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Montage dans le plan

Lien publiée le 24 janvier 2020

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/montage-plan/

D’habitude, il y a les images du pouvoir, capturées et diffusées par les médias dits « professionnels », dans lesquelles une personne investie d’un titre important se félicite des « réformes engagées » et du « travail accompli par le gouvernement » : c’est Jean-Michel Blanquer préparant l’école de demain, Christophe Castaner vantant l’action républicaine de la police républicaine, Agnès Buzyn réenchantant l’hôpital, Brune Poirson sauvant la planète ou, clou du spectacle, Emmanuel Macron rappelant qu’il a su instaurer un dialogue respectueux avec les Gilets jaunes. Corrélativement, les éditocrates applaudissent et en redemandent. Et il y a d’autres images, qui ne peuvent fonctionner comme contrechamp des premières que par l’intervention extérieure du montage : celles de personnes protestant contre telle mesure ou déclaration, celles de manifestations et de blocages, celles de personnels occupant leur lieu de travail, mais dont sont absents les acteurs étatiques, les responsables, à tous les sens du mot. Ce deuxième type d’image a beau entretenir un rapport causal avec le premier, il existe en quelque sorte sur une autre scène ; juxtaposé à lui, il produit un effet de contraste, mais, ne le touchant pas, il permet seulement de constater un écart et n’a pas d’effet sur lui. On le voit bien quand « responsables » et « opposants » se trouvent réunis sur un plateau de télévision. Les gouvernants gouvernent, les contestataires contestent. Ce dispositif nourrira, selon ses diffuseurs et ses récepteurs, l’hostilité ou l’adhésion au pouvoir politique. Il montre une opposition simple et ne déplace rien : Once upon a time, in a far, far away galaxy

On a vu se multiplier, ces dernières semaines, un troisième genre d’images, à l’occasion des vœux présentés par divers dirigeants de la Macronie – à l’hôpital Saint-Louis, au Mobilier national, à Radio France, au tribunal de Caen. Tandis que le manager parle, sur la même scène, autre chose se passe. Ça l’arrangerait bien d’être interrompu par des huées, le cours normal des choses serait préservé : les décideurs prennent des « décisions difficiles », pour le bien de tous, les concernés protestent, puis se résigneront, puis reprendront leurs occupations. Action, réaction. Mais là, c’est le refus qui l’accueille ; on dépose les emblèmes du métier, blouses, robes, cartables, manuels, outils. Cette image tierce, sorte de montage dans le plan, manifeste une coexistence sans contact et un antagonisme sans perspective de réconciliation. Elle se soustrait au rapport causal entre le discours tenu par le manager et l’action du personnel. Ce dernier l’ignore en se livrant à une autre activité, perturbation sonore ou silencieuse de la première, et, surtout, il ne cherche pas à établir la communication, car il n’y a plus rien à dire à ces gens-là, chez qui le mot « dialogue » signifie « obéissance sans condition aux ordres du chef ». L’effet de disjonction est encore plus saisissant quand le manager, imperturbable, poursuit son discours comme si les personnels n’étaient pas là. Ce n’est plus une confrontation de points de vue, c’est, au sein de la même image, un conflit de mondes. À Radio France, on entonne le « Chant des esclaves » du Nabucco de Verdi, puis, quand le chœur a quitté l’auditorium, on monte sur scène pour jouer au frisbee. « Ce n’est pas respectueux », dit d’une voix contrite Sibyle Veil, raide comme un piquet, figée sur la scène, ne sachant où se mettre après avoir quitté son pupitre. « Les vœux sont un moment d’échange, pas un moment d’affrontement. » Ne reste de son statut de dirigeante qu’une pose altière, privée du cadre d’interaction qui le soutient d’ordinaire. « Quand vous aurez fini… » L’autorité est désinvestie de sa fonction hiérarchique. On ne l’écoute pas poliment, on ne lui répond pas, on ne prête pas attention à elle. Elle est devenue invisible. Elle parle toute seule et dans le vide, pour des oreilles qui n’existent plus. Sa parole a cessé d’être contraignante.

Pour fonctionner, le performatif doit s’appuyer sur une configuration sociale précise. Non pas seulement sur une codification juridique, mais aussi sur une croyance et un consentement à ce code, fût-il obtenu de force. Il s’évanouit quand un des acteurs cesse de reconnaître la relation. On en trouve une illustration amusante dans une anecdote rapportée par Marx à propos des mésaventures d’un capitaliste anglais :

« Wakefield a d’abord découvert dans les colonies que la propriété d’argent, de moyens de subsistance et d’autres moyens de production ne suffisait pas à faire d’un homme un capitaliste, s’il manquait le complément, le travailleur salarié, l’autre homme obligé de se vendre lui-même de son plein gré. Il a découvert que le capital n’était pas une chose, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des choses. Mr Peel, nous raconte-t-il sur un ton larmoyant, en emportant pour 50 000 £ de moyens de subsistance et de production, quitta l’Angleterre pour la rivière Swan en Nouvelle-Hollande [Australie]. Mr Peel fut assez prudent pour emmener, outre cela, 3 000 personnes de la classe laborieuse, hommes, femmes et enfants. Las ! Une fois arrivé à destination, “Mr Peel se retrouva sans même un serviteur pour faire son lit ou puiser de l’eau à la rivière”. Poor Mister Peel, qui avait tout prévu, sauf d’exporter les rapports de production anglais sur les rives de la Swan River ! »

La scène de la coexistence sans contact ou du montage dans le plan montre la dissolution du rapport social normal qui lie le dirigeant (manager, propriétaire ou autre) à ses subordonnés, à celles et ceux qui travaillent. Elle révèle une séparation absolue entre l’acte de diriger et celui de travailler : ce sont deux activités parallèles, indifférentes l’une à l’autre. La direction, privée de son autorité, apparaît alors pour ce qu’elle est, une instance purement parasitaire par rapport à l’objet du travail. Ce n’est qu’une conséquence des contre-réformes néolibérales, qui ont toujours transformé l’organisation pour soumettre les travailleurs à la pseudo-objectivité du chiffre et, ainsi, renforcer le pouvoir de la hiérarchie (Rationaliser ! Faire des économies ! Mieux avec moins !). Prévisible ironie du sort, là où on nous avait vendu un « choc de simplification », une « libération des énergies » et de « l’initiative individuelle », la bureaucratie a pris une ampleur considérable et gagné une autonomie par rapport aux travailleurs, en devenant un enchevêtrement inextricable et hors de portée. Ce processus induit aussi une déqualification : vous ne devez pas vouloir faire votre métier, transporter des voyageurs, produire des biens, former des élèves, soigner des patients, mais vous conformer aux objectifs quantitatifs définis par la direction et, constamment, lui rendre des comptes, prouver que vous méritez votre place et chaque centime qu’elle a la bonté de vous accorder. La raison d’être du travail entre en contradiction avec celle du management, qui sert d’abord à empêcher les gens de faire leur travail. Il est à présent tout à fait imaginable qu’une université, par exemple, jugeant trop peu rentables les activités d’enseignement et de recherche, décide de se reconvertir dans l’immobilier ou l’assurance, tout en conservant son identité de marque, gage de fiabilité et d’excellence.

Les vidéos qui ont circulé ces dernières semaines témoignent d’une rupture subjective : ce n’est pas grand-chose, tout juste quelques vignettes, mais, inscrites dans un mouvement long et soutenu, largement en excès sur la question des retraites, elles indiquent une tendance à approfondir. Le refus de communiquer avec le management, instrument de la valeur d’échange, de la mise en commensurabilité de toute activité avec toute autre, pourrait être une première étape dans la défense de la valeur sociale attachée aux métiers, c’est-à-dire des savoir-faire qu’ils impliquent et de l’utilité sociale qu’ils possèdent. C’est à partir de son savoir-faire que le chœur de Radio France interrompt les vœux de sa présidente. Reste à imaginer comment, secteur par secteur, généraliser le refus et la désertion pour se réapproprier le travail. Mais l’opposition au programme néolibéral pourrait se rassembler autour du mot d’ordre de la défense des métiers.

On le sait d’expérience, la bourgeoisie est mauvaise joueuse ; et sera d’autant plus hargneuse que ces quarante dernières années l’ont habituée à obtenir tout ce qu’elle désirait, parfois au-delà de ses espérances. Les humiliations essuyées par ses représentants, nous les paierons chèrement, dans la rue et ailleurs. Peut-être feront-ils passer leur réforme des retraites et, à sa suite, d’autres encore : ils en ont la capacité. Ils n’en ont pas moins perdu le principal : l’adhésion. C’est du reste l’une des grandes différences entre Thatcher et Macron, épigone d’un néolibéralisme partout pourrissant. Ils le savent si bien qu’ils en sont réduits à tabasser à tout-va et, dernièrement, à trafiquer la comptabilisation des voix aux municipales. C’est en soi une victoire pour le mouvement, dont on peut faire le pari qu’il est désormais trop profond, trop bien ancré dans la population, pour s’arrêter net à l’issue du « vote » parlementaire. Le feu couvera sous la cendre.

À l’heure où j’écris ces lignes, Macron a été exfiltré d’un théâtre, Marlène Schiappa a dû s’échapper d’une pizzeria, Franck Riester a annulé la présentation de ses vœux et l’agenda de Frédérique Vidal reste désespérément vide. Ils n’oseront bientôt plus se montrer que dans des villages Potemkine, pour les caméras des chaînes d’info en continu. Il s’agit maintenant de les faire fuir à toutes jambes, minuscules figures disparaissant de l’image.