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Vers une économie post-capitaliste ? Les communs et le pair-à-pair
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://lvsl.fr/vers-une-economie-post-capitaliste-les-communs-et-le-pair-a-pair/
L’économie traditionnelle, basée sur l’État et le marché, est à bout de souffle. Connu sous le nom de Commons-Based Peer Production (CBPP), un nouveau modèle de production numérique, ouvert et horizontal commence à émerger et pourrait bien donner à voir à quoi ressemblera l’économie de demain. Alors qu’il se heurte pour l’instant aux institutions, a-t-il le potentiel de s’imposer comme alternative au capitalisme et au pouvoir politique qu’il sous-tend, dans un contexte de raréfaction des ressources et de crise climatique ?
Depuis les révolutions industrielles, le capitalisme s’est consolidé progressivement comme le système économique dominant. Pour l’économiste Karl Polanyi, ce processus s’inscrit dans un « double mouvement » : face à l’expansion du marché, la société utilise l’État pour contrôler ou éliminer l’influence de l’économie sur la vie collective.
De l’État-providence aux économies planifiées, les rapports de force entre les acteurs publics et privés ont profondément marqué le XXe siècle. Malgré l’hégémonie de l’État providence entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, la chute de l’URSS et les politiques néoclassiques ont fini par favoriser le marché dans la plupart des économies mondiales.
Pourtant, des nouvelles forces ont émergé avec la révolution numérique. Embryon en pleine croissance, le Commons-Based Peer Production (CBPP) est un système socioéconomique utilisant Internet pour co-produire, partager et gouverner des ressources. Fondé sur des liens horizontaux, ce système combine les pratiques informatiques du pair-à-pair avec le système traditionnel des communs.
Aujourd’hui, l’État et le marché structurent nos sociétés. Toutefois, avec la vague montante du CBPP, un troisième espace se forge au bénéfice d’une citoyenneté active, autonome et auto-organisée qui, par l’usage de ce système, peut bouleverser les deux institutions de l’époque contemporaine.
UN « VIEUX » SYSTÈME TRÈS NOUVEAU
Depuis quelques années, les communs suscitent un vif débat dans les cercles académiques mondiaux. Placés en dehors des régimes privés et publics de propriété, ces systèmes préindustriels permettent de co-gérer et de partager les ressources d’une communauté de bénéficiaires.
Prenons par exemple ce cas suisse : depuis 1483, les habitants de Törbel gouvernent leurs routes et leurs ressources naturelles collectivement. Encadré par des droits et des obligations, l’usage des communs repose sur des normes établies lors des assemblées citoyennes. À titre d’exemple, un système est en place depuis 1517 pour éviter le surpâturage des prairies alpines et pour distribuer le fromage produit par les vachers.
Dans un ouvrage qui lui a valu le Prix Nobel d’économie en 2009, Elinor Ostrom a observé que, à l’inverse des thèses défendues par Garret Hardin dans la Tragédie des biens communs, les ressources partagées ne sont pas condamnées à la surexploitation par des acteurs égoïstes. A contrario, en raison de l’interdépendance suscitée par les communs, le système nourrit des relations basées sur la confiance et la responsabilité collective. Après plusieurs années de recherche, Ostrom a été étonné par la rareté des cas d’usage illicites des communs et a conclu que, contrairement aux arguments d’inspiration libérale, la propriété privée n’est pas la seule manière de protéger et développer l’usage des ressources dans une économie fonctionnelle.
Elinor Ostrom est responsable du nouveau intérêt porté sur les communs. © Holger Motzkau
Au XXIe siècle, le pair-à-pair permet l’existence de communs numériques. En effet, les usagers de ce système partagent, via leurs ordinateurs, la diffusion et production de fichiers et logiciels. Grâce à la collaboration libre de milliers d’individus, il est actuellement possible de bénéficier gratuitement d’innombrables ressources telles que Wikipédia, Linux et Firefox. En outre, avec l’amélioration des technologies de production, ces communs entrent progressivement dans la sphère de la production physique.
Wikihouse met bien ce phénomène en lumière. Visant à devenir le « Wikipédia du design », ce projet mobilise une communauté mondiale d’architectes, d’ingénieurs et de constructeurs pour produire des plans de maisons libres. Disponibles sur une bibliothèque numérique, ils sont téléchargeables, modifiables et imprimables grâce au fraisage et aux imprimantes 3D. Pour Alastair Parvin, co-fondateur du projet, le design simple, durable et économe des maisons Wikihouse assure des constructions rapides et efficaces, permettant de diffuser des bâtiments dans de nombreux pays. Afin de montrer son potentiel, Wikihouse a facilité en 2018 la création, en 7 jours, d’une bibliothèque pour 1000 élèves à Er-tai, un village dans la province chinoise de Hebei.
Au croisement des communs, du pair-à-pair et de la manufacture, le CBPP implique des forts changements pour nos sociétés. En effet, comme en témoigne Jeremy Rifkin dans son ouvrage La nouvelle société du coût marginal zéro, ce système de production libre, non marchand et horizontal, facilite une autonomie matérielle qui est capable, à long terme, de réduire la dépendance des citoyens envers l’économie existante.
LA LENTE ÉROSION DU MARCHÉ
Pour des raisons théoriques et systémiques, le CBPP menace le monopole du marché sur l’économie. Si des groupes peuvent satisfaire leurs besoins via la coopération et le partage de ressources, cela remet en question les prémices dominants de la nature humaine. De plus, les caractéristiques du numérique sont en contradiction avec l’une des bases de l’économie moderne : la rareté.
Comme disait le célèbre Léon Walras, les choses ont un prix parce qu’elles sont utiles et limitées. Selon les principes du capitalisme, le marché doit utiliser des prix pour trouver un équilibre entre les ressources disponibles et la demande.
Pourtant, ce mécanisme devient difficile à appliquer dans un contexte numérique. Dans son ouvrage Postcapitalism : A Guide to Our Future, Paul Mason observe que les coûts marginaux de production sont presque nuls lorsqu’il s’agit de reproduire des logiciels et des fichiers. Si l’on ajoute à cela l’existence des communs, alors le capitalisme entre en concurrence avec des biens gratuits, accessibles et potentiellement illimités.
Suivant la logique de Walras, il est impossible de former des prix dans des situations de post-rareté et, face à ce scénario, le marché devient peu attractif ou obsolète. Néanmoins, tout n’est pas perdu pour le capitalisme : dans une planète limitée par sa taille et son environnement, la rareté persiste pour la plupart des ressources telles que le bois, les métaux et l’énergie. En effet, pour maximiser son potentiel post-marchand, le CBPP devra se situer à l’intersection des transformations technologiques et écologiques du XXIe siècle.
Malgré leurs faibles coûts marginaux, les logiciels dépendent d’infrastructures qui, par leur nombre comme par leurs propriétés, exigent de vastes sommes d’électricité. Comme en témoigne l’ingénieur Philippe Bihouix, si 600 TWh additionnels ont été produits entre 2016 et 2017 pour accompagner cette demande, presque la moitié de leurs sources n’étaient pas renouvelables. L’optimisme reste malgré tout de mise : selon Wavestone, le coût des panneaux solaires a diminué de 84 % entre 2010 et 2019 et de – 32 % dans le cas des turbines éoliennes. Combinée à une transition énergétique ambitieuse, il serait possible de développer une production renouvelable, abondante et décentralisée capable d’accompagner le CBPP dans l’érosion du mécanisme de formation des prix. Sans parler de la nécessaire diminution de la consommation énergétique dans d’autres secteurs (négawatts).
Les énergies renouvelables sont essentielles dans l’évolution du CBPP. © Kenueone
Comme déjà mentionné, la majorité des ressources restent rares. Cependant, malgré cette limitation, le CBPP peut devenir un acteur incontournable de l’économie circulaire. Comparées à d’autres technologies, les imprimantes 3D peuvent raccourcir les circuits de production et repenser l’utilisation des matières premières, notamment en réintégrant les déchets dans des nouveaux processus de fabrication. Si cela suppose l’existence d’un marché « circularisé » de matériaux, le CBPP pourrait l’influencer à son image : en incarnant les pratiques de l’écoconception et de durabilité, le secteur privé serait obligé – pour des questions concurrentielles – d’adapter son offre à des solutions économes en ressources naturelles.
Pourtant, il est possible que la post-rareté finisse par s’étendre pour en venir à se substituer graduellement à la production matérielle. Répandues dans les usines Heineken en Espagne, les imprimantes 3D sont désormais responsables de la réduction des coûts de production de certaines pièces industrielles, à la hauteur de 70-90 % par rapport à leur valeur originelle. En outre, l’efficacité des nouvelles imprimantes telles que la HARP 3D (High-Area Rapid Printing) peut permettre d’importants gains de productivité dans les manufactures d’ampleur. À titre d’exemple, ce nouveau modèle d’imprimante pourrait réduire de 35 à 60 % le coût des constructions bêton, et ce dans un avenir déjà proche. L’usage de ce type d’inventions technologiques dont l’évolution n’a de cesse, pourrait permettre au CBPP de développer à long-terme une production pair-à-pair avec des coûts marginaux de production très faibles, voire inexistants.
Les imprimantes 3D peuvent réduire de 35 à 60 % le coût des constructions bêton. © Misanthropic One
RÉFORME OU RÉVOLTE : LE CHOIX EXISTENTIEL DE L’ÉTAT
L’autonomie est au centre du CBPP. Facilités par son fonctionnement, les acteurs de ce système s’imprègnent de réflexes tels que l’autogestion, le libre accès et l’horizontalité. À mesure que ses pratiques se diffusent, la société civile commence à exiger un rôle plus direct dans les affaires politiques qui les concernent. Néanmoins, malgré l’émergence de cette volonté, un obstacle redoutable s’impose : la structure de l’État moderne.
Le Baromètre de la confiance politique établi par Sciences Po témoigne qu’en 2019 85 % des citoyens considèrent que ses représentants ne se préoccupent pas de leur avis. En outre, 70 % jugent que la démocratie française ne fonctionne pas très bien. Face à l’insatisfaction générale, plusieurs collectivités ont élargi les espaces de démocratie directe avec des mécanismes comme les budgets participatifs. Les Gilets Jaunes iraient même plus loin, instaurant un Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) pour créer et modifier des lois, sans l’aval ni le contrôle du Parlement.
Ces débats sont initiés et alimentés par un principe simple mais incontestable : face à l’État, le numérique peut faciliter la citoyenneté contestataire. Le Printemps arabe comme le mouvement des Gilets Jaunes ont manifesté à quel point Internet rend possible la mobilisation rapide et spontanée de milliers de manifestants. Absents des hiérarchies et des structures, ces mouvements prennent racine dans des réseaux qui peuvent contester l’autorité verticale de l’État.
Conscients de la menace portée par le numérique, nombreux d’États prennent des mesures pour contrôler l’espace Web. Ainsi, lors du sommet du G8 qui a eu lieu à Deauville en 2011, Nicolas Sarkozy accentuait l’urgence de « civiliser Internet » afin de lutter contre les manifestations de haine et la cybercriminalité. Dissimulé derrière ce vocable consensuel, l’exécutif français ciblait en réalité une lutte rigoureuse contre l’activisme et l’auto-organisation numérique. À titre d’exemple, Eric Besson, Ministre de l’Économie numérique de l’époque, affirmait que « Wikileaks n’a pas de place dans l’Internet civilisé que nous devons construire ».
Depuis le sommet du G8 à Deauville, la France et l’Union européenne brouillent la frontière juridique entre l’activisme et la cybercriminalité. Avec la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, les pouvoirs publics français peuvent obliger les sites Internet à retirer, dans un délai limite de 24h, tout contenu promouvant ou faisant l’apologie du terrorisme. Si l’objectif affirmé de cette loi semble louable, elle ouvre la porte pour une intervention libre de l’autorité administrative sans intervention préalable d’un juge. Le chemin apparaît alors tout tracé vers un usage abusif du dispositif, d’autant plus que la définition de terrorisme – encadrée par l’article 421-1 du Code pénal – est jugée excessivement vague par la plupart des défenseurs de la liberté d’expression.
Actuellement, le projet de règlement européen pour la prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne s’inspire de cette loi édictée en France en 2014. Elle imposerait aux acteurs du Web de bloquer tout contenu considéré comme terroriste par la police, dans un délai contrôlé d’une heure. Tout comme dans la loi de 2014, le projet de règlement exonère les pouvoirs publics européens de solliciter l’autorisation préalable d’un juge lors de leurs interventions. En outre, la définition que le projet européen fait du terrorisme – un appel à « contraindre indûment un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » est un risque majeur pour les libertés d’expression et de réunion, physiques comme numériques.
Les dérives sont déjà là. L’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) a demandé – le 14 janvier 2019 – la retraite d’un photomontage qui remplaçait le visage du général Pinochet et d’autres putschistes chiliens par ceux d’Emmanuel Macron, d’Édouard Philippe et de Christophe Castaner. En outre, des groupes de Gilet Jaunes accusent Facebook de censurer leur contenu, avec le soutien potentiel de l’autorité administrative.
Menace pour certains, atout pour d’autres : enhardis par la force émergeante du dèmos numérique, certains pouvoirs proposent, en revanche, un modèle de partenariat avec la société civile organisée. Prenons par exemple le cas de Barcelone. Depuis 2015, le mouvement Barcelona en Comú gouverne la ville pour maximiser l’autonomie politique et économique de ses habitants. Visant à dépasser le paradigme représentatif, la Mairie érige les communs comme pierre angulaire d’une société émancipée où la démocratie « n’appartient pas seulement aux institutions politiques, mais à l’ensemble des espaces sociaux et communautaires, à l’économie, à l’entreprise ou aux familles ». Dans ce contexte, la municipalité a lancé le Plan Impetus pour développer une Économie sociale et solidaire qui consolide à la fois les communs et la démocratie directe.
Le mouvement Barcelona en Comú gouverne pour maximiser l’autonomie politique et économique des barcelonais.
© Barcelona En Comú
Sur le plan démocratique, la plateforme numérique Decidim permet, dans les quartiers de Barcelone, d’introduire des initiatives, des débats, et des propositions citoyennes sous le modèle des RIC et des budgets participatifs. En outre, le groupe de travail BarCola regroupe des experts politiques, des universitaires et des « commoners » pour mieux définir les politiques des communs numériques.
Parmi les mesures économiques mises en place, les Ateneus de Fabricació offrent aux quartiers la possibilité de produire, par eux-mêmes, des outils et équipements via des logiciels et des imprimantes 3D. Modèle imité dans le monde entier, ces Fablabs sont ouverts à tous ceux qui réalisent des projets d’utilité sociale ou, a contrario, à ceux qui donnent des cours dans l’Ateneu. Les ambitions sont grandes : en juin 2019, Barcelone a annoncé sa volonté de produire tout ce qu’elle consomme à compter de l’année 2054. Pour supporter une telle ambition, des subventions existent afin de financer des communs technologiques qui répondent à des enjeux sociaux ou écologiques.
Les Ateneus de Fabricació offrent aux quartiers de Barcelone la possibilité de produire, par eux-mêmes, des outils et équipements via des logiciels et des imprimantes 3D. © Imprimalia 3D
LA LONGUE MARCHE DU CBPP
Antonio Gramsci l’avait compris : dans certains cas, le vieux monde meurt, et le nouveau tarde à apparaître. Comparable à la lente émergence du capitalisme, le CBPP n’est qu’au début de son ancrage socio-économique. Néanmoins, pour la première fois dans l’époque contemporaine, l’État et le marché font face à un système qui dispute leurs espaces de contrôle simultanément.
Des résistances semblent inévitables : comme l’a démontré la Directive Copyright, des alliances public-privé peuvent batailler contre les communs numériques. Pourtant, malgré ces tentatives, le cloisonnement reste difficile dans des sociétés habituées à l’accès ouvert. L’information veut être libre. Les citoyens aussi.