 2018, l’ouverture à la concurrence ne répond qu’au besoin pour les capitalistes d’étendre toujours plus la logique de marché en direction des espaces qui relevaient jusqu’alors du bien commun. Or si la grève contre la réforme des retraites prouve quelque chose, c’est bien que la fonction publique occupe une place incontournable dans le système de production et de reproduction sociale, tout en ayant une incidence quotidienne dans la vie des gens. Sans moyen de transports, moins ou pas de travailleurs. Sans écoles ouvertes, pas de formation de la future main d’œuvre. Sans hôpitaux, pas de prise en charge des personnes malades. Nous pourrions continuer la liste au sujet de la gestion des routes, de l’eau, de l’électricité, et ainsi de suite.

3. La multiplication des blocages où se mêlent gilets jaunes, lycéens, étudiants et travailleurs de divers horizons, principalement autour de dépôts ou de lieux nécessaires à la production énergétique, démontre que les luttes des dernières années ont laissé des traces, positives et prometteuses. L’État aussi bien que les capitalistes renforcent constamment leur arsenal répressif, intégrant le fait que « le pouvoir ouvrier [tient à] sa possibilité de dominer la production ». Les lois qui restreignent le droit de grève sont souvent décrites comme des moyens préventifs pour garantir le fameux “service minimum”. Elles sont en réalité des armes au service des patrons visant à limiter la capacité de mobilisation des travailleurs sur leurs propres lieux de travail. C’est pour cela que l’une de nos tâches actuelles comme futures est de consolider ces liaisons entre différents segments sociaux et militants, tout en donnant un caractère plus massif aux opérations conjointes de perturbation de la production des marchandises comme de la circulation des travailleurs, l’un n’allant pas sans l’autre.

4. Les premières manifestations de cette nouvelle séquence se sont révélées moins antagoniques que les précédentes. Est-ce la faute à la répression ? Est-ce le calme avant la tempête ? La réponse ne sera perceptible qu’au fil des semaines, mais une chose est sûre : le cortège de tête est plus hétérogène que jamais, allant même jusqu’à perdre, parfois, son caractère conflictuel. Il ne tient qu’à nous, militants issus de la gauche extra-parlementaire, des mouvements de contestation de ces dernières années, gilets jaunes, étudiants, lycéens, travailleurs, chômeurs, sans-papiers, de nous organiser pour faire en sorte que l’apathie générale ne devienne pas la norme et de reprendre l’initiative pour faire naître des situations propices à l’émergence de conduites subversives. C’est ici que la question de l’organisation devient centrale, pour ne pas se rendre dans le cortège de tête comme dans une manifestation traditionnelle. S’organiser signifie anticiper les coups de l’ennemi, ouvrir des espaces de dialogue entre différents pôles, prendre l’initiative si nécessaire, attendre le bon moment pour agir et multiplier les formes d’action. Mais pour ça, il faut pouvoir se rencontrer, décider ensemble, se mettre d’accord sur une ligne de conduite partagée.

5. Faire reculer le gouvernement est possible. Les gilets jaunes ont rappelé que l’État pouvait trembler, faire marche arrière, lâcher des milliards. Mais les gilets jaunes ont aussi montré que ces concessions tactiques ne sont souvent, du point de vue de l’État, qu’un moyen pour ré-attaquer ensuite, frontalement, à la moindre ouverture. L’imposition du cortège de tête dans le sillage du printemps 2016 est une victoire politique sur les normes jusqu’alors en vigueur dans les manifestations syndicales et témoigne de la visibilité comme de la vitalité des aspirations révolutionnaires. L’abandon du projet d’aéroport à NDDL en est également une. Les victoires de 2006 et de 1995 sont encore dans toutes les mémoires. Nous ne sommes pas condamnés à perdre, tout dépend de l’intensité du mouvement et des directions collectives auxquelles nous adossons nos pratiques. Et même si nous venions à être défaits, il faut garder en tête « [qu’une] terrible défaite, qui ne fait plier le mouvement qu’un moment pour le faire ressurgir plus fort, vaut mieux que tous les renoncements opportunistes pour garder le rapport de force intact durant les décennies qui le font croupir dans l’immobilisme, c’est-à-dire dans le réformisme ».

6. La bataille des retraites en cours peut constituer un frein au projet néo-libéral, à l’échelle française voire européenne, où la privatisation et l’individualisation s’offrent comme seules perspectives, décidées par une poignée pour l’ensemble de la population. Plus qu’un frein d’ailleurs, infliger une défaite à Macron et à la bourgeoisie dans son ensemble serait porteur de fortes potentialités. Il n’est pas anodin que le MEDEF se félicite des déclarations d’Édouard Philippe et soit la seule organisation syndicale à défendre ce projet de réforme – car le patronat en a besoin pour accroître ses profits. C’est ici que Macron joue gros : il sait qu’imposer une réforme de ce type atomisera les capacités politiques du prolétariat mais il sait à l’inverse que s’il échoue, la puissance collective déployée pourra ouvrir de nouvelles perspectives pour la suite. Rien ne donne plus de force que de contraindre un gouvernement à se mettre à genoux. Rien ne donne plus de force que de faire l’expérience du pouvoir populaire. En cela, le combat contre la réforme des retraites est la mère de toutes les batailles. 

7. Parmi les enseignements à tirer des dernières années de lutte, il y a celui-ci : ne jamais se contenter d’une seule forme d’action ou d’intervention, démultiplier au contraire les manières d’agir, innover, bloquer et attaquer là où on ne nous attend pas, nouer des alliances insolites, fracturer les portes du vieux monde et prendre d’assaut les métropoles. La manifestation nationale du 17 décembre et celles d’après ne doivent pas être comprises comme la conclusion d’un mouvement, mais comme le début, ou plutôt la continuité, de la construction d’un bloc révolutionnaire, capable de favoriser la maturation de contre-pouvoirs partout sur le territoire, contre le gouvernement de Macron et les suivants.

Des manifestations aux blocages, des ronds-points aux dépôts RATP, souvenons-nous, comme le disait encore Mario Tronti, « [qu’il] n’y a pas de processus révolutionnaire, sans volonté révolutionnaire ».