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Il y a 40 ans, le premier gouvernement de François Mitterrand
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Il y a près de 40 ans, le 10 mai 1981, François Mitterrand remportait l’élection présidentielle. Un mois plus tard, les partis de gauche gagnaient très largement les élections législatives. Pour la première fois de l’histoire de France, la gauche arrivait seule au pouvoir, sous la forme d’un gouvernement de coalition entre le Parti Socialiste et le Parti Communiste.
Cette victoire électorale suscita d’immenses espoirs. La construction d’une « France socialiste » semblait à l’ordre du jour. Mais ces espoirs furent rapidement déçus. Dès le mois de juin 1982, Mitterrand annonça une « pause » dans les réformes. Puis, en mars 1983, ce fut le « tournant de la rigueur ».
Alors que des milliers de jeunes et de travailleurs vont militer pour la victoire de Jean-Luc Mélenchon, en avril 2022, il est important de revenir sur l’expérience du premier gouvernement de François Mitterrand, de façon à comprendre à la fois les causes de sa victoire électorale et les raisons de son incapacité à transformer radicalement le pays.
La crise des années 70
Après quasiment trois décennies de forte croissance (les « Trente Glorieuses »), le choc pétrolier de 1973-1974 frappe durement l’économie mondiale. Ce choc n’est pas la cause de la crise, mais son déclencheur. En 1974, l’ensemble du capitalisme mondial rentre en récession, victime d’une gigantesque crise de surproduction.
Face à cette crise, la bourgeoisie française adopte des politiques d’austérité drastiques. Le « Plan Raymond Barre », adopté en 1976 sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, limite la hausse des salaires et augmente l’impôt sur le revenu. En contrepartie, le patronat est censé embaucher massivement. Mais faute de marchés, la bourgeoisie n’investit pas – et donc n’embauche pas. Elle préfère spéculer et stocker son argent en Suisse. Ces politiques ne peuvent enrayer ni l’inflation, qui atteint 13,6 % en 1980, ni la hausse du chômage, qui passe de 3 % de la population active en 1974 à 5,3 % en 1980.
Le PC vire à droite, le PS à gauche
Après le sabordage du mouvement révolutionnaire de mai-juin 1968 par les directions réformistes du mouvement ouvrier, une période de radicalisation politique s’ouvre en Europe. Elle se caractérise par un afflux de militants dans les rangs des grandes organisations de la classe ouvrière, mais aussi par une croissance des organisations d’extrême-gauche. Malheureusement, dans la plupart des cas, ces dernières s’abîment dans le sectarisme ou l’opportunisme. Nombre de militants « trotskistes » proches du lambertisme – comme Jospin ou Cambadélis – vont se dissoudre dans le Parti Socialiste.
De son côté, le Parti Communiste connaît un afflux important de nouveaux militants, mais accélère sa dérive réformiste. Dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le PC avait adopté l’objectif d’un « socialisme à la française », censé advenir à la faveur d’une succession de réformes réalisées par un gouvernement d’« union démocratique ». Cette perspective réformiste trouve son aboutissement formel lors du XXIe Congrès du PCF, en 1974. L’expérience et les leçons de la Révolution russe de 1917 y sont rejetées au profit d’une transition graduelle du capitalisme au socialisme. Ce virage à droite – théorique et programmatique – s’accompagne d’autres dérives. A la fin des années 1970, le PCF adopte une orientation anti-immigration. Les immigrés sont accusés d’être responsables de la hausse du chômage.
Ce virage à droite du PCF – jusqu’alors très dominant, à gauche – ouvre un espace aux autres courants du réformisme, et notamment au Parti Socialiste. Alors que l’ancienne SFIO était sortie laminée de son passage au pouvoir pendant les guerres coloniales, le PS se réorganise à partir de 1971 sur une ligne nettement à gauche. En 1971, lors du congrès d’Epinay qui voit la naissance du nouveau parti, son dirigeant François Mitterrand déclare : « Celui qui n’accepte pas cette rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. » Grâce à son discours radical, le PS gagne le soutien de millions de travailleurs qui veulent changer la société et sont refroidis par le tournant nationaliste du PCF – ou par sa proximité affichée avec la bureaucratie soviétique.
Dès le début des années 70, le PS et le PCF entament un processus de rapprochement, formalisé en 1972 par l’adoption d’un « Programme commun de gouvernement ». Celui-ci comprend toute une série de mesures sociales (abolition de la peine de mort, nouveaux droits pour les femmes, abrogation de lois répressives, etc.), mais aussi des nationalisations massives, l’indexation du salaire minimum sur l’inflation, etc. Si ce programme est relativement radical, il n’en reste pas moins réformiste et « keynésien » : il ne s’agit pas de renverser le capitalisme, mais de « régler » sa crise en relançant la consommation par des dépenses publiques faramineuses. La bourgeoisie est censée accompagner la politique gouvernementale en embauchant et en investissant massivement pour profiter de la relance de la consommation provoquée par l’injection d’argent public. Mais le caractère utopique d’une telle perspective va devenir flagrant dès l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand.
La gauche au pouvoir
François Mitterrand remporte l’élection présidentielle de mai 1981 avec plus d’un million de voix d’avance. En juin, le PS et le PCF obtiennent une large majorité à l’Assemblée nationale. Un « gouvernement d’union de la gauche » se met donc en place en juin 1981. Des mesures sont promulguées en matière de droit des femmes, de justice (abolition de la peine de mort), mais aussi de droit du travail (dont l’interdiction des licenciements « politiques »). Par ailleurs, le gouvernement engage toute une série de nationalisations. Près d’une quarantaine de banques et plusieurs entreprises de l’industrie chimique et de la métallurgie sont nationalisées.
Cependant, cette vague de réformes a de sérieuses limites. Dans le secteur industriel, les nationalisations restent limitées ; elles concernent surtout des entreprises en difficulté, que l’Etat se donne pour objectif de renflouer. Il nationalise les pertes, mais les profits restent privés. Surtout, la gestion des entreprises nationalisées n’est ni centralisée, ni démocratiquement planifiée. L’exemple des banques est révélateur : la plupart des 39 banques nationalisées restent indépendantes les unes des autres et se font concurrence, en même temps qu’elles sont soumises à la concurrence des banques demeurées privées.
Les nationalisations dans l’industrie ne sont pas mieux réalisées. Les entreprises restent sous l’autorité des mêmes gestionnaires issus du privé, qui sont hostiles à leurs salariés et au gouvernement. L’ensemble des mesures économiques du gouvernement se heurtent à la forte résistance de la bourgeoisie – et aux lois du marché capitaliste.
Le « Mur de l’Argent »
La perspective d’une victoire de la gauche avait fait souffler un vent de panique dans la bourgeoisie. L’ex-ministre de l’Intérieur de Giscard d’Estaing, Michel Poniatowski, prophétisa même l’arrivée de chars soviétiques sur la place de la Concorde. Le 10 mai, l’élection de Mitterrand sème le chaos à la Bourse de Paris. Les 11 et 12 mai, les ordres de vente sont tellement nombreux qu’il est impossible de les enregistrer. Le 13 mai, lorsque la Bourse se remet à fonctionner, elle chute de 13,9 %. Des patrons quittent le pays en emportant leurs économies et les actifs de leurs entreprises. Le tout jeune Bernard Arnault s’exile pour un temps aux Etats-Unis.
La fuite des capitaux est massive. Elle s’accompagne d’une grève des investissements et d’une offensive contre la monnaie française, le franc. Le gouvernement dépense d’énormes quantités d’argent public dans l’espoir de susciter des investissements privés, mais ceux-ci ne viennent pas. L’échec de la politique de relance keynésienne du gouvernement est bientôt évident. Celui-ci est alors placé devant un choix : capituler et appliquer une politique d’austérité – ou poursuivre l’application de son programme de réformes ambitieuses en s’attaquant à la propriété capitaliste.
Pour financer les mesures sociales du « programme commun » et ouvrir la perspective d’une transformation socialiste de la société, il fallait nationaliser toutes les banques et les fusionner dans un monopole public bancaire, mais aussi nationaliser les grands leviers de l’économie et de la distribution, c’est-à-dire toutes les grandes entreprises industrielles et commerciales, et les placer sous le contrôle de leurs salariés. Faute d’engager une telle politique, le gouvernement capitula.
Le « tournant de la rigueur »
Le 9 juin 1982, François Mitterrand annonce une « pause dans les réformes ». Une première vague de mesures d’austérité est annoncée : gel des salaires et baisse des investissements publics. En 1983, le Premier ministre Mauroy annonce officiellement le « tournant de la rigueur », qui était déjà une réalité depuis plusieurs mois. Les ministres communistes quittent le gouvernement – mais trop tard. Faute de tirer les leçons de cette défaite, le PCF entame un long déclin.
Le tournant de la rigueur sème la désillusion dans l’électorat de gauche. A partir de 1982, la gauche enchaîne les défaites électorales : elle perd les cantonales en 1982, puis les municipales en 1983. Aux européennes de 1984, la liste de droite obtient 43 % des suffrages, le PS seulement 20 % et le PCF 11 %. Le Front National – jusqu’alors marginal – talonne le PCF avec 10,9 % des voix. Enfin, en 1986, la droite remporte les législatives. Immédiatement, le gouvernement de Jacques Chirac s’attelle au démantèlement des réformes et des nationalisations de 1981-1982. Comme toujours, les dirigeants réformistes ont démoralisé les travailleurs – et, ce faisant, ont préparé le retour de la droite au pouvoir.
Capituler ou rompre avec le capitalisme
Arrivée au pouvoir sur un programme réformiste qui ignorait complètement la possibilité d’une résistance de la bourgeoisie, la gauche s’est retrouvée paralysée par la contre-offensive de la classe dirigeante. Placée devant l’alternative entre lutter, y compris par des mesures révolutionnaires, ou capituler et défendre le régime capitaliste, elle a choisi la seconde voie. En fait, elle n’imaginait même pas qu’il soit possible de rompre avec le capitalisme.
Quarante ans plus tard, cette leçon est toujours d’actualité. Il est impossible de régler les problèmes du chômage et de la pauvreté sans s’attaquer au contrôle de la bourgeoisie sur les principaux leviers de l’économie, c’est-à-dire sans placer les banques, la grande industrie et la grande distribution entre les mains de la population.
Aucune solution n’existe à l’intérieur du capitalisme pour les problèmes qu’il crée. Un futur gouvernement de gauche qui refuserait de faire ce pas, de s’attaquer sérieusement au « mur de l’argent », serait condamné à suivre le même chemin que François Mitterrand en 1981-1982. Si la gauche ne veut pas revivre ce scénario, elle doit se préparer à rompre avec le capitalisme !