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Impérialisme et accumulation du capital

Lien publiée le 11 janvier 2020

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Impérialisme et accumulation du capital

Guillaume Fondu et Ulysse Lojkine 10 janvier 2020Impérialisme et accumulation du capital2020-01-10T22:45:33+00:00

Les éditions Agone ont publié une nouvelle traduction de l’Accumulation du capital (1913) de Rosa Luxemburg, grâce au travail éditorial du collectif Smolny, qui se consacre à rendre accessible des « introuvables du mouvement ouvrier ».

À cette occasion, Contretemps donne à lire les parties de la préface de Guillaume Fondu et d’Ulysse Lojkine qui présentent le contexte historique – principalement marqué par l’impérialisme européen – donnant sens à l’ouvrage, ainsi son contenu – Rosa Luxemburg s’efforçant d’amender les théories économiques énoncées par Marx dans Le Capital sur des points décisifs.

L’Accumulation du capital, ouvrage paru en 1913, est sans conteste l’œuvre centrale de Rosa Luxemburg. En effet, même si le livre diffère, par sa forme « scientifique », des textes d’intervention qui ont fait la réputation politique de Luxemburg, il représente en réalité la poursuite, sur un autre terrain, de la défense sans faille de la dimension révolutionnaire du marxisme à laquelle Luxemburg a consacré sa vie[1].

On pourra lire de nombreux articles sur Rosa Luxemburg parus sur notre site ici.

 I. Genèse de l’ouvrage

À l’origine : la querelle du révisionnisme

Très tôt engagée dans le mouvement socialiste polonais[2], Rosa Luxemburg (1871-1919) poursuit son travail militant depuis la Suisse où elle fait ses études. À vingt-six ans, elle décide de se rendre en Allemagne afin de mener son activité politique au sein du SPD, alors premier parti socialiste d’Europe et dirigeant de fait de la Seconde Internationale. Elle contracte un mariage en blanc afin d’obtenir la nationalité allemande et arrive à Berlin au milieu de l’année 1898, alors que le SPD connaît sa première grande crise interne suite à la « querelle du révisionnisme[3] » : entre 1896 et 1898, un des intellectuels les plus en vue du parti, Eduard Bernstein, publie une série d’articles dans la Neue Zeit[4] (organe théorique de la socialdémocratie allemande), dans lesquels il entend tirer les conséquences de la pratique de fait réformiste du SPD et abandonner certaines des thèses qui constituaient jusqu’alors la colonne vertébrale marxiste du parti. Il récuse, de manière générale, la dialectique, dans laquelle il ne voit qu’une mystification dogmatique ignorante de la complexité du réel et des tendances historiques effectives du capitalisme allemand. En effet, cette dialectique pousse selon lui à ne voir partout qu’oppositions et contradictions, les unes et les autres censées devenir de plus en plus criantes avec le développement du mode de production capitaliste, là où la société allemande est marquée au contraire par un émoussement des tensions : l’amélioration de la condition ouvrière, de même que la constitution de coopératives, semble augurer d’une généralisation de la propriété privée individuelle tandis que la socialisation du capital et le développement du système de crédit atténuent à la fois le risque de crises et le caractère global de ces dernières. Avec ces thèses, c’est en réalité la perspective révolutionnaire elle-même que Bernstein attaque, en la privant de toute justification théorique et en lui substituant une lecture gradualiste du développement social.

À la suite de figures majeures de la social-démocratie internationale, Plekhanov et Kautsky notamment, Luxemburg prendra la plume pour défendre la dimension révolutionnaire du marxisme et les analyses qui lui donnent sens. Cela donnera naissance à son premier grand texte (si l’on fait abstraction de sa thèse de doctorat[5]) : Réforme sociale ou révolution ? paru en 1899 soit un an à peine après son arrivée à Berlin et son adhésion au SPD[6]. On trouve déjà dans ce travail un certain nombre des thèmes qui seront au centre de L’Accumulation du capital. Mais cet ouvrage ne prendra véritablement forme qu’après que ce révisionnisme aura montré sa vraie nature, chauvine et foncièrement conservatrice. Il constitue ainsi une réponse aux évolutions que connaît la social-démocratie allemande au cours de la première décennie du XXe siècle, et ce à travers une articulation spécifique entre deux questions qui semblaient jusque-là indépendantes, la question de la Weltpolitik[7] et celle du socialisme réformiste et étatique des professeurs allemands.

L’ère de la Weltpolitik : le partage du monde

Au cours des décennies qui précèdent la parution de L’Accumulation du capital, les puissances européennes se sont partagé le monde. S’il est difficile de résumer en quelques lignes ces bouleversements sans précédent à l’échelle mondiale, on peut rappeler que le partage du continent africain s’achève avec la conférence de Berlin, en 1885, et qu’il est mis en application dans les années qui suivent, sans être ralenti par les frictions entre puissances colonisatrices ni par la répression sanglante des soulèvements indigènes. Au même moment, ces puissances progressent aussi en Asie : l’Angleterre affermit son emprise sur les Indes, la France sur le Tonkin, et la Chine est progressivement démembrée. Dans les années 1910, le processus se poursuit, surtout pour les puissances qui, venues après la France et le Royaume-Uni, veulent aussi leur part : l’Italie prend le contrôle de la Libye en 1911 et l’Allemagne accroît son influence en Turquie au travers du contrôle de sa dette et des concessions de chemins de fer[8]. Partout ce processus d’une violence inouïe associe la prise de pouvoir politique à l’introduction des premiers germes d’une économie marchande sous domination des capitalistes occidentaux.

Parallèlement à son combat contre le révisionnisme, Luxemburg cherche à interpréter cette tendance mondiale comme l’une des dimensions structurelles du développement du mode de production capitaliste. En 1899, en pleine querelle réformiste, elle voit déjà dans l’impérialisme un facteur nécessaire à ce développement, sans lequel il ne peut se poursuivre :

« Mais le plus plaisant et le plus important dans toute la période d’essor actuelle, c’est qu’elle est, selon toute vraisemblance, la dernière. Après avoir partagé et englouti l’Asie, il ne restera au capitalisme européen plus aucun nouveau domaine à conquérir, toutes les parts du monde seront alors vraiment distribuées, et chacune aura son maître […]. Car dès que tout le globe aura été pris dans les filets du capitalisme — ce que le partage de l’Asie mène presque à son terme —, et que, pour cette raison, les antagonismes internationaux, économiques et politiques, auront atteint leur point culminant, le capitalisme de son côté finira par en perdre son latin. Il peut seulement continuer à végéter, tant que son héritier, le prolétariat socialiste, ne sera pas assez mûr pour prendre possession de l’héritage que l’histoire lui destine[9]. »

Dès cette époque, il ne s’agit donc pas d’interpréter l’impérialisme comme une manifestation parmi d’autres de l’infrastructure économique capitaliste, mais d’en faire le nœud même de l’époque contemporaine, l’« ère de la Weltpolitik [10]».

Social-démocratie allemande et capitalisme mondial

Cette analyse est indissociable d’une prise de position qui fait de la lutte contre l’impérialisme une priorité politique pour le mouvement socialiste international, et en particulier pour le parti social-démocrate allemand. Ainsi, lorsque l’empereur allemand Guillaume II lance en Chine une campagne coordonnée avec les autres États européens pour réprimer la révolte des Boxers[11], le SPD proteste, mais sa réaction n’est pas assez vive au goût de Luxemburg, comme en témoignent ses interventions au Congrès de Mayence en septembre 1900. Elle critique alors l’immobilisme du parti, réticent à lancer une action de masse contre l’impérialisme et le soupçonne de ne plus être intéressé que par les sièges de députés au Reichstag.

Faire de l’impérialisme la caractéristique essentielle du capitalisme contemporain, et par conséquent de la lutte contre l’impérialisme une priorité pour toute stratégie socialiste sensée, c’est donc également attaquer le problème de l’opportunisme parlementariste des dirigeants sociaux-démocrates, y compris de ceux qui conservent un discours révolutionnaire. En effet, Luxemburg évolue au sein d’une social-démocratie internationale qui est pour le moins timide sur ces questions. Même lorsque les positions théoriques lui semblent correctes, l’agitation politique effective ne suit presque jamais :

« La Deuxième Internationale était profondément divisée sur les questions coloniales. La voix de ceux qui, comme Hyndman au Royaume-Uni, ou Lénine, dénonçaient l’impérialisme à toute occasion, était plus que couverte par celle de ceux qui, comme Henri van Kol aux Pays-Bas, parlaient de la « nécessité de la réalité coloniale » et voulaient seulement limiter ses « crimes » ou, comme Bernstein, pensaient que « la question coloniale [était] la question de l’extension de la civilisation ». Même les socialistes autrichiens, dont la compréhension nuancée des revendications des multiples nationalités de l’Empire austro-hongrois a été tant soulignée, étaient vivement opposés au « séparatisme » hongrois. En fin de compte, même pour ceux qui prirent une position anticoloniale comme les guesdistes, ce fut toujours, au mieux, un « combat mineur »[12]. »

La position radicale de Luxemburg sur la Weltpolitik entre donc nécessairement en conflit sur ce point avec l’inertie de l’appareil du SPD, de plus en plus empêtré dans l’électoralisme et désireux de s’adresser aux seuls travailleurs allemands. Elle assumera pleinement ce conflit dans les nombreux textes de 1911 consacrés à l’attitude à adopter face aux vives tensions entre la France et l’Allemagne autour du contrôle du Maroc : les élections du Reichstag de 1912 approchent, et c’est ce qui explique, selon elle, la timidité des dirigeants du parti, qui devraient plutôt « lancer dans tout le pays, par des rassemblements, des manifestations et des tracts, une action ferme de la social-démocratie contre la Weltpolitik et le militarisme[13] ».

 

L’internationalisme comme enjeu économique et politique central

Luxemburg considérait déjà, sur le plan analytique, la Weltpolitik comme la caractéristique dominante du capitalisme contemporain. Sur le plan politique, la lutte contre l’impérialisme a rejoint ce qui est l’un des combats de toute sa vie, et sans doute le plus célèbre : l’affirmation du potentiel révolutionnaire des masses[14]. Elle assume d’autant plus cette opposition à la logique d’appareil qu’elle a rompu définitivement en 1910 avec Kautsky et avec les instances du Parti et n’a plus de soutiens qu’individuels[15].

En août 1911, alors que le comité directeur du SPD s’est enfin décidé à diffuser un tract rédigé par Kautsky contre les manœuvres impérialistes au Maroc, Rosa Luxemburg en produit une vive critique :

« La première chose qu’on attend d’un tract censé mettre en lumière l’affaire marocaine d’un point de vue social-démocrate, c’est la relation de la Weltpolitik au développement capitaliste. Le tract devrait dès ses premiers mots expliquer l’essence de la Weltpolitik, c’est-à-dire analyser sa relation avec le haut degré de maturité du capitalisme actuel. Cette relation est en effet le seul moyen de justifier historiquement notre position vis-à-vis de la Weltpolitik, ainsi que la connexion entre cette position et le socialisme en général. Sinon, il ne nous reste qu’une indignation « éthique » contre l’inhumanité de la guerre, ou le point de vue borné de l’épicier : la Weltpolitik ne ferait pas notre affaire, à nous autres travailleurs[16]. »

On l’entend ici, il est devenu urgent à ce moment pour Luxemburg de fonder son positionnement politique sur une analyse économique approfondie. C’est en fait ce qu’elle avait déjà fait à plusieurs reprises au cours de sa riche carrière de militante et de théoricienne. Sa thèse de doctorat sur le développement industriel de la Pologne, achevée en 1897, peut déjà être lue comme une vaste investigation empirique destinée à démontrer que les structures de production de la Pologne étaient désormais trop imbriquées avec celles de la Russie pour qu’une revendication d’indépendance ait du sens : c’était là la position que le parti social-démocrate polonais qu’elle avait contribué à fonder en 1893, le SDKPiL (Social-Démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie), défendait contre le PPS (Parti Socialiste Polonais), favorable à l’indépendance nationale[17]. Mais c’est avant tout son travail d’enseignante à l’école du Parti, à partir de 1907, qui va lui donner l’occasion d’approfondir sa connaissance des théories économiques de Marx et de faire le lien de manière plus directe entre révisionnisme et impérialisme, la critique du premier permettant seule une compréhension véritable du second.

(…)

 II. Structure de l’ouvrage

L’importance de l’ouvrage de Luxemburg tient en premier lieu à son ambition tout à fait singulière. En effet, elle prétend corriger Marx, en revenant sur le problème central de la « reproduction du capital social global » sous sa forme la plus générale : comment le capitalisme peut-il exister et se perpétuer ? Elle se place donc à un niveau plus théorique que d’autres ouvrages de l’époque qui se restreignent à une simple actualisation des théories de Marx[18], mais aussi que les théoriciens de la conjoncture qui prennent le développement à long terme de la structure économique comme donné et ne s’intéressent qu’à ses fluctuations (ce qu’elle appelle parfois le « problème des crises »).

Plus précisément, le problème posé est celui de la réalisation globale : comment les capitalistes réalisent-ils l’intégralité de leur production, c’est-à-dire la vendent au prix escompté, profit inclus ? Le propos de Luxemburg est d’abord exclusivement négatif : après avoir exposé le problème (chapitres 1 à 7) elle cherche à démontrer logiquement l’impossibilité de cette réalisation dans un système capitaliste clos. Elle montre l’insuffisance de la solution de Marx (chapitres 8 et 9), puis, dans la seconde partie, l’insuffisance de toutes celles des économistes qui se sont confrontés au problème, avant Marx mais également après lui et chez ceux qui s’en réclament. Si le problème n’a pas de solution interne au capitalisme, il faut alors, dans la troisième partie, examiner les conditions historiques de l’accumulation, c’est-à-dire la manière dont le capitalisme ne cesse de sortir de lui-même pour aller parasiter les diverses formes non capitalistes de l’activité sociale, ce qui explique d’une part la Weltpolitik contemporaine et signe d’autre part l’historicité fondamentale du capitalisme et donc sa fin inéluctable.

 

Le marxisme comme théorie de la reproduction sociale

Dans la société exclusivement capitaliste dont traite Le Capital, la reproduction du capital social global signifie la reproduction complète des conditions de production, c’est-à-dire des moyens d’existence de toute la population : au terme du cycle de production (on le suppose unique), la société doit avoir produit de quoi renouveler ses machines[19]et nourrir sa population, ouvriers et capitalistes. Le point de vue social est donc celui des interdépendances matérielles dans lesquelles sont pris les différents producteurs individuels. La première tâche de Luxemburg est d’asseoir la nécessité de ce point de vue social, contre toute approche individualiste du capitalisme qui évacue le problème de son fonctionnement, et notamment, on le verra, des débouchés[20].

Contre cette approche, Luxemburg réinscrit la théorie de Marx dans la tradition macro-économique inaugurée à ses yeux par Quesnay (chapitres 1 à 3). Du point de vue analytique, la grande force de Marx, selon Luxemburg, réside dans le fait d’avoir rendu possible une formalisation de cette reproduction sociale. Puisque l’expression de valeur de toute marchandise se décompose en effet en capital constant (valeur transmise par le capital non humain, machines, etc.), capital variable (qui reproduit la force de travail) et survaleur (valeur supplémentaire produite par les travailleurs et accaparée par les capitalistes), il doit nécessairement en aller de même pour la valeur globale produite par la société au terme d’une période de production. Or, dans la section 3 du Livre II du Capital[21], Marx articule cette décomposition en valeur avec une décomposition, ou « désagrégation » (minimale), en termes de valeurs d’usage : au sein de l’agrégat que constituent toutes les marchandises produites par une société, on peut distinguer — a minima — entre les marchandises servant à la production (machines, matières premières, etc.) et les marchandises servant à la consommation. En remontant des marchandises aux branches qui les produisent, on peut ainsi distinguer deux secteurs de l’économie : le secteur de production des moyens de production (Secteur I) et le secteur de production des moyens de consommation (Secteur II). Marx peut alors introduire ses fameux schémas de reproduction où cette articulation prend une forme numérique :

  • Secteur I (SI) : 4000 + 1000+ 1000= 6000 moyens de production
  • Secteur II (SII) : 2000 + 500+ 500= 3000 moyens de consommation[22]

Les garanties formelles d’une bonne reproduction sont alors très simples (chapitre 4) : il est nécessaire que le secteur I permette de reproduire la somme des capitaux constants nécessaires en SI et SII, soit ici 4000 + 2000. Inversement, le secteur II doit pouvoir produire tout ce qui est consommé au cours du cycle, soit le reste des valeurs. Il est aisé de vérifier que les nombres choisis ici respectent ces conditions de la reproduction. Il suffit alors d’introduire dans les schémas la circulation monétaire pour en faire une modélisation complète du circuit économique : des sommes d’argent se retrouvent converties en marchandises de manière séquentielle jusqu’à retrouver les conditions de départ. Autrement dit, les travailleurs achètent avec leurs salaires des marchandises aux capitalistes, qui eux-mêmes achètent de quoi renouveler et entretenir leur stock de capital constant ainsi que des marchandises pour leur propre consommation, ce qui va dans la poche des capitalistes qui paient à nouveau les salaires, etc. Pour peu que les proportions mentionnées plus haut soient respectées, le circuit peut se reproduire à l’infini.

 

De la reproduction simple à la reproduction élargie

Mais, et c’est là tout le problème, le capitalisme ne saurait en aucun cas être décrit comme un système stationnaire. Bien au contraire, sa dynamique propre est celle de la reproduction élargie, c’est-à-dire d’un accroissement perpétuel de la production (du point de vue de la valeur d’usage) et d’une accumulation indéfinie de capital (du point de vue de la valeur[23]). Or, s’il est très facile de trouver des schémas permettant de formaliser numériquement cette reproduction élargie, son étude va de pair, chez Luxemburg, avec un changement de point de vue : il s’agit, à partir du chapitre 7, de considérer les spécificités plus « concrètes » de l’accumulation proprement capitaliste. En effet, les schémas de reproduction marxiens sont socialement vides : si on accepte le principe de la quantification qui leur donne sens, ils conviennent tout autant à une société socialiste qu’à la société capitaliste. Leur degré de généralité est tel qu’ils ne permettent donc pas de penser à eux seuls la spécificité du mode de production capitaliste[24]. Dans ce dernier, l’accumulation de capital a pour condition de possibilité la réalisation de la survaleur produite (c’est-à-dire la conversion des marchandises en argent), qui pourra alors être capitalisée. Il faut donc qu’existe au sein de la société capitaliste une demande pour les marchandises additionnelles produites. Or, selon Luxemburg, le problème, ainsi posé, est insoluble au niveau du capital social global. Ni les capitalistes, ni les ouvriers ne sauraient réaliser cette valeur excédentaire, les uns parce qu’ils accumulent et ne consomment pas, les autres parce que leurs salaires ne le leur permettent pas. Nous sommes ainsi, d’après Luxemburg, mis face à une difficulté : alors même que le capitalisme s’avère incapable de garantir de manière immanente les conditions de sa reproduction élargie, on assiste de fait à une accumulation gigantesque depuis les débuts du mode de production capitaliste. Marx a entrevu le problème, et l’a posé de la manière suivante (chapitre 8) : si la demande solvable doit s’accroître à chaque cycle de production, la quantité totale de monnaie également, mais d’où vient cette monnaie excédentaire ? Il s’agit pour Luxemburg de quelque chose de plus profond que les seules sources d’argent, « il s’agit de demande véritable[25] ». Luxemburg oriente alors son enquête vers les prédécesseurs et les successeurs de Marx dans une deuxième partie centrée sur l’histoire de la pensée économique.

Le problème des débouchés : une question mal posée

Dans son « exposé historique du problème », Luxemburg va en effet s’intéresser à trois polémiques successives qui portent toutes sur ce problème des débouchés. Chacune est menée dans un contexte différent — premières crises de surproduction en Angleterre, essor du mouvement ouvrier, développement du capitalisme en Russie — mais leur structure demeure identique. (…)

La troisième controverse, enfin, est sans doute la plus célèbre chez les marxistes puisqu’elle oppose les populistes russes (Vorontsov et Danielson) aux marxistes légaux (Struve, Boulgakov et Tugan-Baranovski). Là encore, l’analyse de Luxemburg est inattendue puisqu’elle prend fait et cause pour les populistes contre les marxistes, en s’en prenant notamment violemment à Tugan-Baranovski. L’enjeu est ici historique : il s’agit de savoir si la Russie et son économie semiféodale peut voir se développer en son sein un capitalisme conséquent. Contre les populistes, qui nient cette possibilité et défendent, sur cette base, la nécessité de s’appuyer sur les masses paysannes et leurs institutions (à leurs yeux) égalitaires, le marxisme russe s’est affirmé en défendant non seulement la possibilité, mais également la nécessité du développement capitaliste en Russie. Et Luxemburg déroge ici à son principe de ne citer « aucun marxiste vivant[26] » puisque l’un des protagonistes de cette controverse n’est autre que Lénine, qu’elle cite sans pour autant lui consacrer un chapitre à part entière. Le débat porte ici sur la possibilité pour le capitalisme russe de se doter, de manière endogène, d’un marché intérieur. Les populistes niaient cette possibilité, du fait de la paupérisation engendrée par le développement capitaliste, tandis que les marxistes insistaient sur la marchandisation de l’économie qu’accompagnent le développement capitaliste et la masse de consommateurs que constituent les paysans prolétarisés. Tugan-Baranovski, enfin, qui constitue sans doute l’adversaire le plus redoutable pour Luxemburg et qui fut l’un des premiers à mobiliser les schémas de reproduction du Capital, théorise la possibilité d’une accumulation « pour l’amour de » l’accumulation : la demande de machines viendra stimuler l’accumulation et développer de manière indéterminée et sans limites le secteur I, sans qu’il soit jamais question d’une quelconque consommation finale pour boucler le cycle capitaliste. Tugan-Baranovski a certes montré le caractère improbable d’une telle accumulation ainsi que la régularité de fait des crises de disproportion. Il n’en reste pas moins que sa théorie de la possibilité — même abstraite — du développement capitaliste le mène à une défense éthique de la nécessité du socialisme, perspective dans laquelle Luxemburg voit la mort véritable du marxisme.

 

La reproduction élargie comme paradoxe

Toute conception qui autoriserait le développement du capitalisme en système clos se voit alors réduite à la théorie désormais discréditée de Tugan-Baranovski sur l’accumulation autoréférentielle (chapitre 25) : « Qui donc réalise la plus-value toujours croissante ? Le schéma répond : les capitalistes eux-mêmes et eux seuls. Et à quoi emploient-ils leur plus-value croissante ? Le schéma répond : ils l’emploient à élargir de plus en plus leur production. Ces capitalistes seraient donc des fanatiques de l’élargissement de la production pour l’amour de la production[27] », ce qui constitue aux yeux de Luxemburg une absurdité. On saisit alors mieux la différence entre la reproduction simple et la reproduction élargie : dans le premier cas, chaque période était indépendante et la consommation à la fin de la période constituait le débouché de la production de la même période ; mais dans le second cas, les débouchés d’une période sont, indirectement, situés hors de la période en question et font signe vers la période suivante, qui ne peut à son tour se comprendre sans la période qui la suit, sans que cette chaîne ne puisse trouver de terme[28].

Mais si le problème de la réalisation est insoluble en système clos, l’accumulation doit être replacée « dans son milieu », c’est-à-dire dans son interaction avec les formations non capitalistes qui suppléent à ses contradictions internes (chapitre 26). Le problème théorique de la réalisation est résolu en pratique par l’extorsion violente de valeur dans les sociétés périphériques ou dans la fraction de l’activité économique qui échappe encore au rapport social capitaliste, extorsion qui doit nécessairement accompagner le capitalisme tout au long de son développement : l’accumulation primitive n’est pas préalable au capitalisme, mais l’accompagne et se poursuit à l’échelle mondiale[29].

L’histoire contre la logique

C’est l’analyse de cette interaction géopolitique violente qui occupe les derniers chapitres de l’ouvrage. Ils ont souvent été laissés à l’écart par des commentateurs soucieux avant tout de discuter la validité formelle des thèses luxemburgistes portant sur la réalisation de la survaleur. La forme du discours change en effet brusquement et désormais, pour reprendre l’expression de l’économiste Joan Robinson, l’argumentation « s’écoule en charriant, par son courant, un amas d’exemples historiques, et les idées émergent et sont submergées tour à tour dans un étonnant tourbillon[30] ». Mais malgré ce désordre apparent, deux points doivent être soulignés : d’une part, ces chapitres ont un contenu théorique tout aussi structuré que les précédents, qui consiste dans l’esquisse d’une théorie générale de l’articulation entre les sociétés capitalistes et les autres sociétés ; d’autre part, ce contenu théorique est relativement indépendant du reste de l’ouvrage, notamment parce qu’il ne privilégie pas directement la question des débouchés au sein de la variété de ces rapports d’articulation. C’est l’expression de « métabolisme »[31], reprise par Luxemburg à Marx, qui va permettre de baptiser et de préciser cette théorie : « l’accumulation capitaliste est une sorte de métabolisme entre les modes de production capitaliste et précapitaliste. Sans les formations précapitalistes, l’accumulation ne peut se poursuivre, mais en même temps elle consiste en leur désintégration et leur assimilation[32]. » Le métabolisme dont il s’agit ici est donc d’un type tout particulier : il s’agit d’un métabolisme corrosif, ou destructeur, tel qu’on le trouvait déjà décrit par Marx, sous une forme plus linéaire, dans les premières pages du Manifeste du parti communiste. C’est là une spécificité du capitalisme, comme le montre, selon Luxemburg, le cas de l’Inde : les conquêtes politiques et militaires au fil des siècles « ne touchèrent en rien à la vie sociale interne de la masse paysanne ni à sa structure traditionnelle. […] Puis vinrent les Anglais et le fléau de la civilisation capitaliste réussit à anéantir toute l’organisation sociale du peuple, accomplissant en peu de temps ce que des siècles, ce que l’épée des Nogaïs n’avait pu faire.[33] » L’Accumulation transpose donc à la géopolitique une thèse du Capital concernant les structures sociales : une fois que le capitalisme s’est soumis un domaine de la vie sociale (subsomption formelle), il a tendance à en bouleverser l’organisation pour le rendre capitaliste (subsomption réelle[34]).

Mais cette thèse reste très indéterminée. Comment fonctionne et évolue cette subsomption corrosive opérée par le capitalisme ? Elle dépend de la formation sociale à laquelle il fait face, et la théorie requiert donc une typologie[35] des modes de production, héritée là encore des cours que Luxemburg donna à l’école du Parti. Le premier mode de production est celui de l’économie naturelle, caractérisé par la liaison organique réciproque entre la terre et les hommes, et entre les hommes entre eux, au sein de communautés. Le second en est déjà très éloigné : il s’agit de la simple économie marchande, où les différentes

unités de production sont bien reliées par l’échange monétaire des marchandises, mais sans les rapports proprement capitalistes, c’est-à-dire le salariat et l’accumulation. La figure historique que prend l’économie marchande simple est celle d’une économie paysanne, où des fermes familiales en grande partie autosuffisantes échangent leurs surplus en fonction de leurs besoins. Le mode de production capitaliste est le dernier, mais il peut lui-même varier selon l’extension des rapports capitalistes au sein du pays concerné. Les sociétés réelles offrent souvent une combinaison spécifique originale, comme la combinaison entre l’économie naturelle et les grands domaines d’État en Algérie, ou l’articulation entre l’économie paysanne des Boers et le travail forcé des Cafres à leur service. Malgré cette complexité de fait, la typologie proposée par Luxemburg lui permet, dans les chapitres 27 à 30, de proposer les linéaments d’une théorie du métabolisme propre à chaque articulation.

Une typologie des métabolismes sociaux

L’économie naturelle, tout d’abord, repose sur la « fixation [Gebundenheit] des moyens de production comme des forces de travail[36] ». Elle forme donc une totalité autonome et la condition de toute articulation avec le capitalisme est la dissolution de ces liens : c’est l’objet du chapitre 27. Cette destruction passe par l’institution de la propriété privée de la terre, comme Luxemburg l’illustre par la description des pratiques coloniales anglaises en Inde et de celles de la France en Algérie. L’administration coloniale influe en ce sens, directement en cherchant à établir partout un cadastre individuel, même là où la gestion est collective, et indirectement par des impôts qui obligent les paysans à hypothéquer leurs terres puis à les vendre. Dans cette première phase, il s’agit simplement de privatiser les différents éléments de la société les uns par rapport aux autres afin qu’ils deviennent des cibles potentielles pour le capitalisme. À partir du moment où les éléments de la totalité sociale sont ainsi dissociés, la terre étant séparée du producteur et les producteurs les uns des autres, ils peuvent en théorie entrer dans la circulation marchande. Et si cette dernière est freinée par des obstacles de nature politique, le capitalisme s’impose par la violence (chapitre 28), comme l’illustrent les guerres de l’opium, exemple archétypal à brandir contre tous ceux qui voudraient assimiler le libre commerce international à un ordre intrinsèquement pacifique. Mais même dans une société intégrée au marché, les cellules de production ne sont pas nécessairement de nature capitaliste, comme le montre le cas de la société marchande simple, ou paysanne. Les rapports capitalistes ont alors tendance à s’imposer en dehors des lois du marché (chapitre 29) : par la violence politique, qui permet aux capitalistes d’obtenir des expropriations, des protections douanières et de ruiner les petits fermiers comme aux États-Unis et au Canada, ou plus brutalement encore par la guerre, à laquelle recourent les capitalistes anglais attirés par le diamant pour s’emparer de la Rhodésie au détriment des paysans boers. Le résultat en est la séparation de l’agriculture et de l’artisanat, et donc la transformation des fermiers en ouvriers agricoles, c’est-à-dire en prolétaires.

Il est remarquable qu’au cours de ces trois phases, la question des débouchés n’ait pas été traitée en soi. En fait, la thèse centrale de l’ouvrage, c’est-à-dire la nécessité pour le capitalisme de chercher à l’extérieur la réalisation de la survaleur non consommée, n’entre en résonance avec la typologie des métabolismes que dans la phase ultime de cette dernière, où Luxemburg analyse le rapport entre le capitalisme mûr et le capitalisme en train de s’établir en périphérie (chapitre 30). C’est d’ailleurs seulement à ce stade que Luxemburg emploie le terme d’impérialisme : celui-ci se manifeste par l’exportation des capitaux du centre vers les nouvelles sociétés capitalistes, directement ou par l’intermédiaire d’emprunts internationaux. Le mécanisme économique est alors le suivant : par l’intermédiaire des prêts internationaux, les capitalistes européens investissent leur argent dans des projets d’infrastructure dans les pays périphériques, par exemple le canal de Suez, ou plus généralement des chemins de fer, des routes, etc. L’endettement qui en résulte pour les États de la périphérie permet aux États du centre d’accroître leur contrôle, par des moyens militaires s’il le faut, et ainsi d’augmenter les impôts portant sur les couches de la population qui vivent encore hors du capitalisme ou même de l’économie marchande. Une partie de leur production est donc confisquée pour être ensuite reversée sous forme monétaire aux capitalistes occidentaux. Cette extorsion de l’impôt auprès des paysans, comme c’est le cas pour les paysans ottomans par exemple, peut alors constituer la contrepartie extracapitaliste de la réalisation de la survaleur excédentaire. Cette phase impérialiste est celle du capitalisme contemporain, et c’est « la phase ultime de [la] carrière historique[37] » du capitalisme. C’est contre elle que Luxemburg a lutté au cours des décennies qui ont précédé, et notamment contre trois de ses manifestations intimement liées entre elles : le protectionnisme, le militarisme et les rivalités entre puissances européennes, qui sont interprétées dans les chapitres 31 et 32, et seront reprises dans sa fameuse Brochure de Junius en 1915.

[1] Nous remercions ici les camarades qui ont bien voulu lire et relire ce texte. Nous remercions également les participantes et participants de deux séminaires d’élèves de l’ENS de Paris : le séminaire de traduction de Rosa Luxemburg (2016–2018), dont les travaux — préparation du t. VI des OEuvres complètes Militarisme, impérialisme,colonialisme — ont inspiré une partie des réflexions proposées ici ; et le séminaire « Lectures de Marx », qui continue, après bientôt 10 ans d’existence, à constituer un cadre de discussion précieux.

[2] En 1892, Luxemburg fonde avec Leo Jogiches et Julian Marchlewski la Social-Démocratie du Royaume de Pologne (SDKP), pour s’opposer au Parti Socialiste Polonais (PPS) créé un an plus tôt et partisan de l’indépendance de la Pologne.

[3] Révisionnisme au sens où les thèses de Marx mériteraient d’être « révisées ».

[4] Ces articles seront regroupés dans un livre publié en 1899, Les Présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie. Plusieurs traductions françaises en ont paru. La première, réalisée en 1900, a récemment été rééditée : Eduard Bernstein, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, Paris, Les Nuits rouges, 2010.

[5] Rosa Luxemburg, Die industrielle Entwicklung Polens [Le Développement industriel de la Pologne], Leipzig, Duncker & Humblot, 1898.

[6] Rosa Luxemburg, Gesammelte Werke [OEuvres complètes], Bd. 1, Berlin, Karl Dietz Verlag, 2007. En français : Rosa Luxemburg, Le But final : textes politiques, Paris, Éditions Spartacus, 2016.

[7] La Weltpolitik, littéralement « politique mondiale », peut désigner chez Rosa Luxemburg la politique impérialiste de l’Empire allemand ou la configuration géopolitique mondiale qui résulte de ces tendances impérialistes dès lors qu’elles se retrouvent dans la plupart des États.

[8] Lire notamment les pages que consacre Luxemburg aux relations entre l’Allemagne et la Turquie dans le chapitre IV de sa brochure « La crise de la socialdémocratie », in Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale, Marseille, Agone & Smolny, 2014, p. 110 sq.

[9] Rosa Luxemburg, « Verschiebungen in der Weltpolitik » [Les lignes bougent dans la politique mondiale], Leipziger Volkszeitung, no 59, 13 mars 1899, in Gesammelte Werke, Bd. 1|1, p. 361–365, notre traduction.

[10] L’expression est employée dans son discours au Congrès de Mayence [Rosa Luxemburg, « Parteitag der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands vom 17. bis 21. September 1900 in Mainz », Protokoll, §§ V & VI, in Gesammelte Werke, vol. 1|1, p. 797–806]. Sur le refus de placer la politique extérieure au second plan, on peut aussi se référer à un discours plus tardif : « il faut parvenir au point où chaque travailleuse et chaque travailleur arrive à comprendre qu’il s’agit de suivre tous les événements de la politique mondiale avec la même énergie, la même attention et la même passion que les questions de politique intérieure. Chaque prolétaire, femme ou homme, doit se dire aujourd’hui qu’il ne se passe rien en politique étrangère qui ne touche pas les intérêts intimes du prolétariat. » [dans « Weltpolitische Lage » [La situation de la politique mondiale], discours prononcé le 27 mai 1913 à Leipzig-Plagewitz] publié dans le Leipziger Volkszeitung, no 121 du 29 mai 1913, in Rosa Luxemburg, Gesammelte Werke, vol. 3, p. 212–219, notre traduction].

[11] Vaste révolte populaire en Chine entre 1899 et 1901. Tournée initialement contre la dynastie Qing et les colons étrangers, elle sera finalement soutenue par le gouvernement impérial chinois. Après le siège des légations à Pékin, le corps expéditionnaire allemand sous le commandement du général Alfred von Waldersee devait tout spécialement se distinguer dans la sanglante répression menée par les armées occidentales.

[12] Immanuel Wallerstein, The Modern World-System, t. IV : Centrist Liberalism Triumphant, 1789–1914 [Le Libéralisme centriste triomphant, 1789-1914], University of California Press, 2011, chap. 4 : « The citizen in a liberal state » [Le citoyen dans un État libéral], p. 184.

[13] Rosa Luxemburg, « Friedensdemonstrationen » [Manifestations pour la paix], Leipziger Volkszeitung, n° 174, 31 juillet 1911, in Gesammelte Werke, Bd. 3, Berlin, Karl Dietz Verlag, 2003, p. 12-17. Sur le même sujet et à la même époque, lire aussi Rosa Luxemburg, « Wieder Masse und Führer » [À nouveau des masses et des chefs], Leipziger Volkszeitung, no 199, 29 août 1911, in Gesammelte Werkeop. cit., p. 37-42.

[14] Elle soutient notamment cette position dans Grève de masse, parti et syndicat (1906) où elle s’appuie sur l’expérience de la révolution russe de 1905. Elle y reviendra en 1918 dans sa brochure critique sur la révolution d’Octobre.

[15] John Peter Nettl, Rosa Luxemburg, Oxford University Press, 1966, vol. 1, p. 431 sq. ; Joh Petter Nettl, Rosa Luxemburg, Paris, Éditions Spartacus, 2012, p. 316-317.  

[16] Rosa Luxemburg, « Unser Marokkoflugblatt » [Notre tract sur le Maroc], Leipziger Volkszeitung, no 197, 26 août 1911, in Gesammelte Werke, vol. 3, p. 32-35.

[17] John Peter Nettl, op. cit., p. 106.; trad. fr : op. cit., p. 91-92.

[18] Cette volonté de théoriser le mécanisme fondamental de la reproduction avant de passer à l’étude de ses différentes déclinaisons historiques distingue le travail de Luxemburg de deux autres études importantes de l’époque sur le phénomène impérialiste. La première est L’Impérialisme de l’Anglais Hobson (1902), qui attribuait l’exportation de marchandises et de capitaux vers les zones moins développées à une sous-consommation intérieure due à une répartition des revenus trop défavorable aux travailleurs (voir notamment partie I, chap. 6). C’est à partir de ce cadre théorique que Lénine élaborera plus tard les thèses de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916). Il faut également mentionner le Capital financier de l’autrichien Hilferding (1910), grande synthèse d’économie marxiste consacrée au passage du capitalisme manchestérien au capitalisme de monopoles, qui explique l’export des capitaux par le besoin de chercher de nouveaux débouchés dans un cadre protectionniste mis en place par les cartels (voir notamment partie V, chap. 22).

[19] L’oubli de cette dimension, et la non-prise en compte du capital constant qui en découle, constituent une dimension centrale de l’économie politique classique pour Marx. C’est ce qu’il appelle « le dogme de Smith », selon lequel la production annuelle d’une économie est décomposable en salaires, profits et rentes foncières, soit — en termes marxiens — en capital variable et survaleur (ou plus-value). Luxemburg reprend la critique que fait Marx du dogme de Smith, qui rend impossible toute compréhension véritable de ce qu’est la reproduction du capital social global.

[20] La question des débouchés se pose, bien sûr, au capitaliste individuel, et c’est une des données élémentaires de l’expérience de tout entrepreneur. Mais elle est alors d’une tout autre nature. En effet, le capitaliste peut vendre sa production à un autre capitaliste. Mais à qui celui-ci vendra-t-il la sienne ? Le point de vue de la totalité sociale est celui où le circuit doit se fermer.

[21] Karl Marx, Le Capital, Livre II, Paris, Éditions sociales, 1976.

[22] Les lettres cet représentent respectivement le capital constant, le capital variable et la survaleur (ou plus-value dans la traduction du corps de l’ouvrage).

[23] On se reportera, pour ce qui est de ces deux points de vue, au chapitre 5 du Livre I du Capital. Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Les Éditions sociales, 2016, p. 175-194.

[24] C’est à cause de cette trop grande généralité des schémas que Luxemburg les rejette, soulignant à maintes reprises que « l’accumulation ne se poursuit ainsi sans heurts, à l’infini, que parce que le papier se laisse couvrir facilement de formules mathématiques » [lire chap. 6 infra, p. 103]. La critique la plus radicale de toute démonstration par les schémas se trouve dans l’Anticritiqueinfra, p. 516, du présent volume. On peut penser ici, avec Henryk Grossmann (lire infra, p. xxxv), que Luxemburg perd de vue le niveau d’abstraction des schémas qui reposent en effet sur des hypothèses très contraignantes, mais prennent tout leur sens au sein de l’itinéraire théorique que constitue Le Capital, dans lequel ils ne sont qu’un moment intermédiaire, situé à la fin du Livre II.

[25] Lire infra, p. 141.

[26] Lire infraAnticritique, §1, p. 493.

[27] Lire infra, p. 346.

[28] Lire la métaphore du cercle vicieux, chap. 7, p. 117 ; Anticritique, p. 497, et celle du « manège de foire qui tourne à vide », p. 505.

[29] Lire la fin du chap. 31, infra, p. 474. L’accumulation primitive désigne, chez Marx, l’expropriation des paysans anglais au XVIIe siècle, qui permet à la fois l’enrichissement des grands propriétaires et l’apparition d’une couche prolétarisée disponible pour le travail industriel (Le Capital, livre I, chap. 24).

[30] Joan Robinson, « Introduction », in Rosa Luxemburg, The Accumulation of Capital, Londres, Routledge, 2003, p. xxxvii.

[31] Le terme allemand est Stoffwechsel. Il apparaît dans les chapitres 29 (p. 435) et 30 (p. 464).

[32] Lire infra, p. 434.

[33] Lire chap. 27, p. 385.

[34] Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., Section V, chap. 14, p. 491.

[35] Luxemburg suggère que ces différentes structures se succèdent au cours du temps. Les exemples qu’elle prend, comme ceux des États-Unis et de l’Afrique du Sud (chap. 29) qui ont connu un destin tout à fait spécifique, ne le confirment pas nécessairement. Mais, indépendamment de cette question et de toute théorie des « stades », on peut aussi mobiliser son analyse pour une étude synchronique des rapports qu’entretiennent des modes de production différents et contemporains.

[36] Lire infra, p. 381.

[37] Lire infra, p. 435.