[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Quelques réflexions autour de la Commune de Paris

LaCommune

Lien publiée le 5 juin 2021

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Quelques réflexions autour de la Commune de Paris | LIT-QI (litci.org)

Le 150e anniversaire de la Commune de Paris a donné lieu à beaucoup d’études, d’ouvrages, de commentaires et d’enthousiasme dans le public. Bien plus que les cent ans de la Révolution russe.

Par: Michael Lenoir

La Commune toujours en vogue

Cette différence, frappante, tient à un ensemble de facteurs, au moins trois. Contrairement à la Révolution bolchevique, dont les suites staliniennes terrifiantes ont induit un dégoût, souvent confus mais assez généralisé, la Commune a péri écrasée dans un massacre impitoyable, et a ainsi gardé le statut d’un fait historique éphémère mais grandiose, non souillé par un processus dégénératif. De plus, la révolution parisienne de 1871 a conservé une sympathie assez générale à gauche et est encore célébrée dans le mouvement ouvrier, tandis qu’au sein de celui-ci, la Révolution d’Octobre a toujours été clivante par nature. Comme ces dernières années, après l’effondrement du soi-disant « communisme » à l’Est, les courants libertaires ont le vent en poupe – au moins en termes d’influence idéologique – dans une série de pays, c’est l’aspect non-autoritaire, voire libertaire de la Commune qui est souvent brandi comme un drapeau. Très nombreux ont été les mouvements révolutionnaires – quoique d’obédiences diverses – reprenant la terminologie communaliste, de Shanghai au Chiapas, d’Oaxaca au Rojava. Fréquentes aussi sont les luttes sociales actuelles qui s’en réclament en partie ou en totalité, de la ZAD de Notre-Dame des Landes à une fraction des Gilets jaunes. Ajoutons à cela les courants de pensée critique qui s’en saisissent, à l’instar de Murray Bookchin, théoricien du municipalisme libertaire. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Mais s’il ne manque pas de raisons de se passionner pour la Commune de Paris, voire de s’émerveiller de son esprit de liberté, d’égalité et de solidarité, de sa spontanéité également, on ne peut pas laisser de côté son issue tragique, qui mérite nos réflexions. Ce n’est en aucun caas insulter la Commune que de se pencher sur ses faiblesses et ses erreurs, de chercher à saisir le de sa terrible défaite. Cette démarche est incontournable pour tirer des leçons actualisées de cette grandiose mais éphémère expérimentation historique, afin, peut-être, de faire en sorte que des insurrections ouvrières et populaires ne soient pas interrompues par une abominable boucherie, et débouchent enfin, au contraire, sur des victoires durables et cumulatives. Pour comprendre ce qu’a été réellement la Commune, tentons d’abord de saisir quelles étaient les forces sociales et politiques présentes dans le camp communard.

Trotsky, la Commune et le parti manquant

Les bolcheviques ont beaucoup étudié la Commune, afin d’en tirer les leçons pour, cette fois, gagner face aux possédants et aux oppresseurs. Pour les marxistes-révolutionnaires – contrairement aux anarchistes – c’est une affaire entendue que ce qui manquait à la Commune de Paris, c’était un parti révolutionnaire. Dans sa préface à l’ouvrage de C. Talès en 1921, Trotsky explique que les masses ouvrières ont besoin d’un parti pour gagner, même si ce sont elles qui font la révolution. Pourquoi ?

La Commune nous montre l’héroïsme des masses ouvrières, leur capacité de s’unir en un seul bloc, leur don de se sacrifier au nom de l’avenir, mais elle nous montre en même temps l’incapacité des masses de choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s’arrêter après les premiers succès, permettant ainsi à l’ennemi de se ressaisir, de rétablir sa position[1].

Un peu plus loin, Trotsky précise en quelques mots ce qu’il entend par parti révolutionnaire :

Le parti ouvrier – le vrai – n’est pas une machine à manœuvres parlementaires, c’est l’expérience accumulée et organisée du prolétariat. C’est seulement à l’aide du parti, qui s’appuie sur toute l’histoire de son passé, qui prévoit théoriquement les voies du développement, toutes les étapes et en extrait la formule de l’action nécessaire, que le prolétariat se libère de la nécessité de recommencer toujours son histoire : ses hésitations, son manque de décision, ses erreurs. Le prolétariat de Paris n’avait pas un tel parti[2].

Un parti, en quelque sorte, pour que le prolétariat cesse d’avoir à jouer les Sisyphe ! Un parti pour l’action, mais aussi un parti-mémoire. Si l’existence d’un tel parti révolutionnaire faisait bel et bien défaut en 1871 – l’Association Internationale des Travailleurs, ou AIT, ou Première Internationale, fondée à Londres en 1864 ne répondait pas à ces critères, je vais y revenir – je noterai aussi que l’absence d’un tel parti est intimement lié aux faiblesses qui ont conduit la Commune à son l’écrasement. Mais il vaut la peine d’aller plus loin dans la réflexion. C’est possible car l’histoire de la Commune a beaucoup progressé depuis 1921. Dans cette perspective, je tenterai d’apporter des éléments de réponses à deux  questions :

  • Pourquoi un parti révolutionnaire tel que celui souhaité par Trotsky n’existait-il pas en 1871 ? Il existe à cela des causes objectives et surtout subjectives, certaines d’ordre matériel, et d’autres relevant du domaine idéologique, les unes et les autres étant entremêlées, comme on va le voir.
  • En quoi, effectivement, un vrai parti révolutionnaire des travailleurs/ses aurait eu plus de capacité à éviter l’issue fatale de la Commune ? On remarquera, à ce sujet, que certaines des causes qui empêchaient l’émergence d’un tel parti ont en même temps joué un rôle direct dans l’affaiblissement de la Commune et le renforcement de la contre-révolution versaillaise.

A propos des conditions d’émergence d’un parti révolutionnaire prolétarien en 1871

Ce que je voudrais faire ressortir ici, c’est que les conditions historiques ne permettaient pas encore au prolétariat parisien de disposer d’un parti révolutionnaire à la fois suffisamment implanté et mûr politiquement pour affronter la situation avec efficacité. Par conditions historiques, je me réfère à la fois aux conditions objectives, liées à l’état des structures sociales, en particulier des structures de classes ; et aux conditions subjectives, aux perceptions et à la conscience des acteurs de la Commune et à leur structuration en « partis ». Pourtant, il suffit de jeter un coup d’œil à l’histoire de France et de Paris depuis la fin du XVIIIsiècle, pour se dire que la capitale française avait connu davantage de révolutions que d’autres, donc plus de leçons à en tirer qu’ailleurs dans le monde… Et pourtant, il n’existait pas un parti capable d’en synthétiser les enseignements. L’AIT s’était beaucoup développée en France et à Paris durant les dernières années de l’Empire, participant aux luttes ouvrières dans tout le pays. Mais l’AIT, regroupement ouvrier large, ne possédait absolument pas le degré de cohérence et de centralisation d’un parti révolutionnaire tel que décrit par Trotsky. L’AIT était très jeune et le débat y avançait pas à pas.

Paris, capitale des révolutions

Replaçons d’abord la Commune dans le temps long, pour rappeler qu’elle prend place après une série de secousses révolutionnaires. Celles-ci agitent la France, et particulièrement Paris, à partir de la Révolution française (1789-1794), et incluent en particulier les révolutions réputées « libérale » en Juillet 1830, et « démocratique » en 1848. Lors de chacune de ces révolutions, le peuple – et en particulier sa composante ouvrière – a versé son sang, mais en fin de compte son sacrifice a renforcé une autre classe, ou une fraction des classes dominantes, propulsant celle-ci au sommet du pouvoir politique. Mais le terreau révolutionnaire était fertile, et entre ces grandes dates, de nombreuses émeutes et tentatives d’insurrections sont aussi venues ponctuer la vie politique du XIXe siècle.

Après l’écrasement des ouvriers parisiens en juin 1848, les classes dominantes confient les clés du pays au Prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l’ex-empereur français. A partir du coup d’Etat réalisé par celui-ci le 2 décembre 1851, la France vit sous le joug du Second Empire. Le régime, très autoritaire, permet à la classe capitaliste de prospérer en réalisant de somptueuses affaires. Le pays s’industrialise rapidement et fait un bond en avant dans l’industrie lourde et tout particulièrement dans le domaine des transports ferroviaires. La spéculation financière aussi va bon train. A partir de la fin des années 1860, l’empire est dit « libéral » : il est un peu moins autoritaire, mais s’enfonce aussi dans des difficultés économiques et politiques. Pour y échapper, l’Empereur se lance dans une fuite en avant belliqueuse – qui lui sera fatale – contre la Prusse. La guerre, déclarée le 19 juillet 1870, tourne vite très mal pour le régime : le 2 septembre, l’armée française subit une défaite cuisante à Sedan, et l’Empereur est fait prisonnier par l’armée prussienne. Dès que la nouvelle de cette humiliation impériale et nationale se répand, le peuple descend dans la rue pour abattre le régime, en particulier à Lyon, à Marseille et à Paris, où sans difficulté, la république est déclarée. La révolution du 4 septembre est mue par une aspiration globale à la république, clairement majoritaire dans les grandes villes, et se fonde sur des considérations « démocratiques »… Mais « république » et « démocratie » ne signifient pas la même chose pour le petit peuple parisien et pour les individus que son soulèvement va porter au gouvernement dit « de la Défense nationale ». En quelques mois, ce hiatus va relever d’une douloureuse évidence.

Prolétaires et Communard.es

Les historien.nes s’accordent à reconnaitre le rôle essentiel joué par la classe ouvrière parisienne dans l’émergence et l’animation de la Commune. Toutefois, on a constaté un biais d’interprétation qui a longtemps consisté à plaquer peu ou prou les structures et caractéristiques du prolétariat du XXe siècle sur celui de 1871. Depuis une cinquantaine d’années, en particulier grâce aux travaux de  Jacques Rougerie, il est devenu plus clair qu’il résidait là une source d’erreurs importante. Cet historien majeur de la Commune va même jusqu’à écrire :

Le communard n’a rien du prolétaire moderne. Tout comme la Commune est adossée à la tradition, à la mémoire de la Grande Révolution, de même chez le Parisien du peuple de 1871, il y encore bien des traits, à peine rajeunis, du sans-culotte lointain, notamment la revendication d’une participation directe à l’exercice du pouvoir, ou un furieux anticléricalisme[3].

Rien du prolétaire moderne ? J. Rougerie va sans doute trop loin : la base de la Commune est avant tout ouvrière, et l’ouvrier et l’ouvrière du Paris de 1871 sont déjà des prolétaires : ils ne possèdent pas les moyens de production et doivent vendre leur force de travail. Mais c’était des prolétaires moins concentrés que celles et ceux du 20e siècle et ils et elles possèdent souvent des qualifications, lesquelles sont mises en péril par la mécanisation capitaliste. En 1871, le prolétariat de 1871 avait certes beaucoup crû depuis sa phase purement embryonnaire de 1793, et avait aussi changé qualitativement. Mais la phase de sa  gestation lui conservait alors une partie de ses caractéristiques d’origine. Le processus ininterrompu de prolétarisation de la société a été massif par la suite, conduisant à des transformations qualitatives de la classe. Celle-ci avait encore beaucoup changé au XXe siècle, quand s’est développée l’historiographie liée au mouvement ouvrier (surtout au PCF).

Sur les 79 membres élus de la Commune, on trouvait une trentaine d’ouvriers et d’ « artisans », nombre approximatif vu le caractère trop strict de cette classification pour l’époque[4]. De manière plus générale, parmi les Communard.es, on comptait certes des prolétaires vendant leur force de travail à des patrons d’usines capitalistes. Mais plus nombreux étaient des ouvrier.es qualifié.es, voire hautement qualifié.es – dont certains étaient devenus petits patrons artisans, et dont la profession s’exerçait dans de petites unités productives. Les Communard.es avaient aussi des professions non manuelles (employé.es, vendeurs/ses, comptables, enseignant.es, avocat.es, journalistes, médecins, universitaires…). Beaucoup des métiers, d’hommes ou de femmes, ont disparu depuis. Mais pour ce qui est du monde ouvrier, et pour illustrer mon propos en me limitant aux seuls élus de la Commune, je citerai quelques exemples de ces professions ouvrières et manuelles, souvent très qualifiées. Eugène Varlin, ouvrier d’élite, n’était pas le seul relieur du Conseil de la Commune : c’était aussi le métier d’Adolphe Clémence. Joseph Oudet et Gabriel Ranvier étaient peintres sur porcelaine, ainsi qu’Alfred Puget, devenu par la suite comptable. Eugène Pottier a été dessinateur sur étoffes, avant d’être poète et d’écrire les paroles de l’Internationale. Henry Champy était un petit patron orfèvre ; Antoine Demay, statuaire ; et le marxiste hongrois Léo Frankel, orfèvre et horloger mécanicien. Albert Theisz, le directeur des Postes de la Commune, était ciseleur en bronze.

Les élus étaient assez nombreux parmi les cordonniers : Emile Clément, Simon Dereure, Jacques Durand, Alexis Trinquet, ou Charles Ledroit, devenu ensuite photographe, tandis qu’Auguste Serraillier, envoyé de Marx pour l’AIT, était ouvrier formier pour botte, et Fortuné Henry, maroquinier. Louis Chalain, militant de l’AIT, était maçon. Charles Amouroux était chapelier et Clovis Dupont, vannier. Benjamin Barré travaillait comme ouvrier du bois, Hubert Géresme, comme ouvrier chaisier, tandis que le militant de l’Internationale Jean-Louis Pindy était menuisier. Une autre cadre de l’AIT, Benoit Malon, était ouvrier teinturier, comme Victor Clément. Le Conseil Communal avait aussi intégré des métallurgistes de diverses qualifications : Emile Duval, fondeur en fer ; Charles Ostyn, ouvrier tourneur ; ou les militants de l’AIT Camille Langevin, ouvrier mécanicien et tourneur sur métaux, et Adolphe Assi, ouvrier mécanicien, de l’AIT également, qui s’était fait embaucher comme mécanicien-ajusteur chez Schneider au Creusot, et avait joué un rôle important dans les grèves de 1870 de cette grande entreprise.

La Garde nationale parisienne, et sa Fédération avec ses instances élues et révocables, dont le Comité central, étaient plus ouvrières dans leur composition sociale que le Conseil de la Commune, qui proportionnellement intégrait davantage d’intellectuels, dont certains (journalistes, enseignants, avocats, universitaires…) pouvaient plus facilement se faire connaitre plus largement que les manuels. Mais cela ne remet pas en cause une forte présence globale du travail manuel, très majoritaire dans la base populaire de la Commune, et fortement représenté dans son Conseil. Si les métiers manuels sont très présents dans la Commune, il faut aussi noter qu’une grande partie d’entre eux sont réservées aux femmes, qui gagnent en moyenne moitié moins que les hommes. Ces métiers n’apparaissent pas, car même sous la Commune, le monde des institutions politiques reste un monde d’hommes, les femmes ne votant pas. Et il n’y apparait donc pas les multiples professions réservées aux femmes, et souvent disparues. Celles-ci apparaissent dans les comptes-rendus des Conseils de guerre suivant la Commune : on y trouve notamment des lingères, des blanchisseuses, des repasseuses, des modistes, des brodeuses, des piqueuses de bottines des matelassières, des culottières, des giletières, des gantières, des couturières de robe, des passementières, des cartonnières… [5]. De nombreux métiers manuels, donc, très spécialisés, souvent qualifiés, et pratiqués pour l’essentiel dans de petites unités de production, souvent à domicile.

En tout cas, l’erreur méthodologique consistant à parer le peuple communard de caractéristiques sociologiques, ou de modes de pensée propres au prolétariat français vivant un demi-siècle, voire un siècle plus tard, conduit à ne pas comprendre l’incapacité dans laquelle se trouvait alors la classe ouvrière de créer un parti tel que celui décrit par Trotsky.

Le Paris ouvrier sous la Commune

Pour y voir plus clair, il faut plonger dans les données démographiques. Paris est alors une ville d’environ deux millions d’habitant.es. On y dénombre une majorité de catégories populaires menant une vie très rude. Ces catégories sont très concentrées dans les quartiers nord et est de la capitale, tandis que les bourgeois résident à l’ouest (et beaucoup ont fui depuis le siège par l’armée prussienne en septembre 1870). Les catégories populaires incluent le petit peuple exclus de l’emploi  (vivant de la mendicité, de la prostitution, ou de petits larcins) ; les ouvrier.es d’ateliers ou d’usines ; les employé.es de bureau ; les petits fonctionnaires ; les artisans et petits commerçants.

La population ouvrière représente une majeure partie de la population active : on compte près de 500 000 ouvrières et ouvriers[6]. Cinq ans plus tôt, en 1866, 57% des Parisien.nes vivaient d’activités industrielles, et 12% d’activités commerciales. On comptait alors 455 400 ouvrières et ouvriers, 120 600 employé.es (dans les magasins et les services), 140 000 patrons et 100 000 domestiques[7]. Parmi les ouvrières et ouvriers, la moitié travaillait dans la confection et les métiers d’art, et un dixième dans le bâtiment[8]. Si la population ouvrière est majoritaire dans Paris, sa répartition dans l’économie et la structure productive sont très différentes de ce qui va prévaloir à partir de la fin du XIXe siècle et surtout au XXe. Laissons J. Rougerie nous décrire ce monde disparu :

La petite industrie règne en maitresse : plus de 60% des « patrons » travaillent seuls ou avec un seul ouvrier. Mais à côté de minuscules échoppes, d’une foule d’ateliers petits et moyens, existent de solides fabriques de 50, 100, parfois 500 ouvriers : maisons d’orfèvrerie, de bronze, fabriques d’objets en métal. Deux usines de locomotives passent le millier d’ouvriers, Cail à Grenelle, Gouin à Batignolles ; les ateliers du Chemin de fer du Nord à La Chapelle sont, depuis 1848 une forteresse métallurgique. Des entrepreneurs de toute taille font travailler à domicile la main d’œuvre dispersée du vêtement, majoritairement féminine, de la chaussure, du meuble ; maisons de confection, grands magasins font une rude concurrence à l’artisan indépendant […]  Il y a, tout en bas de l’échelle, le journalier au travail incertain, tout en haut l’ouvrier artiste. Il y a l’ouvrier de vieille souche parisienne, et l’ouvrier récemment immigré. Chaque métier a sa couleur et ses lieux propres […] Cette étonnante diversité fait aussi une étonnante unité ; il s’est forgé comme une « nationalité » ouvrière parisienne.[9]

On saisit que parmi les catégories ouvrières, ce qui prédomine en 1871, c’est l’ouvrière ou l’ouvrier qui travaille dans un atelier ou une très petite unité de production, et non pas une grande usine. En France et à Paris, il existe déjà bien sûr de grandes entreprises, mais la main d’œuvre est surtout disséminée dans de petites, souvent de très petites entreprises. Le cadre général est encore celui d’un capitalisme encore très concurrentiel, les monopoles arriveront plus tard.

Conséquences idéologiques de la sociologie du Paris de 1871

Ce point est loin d’avoir une importante seulement descriptive : cette réalité influe forcément sur la conscience de la majorité des prolétaires parisien.nes et sur leur perception de ce qu’est le capitalisme, et la représentation qu’ils et elles ont de leurs principaux ennemis. Ce que le peuple ouvrier rejette, c’est le pouvoir politique de ceux d’en haut et les corrompus qui s’y vautrent ou tournent autour ; ce sont les « vautours », comme on appelle notamment les profiteurs des pénuries, ou les propriétaires d’immeubles (les sangsues auxquelles il faut payer son loyer). Sans oublier les curés et la hiérarchie ecclésiastique, bêtes noires quasi-unanimes des Communard.es. Le rejet des patrons en tant que tels n’est pas massivement répandu, contrairement à 1936 par exemple. C’est que la grande majorité du monde ouvrier parisien est encore proche du (petit) patron, qui travaille à ses côtés. La majorité de ces prolétaires voit le patron comme un artisan, souvent besogneux et compétent, une personne avec laquelle on entretient souvent des relations personnelles, pas comme un exploiteur capitaliste. Le lien avec l’exploitation capitaliste et l’extorsion de plus-value n’est pas évident à établir dans un cadre où la plupart des petits patrons sont aussi compagnons de travail de leurs ouvrières et ouvriers. Les rapports de production capitalistes sont encore largement embryonnaires. La situation est différente dans les usines plus développées. Mais encore une fois, celles-ci sont peu nombreuses. Malgré tout, le prolétariat dans certains secteurs, bien que très éparpillé entre de nombreuses petites unités de production, est parvenu à s’organiser lors d’actions de classe de grande envergure : c’est le cas des relieurs, qui ont mené de grandes grèves en 1864 et 1865, puis des ouvriers du bronze en 1866, et cela a donné l’occasion à l’Internationale de se construire et de montrer son utilité. Mais au fond, cette structuration particulière du prolétariat montant, encore très atomisé, influe nécessairement sur son niveau de conscience et sur sa compréhension du monde capitaliste. Et cela a des conséquences immédiates plus larges, idéologiques et politiques. C’est en particulier le cas sur la question de la propriété des moyens de production : beaucoup d’ouvriers et d’ouvrières n’envisagent pas l’expropriation de leur propre patron, souvent un artisan proche d’eux. Et cela, même s’il est juste de considérer que la Commune se situe dans une opposition objective au capital… Ce que ce dernier a d’ailleurs fort bien compris.

Notons que l’expropriation du capital n’est pas mise en avant comme mot d’ordre par la Commune. Deux faits l’illustrent: l’attitude des Communard.es vis-à-vis de la Banque de France (sur laquelle je reviens plus loin), et la remise en activité des ateliers abandonnés par leurs propriétaires. Lorsqu’elle décrète la réquisition des ateliers abandonnés, la Commune choisit de les remettre aux associations ouvrières qui se constitueraient à cet effet. Ce n’est certes pas une simple mesure de circonstance : le décret prévoyait « qu’en cas de retour du patron, l’association ouvrière conserverait l’atelier. Mais signe du compromis de la politique communarde, le patron bénéficierait d’une indemnisation »[10]. Malgré la présence d’une majorité d’élus se disant « socialistes » – le terme de « communiste » est bien moins revendiqué – au Conseil de la Commune, le socialisme des Communard.es est très flou, et son contenu fait débat. « Une idée était unanimement partagée par les communards : le travail devait recevoir sa juste rétribution. Mais de là, de nombreux chemins partaient, voire divergeaient. Il est clair aussi que les mesures proprement socialistes furent limitées »[11]. L’idée générale qui prévaut, c’est de répartir la valeur produite entre les producteurs, et non au profit des exploiteurs. Mais quant aux mesures à prendre, au degré d’affrontement avec la propriété capitaliste, le flou et l’indécision prédominent. La Commune n’a pas le projet clair de s’attaquer – au moins pas directement ou pas tout de suite – à la propriété privée des moyens de production. Alors que l’expropriation de la bourgeoisie et la propriété collective des moyens de production vont devenir un élément programmatique clé des partis socialistes, puis communistes, cela ne fait pas du tout l’unanimité parmi le Paris communard.

Plus exactement, les Communard.es parlent, certes, de la coopération du travail. Mais si propriété collective de l’outil de travail il doit y avoir, la forme anticapitaliste que l’on a connu plus tard – l’expropriation des maitres du capital par un gouvernement prolétarien (ou se prétendant tel) – n’est pas à l’ordre du jour. En fait, il règne en 1871 une assez grande confusion quant à la structure de la propriété et le cadre de la production à mettre en place. Les luttes des dernières années n’ont pas encore permis d’aller loin dans le débat programmatique et stratégique. Le C’est que le marxisme est encore loin d’avoir pris toute sa place dans le mouvement ouvrier, tandis que l’anarchisme est encore au début de son expansion dans le Paris de l’époque. Cela nous amène directement à la question suivante : mais qui sont donc ces Communard.es ? Que sait-on de leur pensée politique, de leurs aspirations ? Comment sont-ils et elles organisé.es, dans quels « partis » ?

Idées rassemblant le camp communard

Lorsque la Commune se met en place, il n’existe pas de « parti » communard au sens où l’entend le mot « parti » aujourd’hui. A partir de septembre 1870, des militant.es de l’AIT et d’autres ont tenté, à partir de la mise en place des « comités de vigilance », de fédérer ceux-ci dans le Comité central des vingt arrondissements. Cela pourrait s’assimiler à un embryon de parti, destiné à regrouper sur tout Paris, à raison de deux délégués par arrondissement, les révolutionnaires socialistes. Mais là aussi, cette délimitation reste très large. L’auto-organisation dans les arrondissements, en plus des clubs, lieux de débats intenses et quotidiens présents dans toute la ville (mais plus particulièrement dans les quartiers populaires), permet aux militant.es de s’adresser aux masses laborieuses et de faire agir ensemble les personnes les plus avancées. Mais les décantations politiques prennent du temps.

On peut dénombrer trois grands courants idéologiques parmi les Communard.es : le courant proudhonien, le courant blanquiste et le courant néojacobin. Chaque courant a ses caractéristiques particulières, mais des divergences et contradictions se manifestent à la fois entre ces groupes et en leur sein. Durant les dernières années de l’Empire, pendant le gouvernement de la Défense nationale, et pendant la courte période du 18 mars au 28 mai, des décantations toucheront toutes les sensibilités. De la même façon qu’il faut saisir que la classe ouvrière parisienne de 1871 est fort différente de celle du 20e siècle, il est nécessaire de comprendre que ces courants politiques, aujourd’hui disparus, ne peuvent pas être considérés comme des précurseurs de ceux apparus ensuite (socialistes, anarchistes, socio-démocrates, communistes, etc.). En 1871, les débats programmatiques et stratégiques étaient à peine ébauchés. En fait, la chute de la Commune de Paris va largement contribuer à développer le débat au sein du mouvement ouvrier international.

Plusieurs grands points font consensus parmi les courants propulsés dans l’animation de la Commune : un rejet catégorique de la réaction monarchique et impériale, et une détestation des aristocrates, comme 80 ans plus tôt ; une exigence républicaine viscérale, malgré une définition assez floue de cette république, mais qui peut être résumée par des expressions émanant de la mouvance communarde elle-même : « république démocratique et sociale », « république universelle » ; une volonté farouche d’en découdre avec le clergé et son influence sur la société. Disons maintenant quelques mots sur les trois courants politiques susmentionnés.

Proudhonisme

Proudhon affirme son opposition à l’Etat et au principe d’autorité, qu’il rejette aussi bien dans une monarchie que chez les jacobins. Pour lui, la révolution doit se fonder sur l’idée de réciprocité. Promoteur des idées mutuellistes, il s’oppose à tout étatisme[12]. Voulant fonder l’ordre politique sur la liberté et non l’autorité, il défend ardemment les idées de décentralisation et de fédération, principe contractuel devant régir tant les relations économiques que les choix politiques.

Les idées de Proudhon (décédé en 1865), possédaient encore beaucoup d’influence sur la classe ouvrière parisienne en 1871. Même si Proudhon et ses partisans dénonçaient de nombreux méfaits du système, dans leur perception, le marché était considéré juste par nature, et ni l’échange de marchandises[13], ni le salariat n’étaient remis en cause. Leur critique restait partielle, ne percevant pas le processus d’exploitation inhérent au capitalisme, ancré sur l’extorsion de plus-value. Ils pensaient plutôt que tous les maux de la société de l’époque étaient liés à des phénomènes extérieurs au marché : interventions politiques, constitution de grandes entreprises et de monopoles… Pour ce courant, un marché parfaitement concurrentiel devait permettre une coexistence harmonieuse entre maitres, compagnons et apprentis – un peu comme dans un passé mythifié – pour ôter la menace de ruine de cette petite économie de marché que fait planer la concurrence de la grande industrie. On perçoit là une incompréhension du fait que la concurrence capitaliste engendre tôt ou tard le monopole, par concentration et centralisation. On comprend aussi que cette vision du monde était assez en harmonie avec les pensées du monde encore prédominant des ouvrier.es et artisan.es. On saisit aussi que la question de l’expropriation du capital ne se posait pas pour les tenants de cette vision.

Blanquisme

Sur bien des points, les blanquistes, peu théoriciens, se trouvaient à l’opposé des proudhoniens. Blanqui (surnommé « l’Enfermé » du fait de ses longues années accumulées en prison) et ses partisans s’inspiraient des années 1792-1793, des hébertistes et de la commune révolutionnaire de l’époque. Ils réfléchissaient avant tout en termes d’action, de prise du pouvoir, de stratégie et de tactique pour y parvenir. L’émeute et le coup de force y tenaient la place centrale. L’insurrection était vue comme un art. Cela impliquait la construction d’un appareil discipliné, constitué de militants très dévoués, prêts à tout. La construction d’un outil politique passe ici au tout premier plan, et vise à une prise du pouvoir destinée à établir une dictature révolutionnaire. Pour Blanqui et ses partisan.es, le peuple doit être instruit mais cela prendra un certain temps. C’est pourquoi une dictature révolutionnaire doit se mettre en place, et gouverner dans cette perspective. Mais quelle dictature révolutionnaire ? Pour Engels :

Etant donné que Blanqui conçoit toute révolution comme un coup de main, il s’ensuit, de toute nécessité, l’instauration d’une dictature après son triomphe, j’entends non pas une dictature de la classe révolutionnaire – la dictature du prolétariat –, mais la dictature de la poignée de ceux qui ont fait le coup de main et qui eux-mêmes étaient déjà, auparavant, organisées sous la dictature d’un seul homme ou de plusieurs[14].

On suppute de possibles dérives autoritaires en cas de prise du pouvoir réussie par les blanquistes. Autre caractéristique du blanquisme : un ardent patriotisme. C’est ce qui les conduit un temps, avec d’autres, à mettre sous le coude leur opposition au gouvernement de la Défense nationale, alors que les Prussiens s’approchent de Paris puis en font le siège. Pour H. Lefèbvre :

Le pur patriotisme de Blanqui et des blanquistes en fait un trait d’union entre les autres tendances. Ces tendances […] ont un programme plus ou moins élaboré. A ce titre, elles divergent : mais elles partagent toutes, pendant le siège, le patriotisme passionnel plus que raisonné des blanquistes[15].

Néo-jacobinisme

C’est le courant le plus influent et le plus nombreux parmi les élus de la Commune, avec à sa tête la figure emblématique de Charles Delescluze. Moins prolétarien dans sa composition que le courant proudhonien, voire même du blanquisme en partie prolétarisé des dernières années, les néojacobins étaient souvent connus par l’intermédiaire de leurs intellectuels, avocats, journalistes, universitaires. Le « quarante-huitard » Delescluze avait étudié le droit et commencé sa vie comme juriste avant d’être journaliste. Le très controversé Félix Pyat était journaliste, tandis que Pascal Grousset était médecin. Tout comme le courant blanquiste, le courant néojacobin est très inspiré par la Révolution française, mais il puise plutôt son inspiration dans la pensée et l’action de Robespierre que dans celle d’Hébert. Pour les néojacobins, la Révolution commencée en 1789 n’était pas finie, et il fallait la mener à son terme, car depuis la contre-révolution de 1794, à part le court intermède de 1848 à 1851, la république avait été supplantée par la réaction, royaliste et impériale. La place prise par le courant néojacobin tenait largement à son opposition, chèrement payée, au coup d’Etat de 1851 et à son opposition à l’Empire qui avait valu une très large estime à ses figures de proue.

Le mot d’ordre de « république » unissait bien sûr les néojacobins, et bien au-delà. Mais quelle république ? Selon D. Gluckstein, « pour certains, c’était la ‘République, une et indivisible’, telle qu’énoncée par Robespierre, ce qui mettait l’accent sur le besoin d’un était fort pour faire avancer la société. Des Jacobins plus à gauche préféraient le slogan de ‘République démocratique et sociale’ »[16].

L’Internationale

L’Internationale et sa fédération parisienne ne représentent pas à proprement parler un quatrième courant, car l’AIT regroupe des militant.es de combat, hommes et femmes, uni.es dans une perspective socialiste. L’AIT participe aux grèves et aux luttes politiques tout en faisant des efforts d’élaboration programmatique, mais le socialisme en question n’est pas qualitativement mieux défini en son sein que dans toute la Commune. Depuis sa création en 1864, l’AIT s’est beaucoup développée dans les dernières années de l’Empire, mais elle reste un regroupement politiquement très large. Au-delà de sa particularité d’être un internationale, ce qui la fait jouir d’une large estime populaire, tout en générant beaucoup d’illusions sur sa puissance et sa richesse, elle fait l’objet d’une répression spécifique des pouvoirs réactionnaires (l’Empire d’abord, la réaction versaillaise ensuite). Mais l’AIT agrège des militant.es habité.es par des convictions diverses. Certains internationaux sont aussi blanquistes. C’est le cas d’Emile Duval, qui va jouer un rôle militaire important (de l’insurrection du 18 mars jusqu’à sa mort le 3 avril), même si le contact de l’Internationale le pousse à s’éloigner des méthodes trop purement militaristes des blanquistes. Bien des membres de l’AIT sont très  influencés par Proudhon, à commencer par Charles Beslay, sur lequel je vais revenir.

Parmi les élus de la Commune, peu de membres de l’AIT étaient marxistes. On peut citer Auguste Serraillier, qui vivait exilé à Londres depuis le coup d’Etat de 1851, où il devint un homme de confiance de Marx, sur la proposition duquel l’AIT l’avait envoyé en Belgique comme secrétaire-correspondant, avant qu’il rejoigne Paris le 6 septembre 1870. Léo Frankel, nommé d’abord membre de la Commission du Travail et de l’Echange, puis délégué de la Commune à cette fonction, faisait aussi partie des partisans de Marx dans l’AIT. En dehors du Conseil de la Commune, il faut aussi citer le cas d’Elisabeth Dmitrieff, âgée de seulement 20 ans au moment de la Commune, révolutionnaire russe internationaliste qui avait déjà participé à la fondation d’une section de l’AIT en Suisse, avant d’aller voir Marx à Londres, puis de s’engager à fond dans la Commune de Paris, notamment avec la création de l’Union des Femmes pour la défense de Paris et le soutien aux blessés.

Tels sont donc les courants idéologiques et politiques qui vont se répartir le poids des influences sur le cours de l’expérience de la Commune. Pour conclure, disons les choses suivantes. Premièrement,  même si les néojacobins sont les plus nombreux, aucun des courants politiques et idéologiques présentés ci-dessus ne possède un clair ascendant face aux autres. Deuxièmement, tous sont radicalement républicains, mais les conceptions de la république diffèrent. Troisièmement, même lorsque ces courants parlent de socialisme, la vision de ce dernier reste assez floue ; en particulier, la question de l’attitude vis-à-vis de la propriété privée n’est pas tranchée parmi les forces communardes. Quatrièmement, les blanquistes, parfois marqués par un penchant autoritaire, possèdent une expérience militaire et sont rôdés à l’affrontement violent avec le pouvoir, mais ils sont minoritaires et assez carents quant au projet socialiste et sur le plan des propositions politiques générales. Cinquièmement, les proudhoniens, méfiants par principe vis-à-vis de l’Etat, sont très concernées par les questions économiques et sociales, mais tièdes quant aux initiatives à prendre au plan politique et militaire. Sixièmement, les néojacobins sont très marqués par l’expérience de la grande Révolution française, mais cela les conduit souvent à utiliser des concepts et des mots d’ordre politiquement dépassés. Après ce bref état des lieux, on devine que les points forts de certains de ces courants sont contrebalancés par les points faibles des autres, et réciproquement.

Le 18 mars : quelles suites lui donner ?

Une « insurrection » spontanée ?

Bien sûr, la « montée à l’assaut du ciel » du 18 mars n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Après un siège d’environ cinq mois par les armées prussiennes, et un peu plus de temps passé à découvrir la réalité du gouvernement de « Défense nationale » mis en place à partir du 4 septembre 1870 – le peuple de Paris a progressivement compris que malgré son nom, il s’agissait d’un gouvernement de capitulation et de trahison nationale – toute une série de facteurs ont préparé le terrain pour le 18 mars. Mentionnons juste quelques faits, dans les semaines qui le précèdent, pour tenter de mesurer l’état d’exaspération dans lequel ont été portées les couches populaires de Paris, les poussant ainsi à « l’insurrection ». Après des mois de privations, de famine et de froid – mais des souffrances très inégalement réparties selon les classes sociales – l’occupation d’une partie de Paris, du 1er au 3 mars, par les troupes allemandes et leur parade sur les Champs-Elysées, voulues par Bismarck et acceptées par Thiers, est une véritable insulte faite aux sacrifices consentis et suscitent la colère du peuple. Mais les mesures alors prises par le gouvernement et l’Assemblée nationale ultraréactionnaire (dite des « Ruraux ») élue le 8 février ne pouvaient que porter la situation à incandescence. D’abord, le choix, après l’armistice, de « décapitaliser Paris » en décidant de déplacer le parlement de Bordeaux à Versailles, la capitale des rois, ville-symbole honnie par le peuple républicain, conduit celui-ci à penser que les réactionnaires, monarchistes et autres, menacent la république. Ensuite, les classes populaires de Paris, déjà dans la misère, sont attaquées violemment au porte-monnaie : alors que le chômage est général, la solde de 1,50 franc par jour versée aux membres de la Garde nationale leur permet de tenir un peu mieux le coup à eux et leurs familles ; le gouvernement décide justement de supprimer cette solde pour tous ceux qu’il ne reconnait pas comme indigents et dans l’incapacité de travailler : une telle attaque affecte aussi bien la petite bourgeoisie artisane et commerçante que le monde ouvrier. De plus, alors que les traites commerciales avaient vu leurs échéances reportées depuis le début de la guerre, et que les affaires n’avaient pas repris, voici que cette Assemblée de nantis vote que toutes les échéances prorogées depuis sept mois devront être payées dans les 48 heures, ce qui ne pouvait que conduire à la faillite des centaines de milliers de petits commerces. Les loyers en souffrance depuis des mois allaient aussi devoir être payés aux propriétaires, dont les intérêts égoïstes étaient fidèlement représentés au gouvernement et au parlement. Sans compter la dette de guerre de cinq milliards de francs or que la France allait devoir régler à l’Allemagne, et que les possédants voulaient faire payer au peuple…

Pour finir, vient l’affaire des canons. Ceux-ci ont été payés par souscription par le peuple parisien pendant le siège, mais Thiers veut les récupérer. Au-delà, ce dernier veut en finir avec le double pouvoir représenté par le Comité central de la Garde nationale et infliger une défaite majeure au peuple révolté de Paris. Il lui faut donc le désarmer. Mais la Garde nationale est rendue de plus en plus méfiante : certains de ces canons avaient été laissés par le gouvernement dans la zone de Paris que les armées de Bismarck devaient occuper, et la Garde nationale s’était mobilisée pour les mettre en lieu sûr, sur les hauteurs du nord-est parisien, à Montmartre en particulier. Mais pour beaucoup de Fédérés[17], tout cela sentait la trahison… De plus, Thiers avait déjà échoué à reprendre une partie de ces armes. Il fait toutefois prendre la décision au conseil des ministres du 17 mars d’envoyer, dès la nuit suivante, une troupe de quelque 15 000 « lignards » (soldats de l’armée régulière), non seulement pour récupérer les canons, à Montmartre (4 000 hommes) et ailleurs (6 000 hommes envoyés à Belleville, aux Buttes Chaumont, à la Villette)[18], mais aussi avec l’objectif de faire arrêter une série de « meneurs » révolutionnaires.

En un sens, mais en un sens seulement, « l’insurrection » du 18 mars n’est donc pas complètement spontanée : la colère populaire à son origine est provoquée directement par la volonté des classes possédantes, de leur gouvernement et de leur parlement de désarmer ce qu’ils appellent « la canaille » et de leur infliger une défaite majeure, et cette agression militaire vient après les provocations rappelées précédemment. Mais le cours de cette journée est, lui, réellement spontané, car personne n’a programmé cette insurrection. Ni le Comité central de la Garde nationale, ni l’AIT, ni aucun des courants politiques présentés plus haut. Les acteurs et actrices du 18 mars, ce sont bien les masses populaires, à commencer par les femmes de Montmartre qui ont fait face à la troupe et l’ont empêchée de récupérer les canons. C’est le long retard, imprévu, des attelages pour évacuer les canons, et surtout la mobilisation des Montmartroises, leurs appels à la fraternisation, qui va pousser les soldats de l’armée régulière à refuser d’obéir aux ordres du général Lecomte, qui voulait faire tirer sur la foule. L’exécution de ce dernier et de son collègue Clément-Thomas, reconnu et arrêté non loin de là, sont également des faits spontanés, intervenus d’ailleurs contre la volonté des gardes nationaux présents. Tandis que la chaleureuse fraternisation entre le peuple et les soldats s’approfondit à Montmartre, la révolte s’étend, et des scènes de fraternisation se répètent ailleurs dans Paris. Graduellement, les masses populaires inondent les rues et avenues parisiennes, tandis que des barricades sont érigées un peu partout. De fil en aiguille, les masses convergent vers l’Hôtel de Ville. A l’aube et dans cette matinée du 18 mars, la plupart des militant.es (à l’exception de Duval, Eudes, Ranvier, Henry, de Louise Michel et peut-être quelques autres)[19], sont absent.es. Ils ne seront à pied d’œuvre qu’en fin de matinée, et surtout dans l’après-midi, bien après les instants décisifs. Précisons que la réunion du Comité central de la Garde nationale s’était terminée très tard dans la nuit du 17 au 18.

Il s’agit donc d’un soulèvement impromptu. On est émerveillé par la puissance de cette spontanéité. Rien n’a été planifié. Personne n’imaginait que ce jour 18 mars allait être le point de départ d’une révolution. La matière explosive s’était accumulée dans Paris. L’étincelle est venue de l’attaque armée de Thiers et des siens contre le peuple de Paris, condition nécessaire pour mettre à genoux ce dernier et lui imposer les mesures réactionnaires décidées. Un Thiers pressé de régler son compte à la « populace » parisienne avant l’installation à Versailles de l’Assemblée des « Ruraux ».

La fuite de l’exécutif à Versailles. Que faire à ce moment ?

Dès l’après-midi du 18, Thiers donne l’ordre à ses ministres et à tous ses fonctionnaires de quitter Paris et de venir s’installer à Versailles. Le pouvoir exécutif national fait donc le choix de déserter la capitale. L’appareil d’Etat bourgeois, abandonné, s’effondre à Paris… pour aller se reconstituer ailleurs. Prendre l’Hôtel de Ville a donc été un jeu d’enfant pour le Comité central de la Garde nationale ce jour-là. Mais que faire alors, une fois qu’on y est installé ? C’est ici que la puissance de la spontanéité montre ses limites. D’autant que la question était tout sauf simple.

Très vite, la question de la légitimité du pouvoir se pose. Quelle est donc la légitimité du Comité central de la Garde nationale, et pour faire quoi ? La réponse très majoritaire est la suivante : il faut procéder très rapidement à l’élection de la Commune de Paris, et remettre ensuite tout le pouvoir à son Conseil élu. Oui mais entretemps… que faire de l’ennemi ? Lors du Comité central qui se réunit le 19 au matin, on entend certes dire : « Il faut marcher sur Versailles, disperser l’Assemblée et appeler la France entière à se prononcer »[20]. Mais l’opinion qui prévaut alors est plutôt celle-ci : « nous n’avons mandat que d’assurer les droits de Paris. Si la province pense comme nous, qu’elle nous imite »[21]. Parmi le Comité central, les blanquistes appellent à poursuivre Thiers jusqu’à Versailles (notamment Emile Eudes et Emile Duval, qui vont bientôt jouer tous les deux un rôle important au plan militaire). Mais ceux-ci sont minoritaires. Globalement, plusieurs commentateurs insistent sur le fait que l’insouciance prévaut, en premier lieu parmi le peuple de Paris. Comme l’explique C. Talès, au lendemain du 18 mars, on s’inquiète d’un retour offensif de l’armée, « partout s’élèvent des barricades ; on les regarde avec une confiante satisfaction, on pense que ‘s’ils reviennent, ils seront bien reçus’ »[22]. De son côté, Lissagaray note que le dimanche 19, « un soleil de printemps riait aux Parisiens »[23]. C’est bien compréhensible : après des mois de grande souffrance, et une somptueuse victoire historique la veille, pourquoi ne pas profiter du beau temps ?

Ce contexte de naïveté optimiste largement partagée incite l’immense majorité du Comité central de la Garde nationale à négliger de se poser une question cruciale : que compte faire Thiers à Versailles ? N’y a-t-il pas un grand danger à lui laisser la possibilité d’y préparer la contre-offensive ? C’est ce qu’une poignée de révolutionnaires devine justement, mais ils sont trop isolés pour arracher la décision d’une offensive armée contre Thiers et Versailles. Le Comité central choisit donc de ne pas poursuivre l’avantage militaire et de se concentrer sur la transmission, la plus rapide possible, des pouvoirs qu’il a entre ses mains à une assemblée communale élue. Arrêtons-nous un instant sur ce choix, souvent commenté, et qui a d’ailleurs conduit Marx à formuler ses critiques à ceux qu’il appelle les « trop généreux vainqueurs du 18 mars »[24] :

Dans sa répugnance à accepter la guerre civile engagée par Thiers avec sa tentative d’effraction nocturne à Montmartre, le Comité central commit, cette fois, une faute décisive en ne marchant pas aussitôt sur Versailles, alors entièrement sans défense, et en mettant ainsi fin aux complots de Thiers et de ses ruraux. Au lieu de cela, on permit encore au parti de l’ordre d’essayer sa force aux urnes, le 26 mars, jour d’élection de la Commune[25].

En effet, malgré la volonté du Comité central de procéder immédiatement aux élections de la Commune, les pourparlers avec les députés républicains et maires d’arrondissements de Paris (pouvant légalement organiser une élection) ont trainé en longueur, obligeant le Comité central à reporter le scrutin. Ce n’est que le 28 mars que la Commune est proclamée, et elle ne se met au travail que le 29. Ce sont donc dix jours qui ont ainsi été perdus pour le rapport de forces militaire, dix jours que Thiers a su utiliser, tandis que lors du « sauve qui peut » bourgeois du 18 mars à Versailles, l’appareil militaire des possédants, en lambeaux, était miné par la désobéissance.

Quels arguments, en faveur d’une offensive immédiate des Fédérés contre Thiers et les Versaillais, auraient pu prévaloir ? En premier lieu, le fait que Thiers lui-même n’avait jamais caché qu’il voulait que le pouvoir politique se replie sur Versailles pour mieux contre-attaquer et s’emparer de Paris en écrasant les insurgés. Il avait d’ailleurs suggéré le même plan en 1848, sans être suivi alors. Mais ce vieux bourgeois a de la suite dans les idées : le 18 mars, il comprend très vite que c’est ce qu’il peut et doit faire, d’où son ordre de transférer immédiatement l’exécutif et toute l’administration du pays à Versailles. En second lieu, les quelques milliers de morts ouvrières de juin 1848 auraient pu servir à rappeler que la bourgeoisie, même « républicaine », n’avait déjà pas hésité à recourir à la boucherie pour en finir avec l’insubordination ouvrière. Dans le camp ouvrier et populaire, on note ici à la fois une tragique magnanimité, une incompréhension de ce que sont les classes dominantes, de leur détermination à maintenir leur ordre par tous les moyens, et un non-apprentissage des leçons de l’histoire. Certes, bien sûr, en 1871, les repères historiques dans ce domaine remontaient à juin 1848. On s’en souvenait dans les familles, mais très peu d’individus étaient en mesure d’en avoir tiré complètement les enseignements et de les avoir retenus.

C’est précisément à ce niveau qu’un parti-organisation de classe en même temps qu’un parti-mémoire, un parti tourné vers l’action révolutionnaire ayant tiré les leçons de l’histoire, comprenant les lois de la lutte des classes, sachant évaluer l’ennemi, ses plans et ses projets, a fait défaut. Un parti qui aurait compris le jeu que jouaient les classes dominantes et qui aurait su expliquer que l’intérêt de Thiers était de gagner du temps pour réorganiser son appareil militaire, et que le temps perdu par le peuple parisien insurgé était du temps offert à Thiers. Si le Comité central avait été sous une plus grande influence de révolutionnaires formés et expérimentés, ces explications auraient pu avoir un écho supérieur. Il appartient d’ailleurs aux nombreux mérites d’Eugène Varlin d’avoir poussé les Internationaux parisiens à s’investir massivement dans le Comité central de la Garde nationale, organisme que certains de ses camarades percevaient initialement avec indifférence ou méfiance. Mais si l’influence de Varlin a permis de faire élire un certain nombre de militants de l’AIT au Comité central, leur présence n’a pas suffi à faire pencher la décision du 19 mars dans le sens de l’offensive contre les fuyards réactionnaires. Ceci permet aussi de vérifier que l’AIT avait bien des mérites, mais n’avait pas eu le temps de devenir le parti cohérent et déterminé du prolétariat qui, de fait, faisait défaut. D’ailleurs, après la révolution du 4 septembre 1870, Marx, et Varlin lui-même, se montraient prudents : bien loin de pousser à l’insurrection, ils doutaient des possibilités de l’AIT de jouer tout son rôle, et voulaient avant tout organiser et construire l’Internationale.

Thiers, qui s’inquiétait peu après sa fuite vers Versailles, de possibles poursuites de la part des Parisiens, a donc pu mettre à profit sa retraite dans la ville royale pour réorganiser l’armée, récupérer des unités militaires d’autres régions, négocier avec Bismarck la libération de soldats que l’Allemagne détenait prisonniers et l’incorporation de ceux-ci dans le vaste camp militaire en expansion qu’était Versailles, entrainer tous ces hommes armés en les soustrayant aux influences délétères de la Presse communarde, les soumettant au contraire au bourrage de crâne de l’idéologie dominante. De fait, les 72 jours de l’épopée communarde ont été une période où le rapport de forces n’a cessé de se détériorer pour le peuple et de s’améliorer pour les Versaillais. Le 2 avril, les Versaillais attaquent déjà Courbevoie par surprise, et initient la pratique – qui ne s’interrompra qu’après la fin de la Semaine sanglante – de l’exécution sommaire de prisonniers. Dès ce moment, les Parisien.nes entendront quotidiennement rugir le son du canon. La guerre civile avait commencé avec l’action du 18 mars. Elle redémarre pour de bon, à cette occasion. Aussitôt après, les 3 et 4 avril, les Communard.es indigné.es décident de sortir de Paris et de s’attaquer à Versailles. Mais l’attaque, non préparée, a la funeste surprise de se faire bombarder depuis le fort du Mont Valérien qui étaient aux mains des Versaillais, contrairement à ce qu’avait laissé croire Charles Lullier, nommé commandant en chef de la Garde nationale parisienne par le Comité central le 19 mars (mais révoqué peu après). Last but not least, les Versaillais avaient déjà grandement repris du poil de la bête en termes numériques et d’organisation pendant les deux semaines écoulées. La défaite militaire communarde le 4 avril a un effet assez dévastateur sur le moral et contribue à éloigner du combat un certain nombre de gardes nationaux. La période qui commence alors, et qui conduit jusqu’à la Semaine sanglante, va multiplier les morts de Parisien.nes par bombardement et voir les positions versaillaises se renforcer, gagnant progressivement du terrain en direction de Paris, avant l’irruption du 21 mai.

Quelles auraient pu être les conséquences d’un choix offensif contre Versailles immédiatement après le 18 mars ? Trotsky, fort expérimenté en matière d’insurrection et de stratégie militaire, écrit :

L’ennemi s’était enfui à Versailles. N’était-ce pas une victoire ? En ce moment, on aurait pu écraser la bande gouvernementale presque sans effusion de sang. A Paris, on aurait pu faire prisonniers tous les ministres, avec Thiers en tête. Personne n’aurait levé la main pour les défendre. On ne l’a pas fait. Il n’y avait pas d’organisation de parti centralisée, ayant une vue d’ensemble sur les choses et des organes spéciaux pour réaliser ces décisions. Les débris de l’infanterie ne voulaient pas reculer sur Versailles. Le fil qui liait les officiers et les soldats étaient bien mince. Et s’il y avait eu à Paris un centre dirigeant de parti, il aurait incorporé dans les armées en retraite – puisqu’il y avait possibilité de retraite – quelques centaines ou bien quelques dizaines d’ouvriers dévoués, en leur donnant les directives suivantes : exciter le mécontentement des soldats contre les officiers et profiter du premier moment psychologique favorable pour libérer les soldats des officiers et les ramener à Paris pour s’unir avec le peuple. Cela pouvait être facilement réalisé, d’après l’avis même des partisans de Thiers. Personne n’y pensa[26].

  1. Rougerie semble avoir pris parti en faveur de la modération, et critiqué l’approche offensive préconisée par Eudes et Duval, et soutenue par Marx puis par Trotsky. Pour lui, la majorité du Comité central a réfléchi comme suit, et l’historien parait lui donner raison :

Versailles tomberait peut-être. Mais ensuite, à quelle atroce guerre civile allait-on être conduit, sous les yeux de l’occupant ? Il fallait d’abord consolider la situation dans la capitale[27].

Qui voit juste ? On entre ici dans le domaine de l’histoire-fiction, donc mieux vaut s’abstenir de prendre un ton péremptoire. Je ferai juste quelques remarques. Le 19 mars, la Garde nationale parisienne disposait d’un rapport de forces nettement favorables face à Versailles. En tout cas, ce rapport de forces n’a plus jamais été aussi favorable. Thiers le savait, qui craignait une offensive communarde à ce moment-là. Il aurait été possible sur le plan militaire d’infliger effectivement une défaite à la réaction bourgeoise et aristocratique. Certes, l’occupant allemand était aux portes de Paris. Quelle aurait été l’attitude de Bismarck face à des Communards triomphant des Versaillais ? Et celle des soldats allemands ? Difficile à dire, mais on peut imaginer que les sommets de l’Etat allemand auraient hésité à engager le combat contre une insurrection victorieuse de Paris face à Versailles, ne serait-ce que par crainte d’une fraternisation révolutionnaire : les soldats allemands n’auraient-ils pas risqué d’être « contaminés » par les « rouges » ? Dans un tel contexte, il aurait peut-être alors mieux valu faire le voyage de retour vers l’Allemagne. Il est, au moins, certain que cette préoccupation aurait pesé dans les réflexions de Guillaume et de Bismarck. Quant aux autres corps de l’armée française dispersés dans le pays, on peut penser également que les chances de fraternisation avec la Commune auraient augmenté après le démantèlement des appareils réactionnaires, politiques et militaires battus à Versailles. On peut alors imaginer que cela aurait renforcé les insurrections communalistes des villes de province, tandis que, plus faibles qu’à Paris, celles-ci se sont arrêtées début avril.

Impossible, donc, d’affirmer quoi que ce soit sur ce point. Mais sur la base de ces quelques réflexions, il est permis de se dire que « l’atroce guerre civile » redoutée dans le cadre national et en présence de l’ennemi allemand aux portes de Paris n’aurait peut-être pas été aussi atroce que la guerre civile bien réelle, la guerre de classe qui s’est soldée par la Semaine Sanglante et l’écrasement de la Commune le 28 mai. En tout cas, si les insurgé.es parisien.nes avaient tout de suite triomphé de Versailles, ils et elles se seraient trouvé.es dans une position consolidée et auraient disposé d’un ascendant plus fort sur la province et ses villes. C’est pourquoi je pense que la position défendue par Eudes et Duval, puis par Marx et enfin par Trotsky tient la mer.

La question de la Banque de France

C’est l’autre point souvent critiqué comme une erreur majeure des Communard.es, notamment par Marx et ses successeurs. Mais cette critique est venue plus tard, après l’écrasement de la Commune. P.O. Lissagaray, notamment, est virulent sur ce sujet quand il écrit son histoire publiée en 1876 :

Toutes les insurrections sérieuses ont débuté par saisir le nerf de l’ennemi : la caisse. La Commune est la seule qui ait refusé. Elle abolit le budget des cultes qui était à Versailles et resta en extase devant la caisse de la haute bourgeoisie qu’elle avait sous la main[28].

Dans le feu de l’action, la position adoptée au nom de la Commune a été modérée et respectueuse de la propriété. Mais à part le désaccord de Varlin, peut-être de quelques autres, elle n’a guère été combattue. Il faut mesurer que cette question n’a pas pu être pensée à l’avance, et qu’elle échoit aux leaders de la révolution comme un problème à régler urgemment, mais auquel personne n’était  préparé. Au-delà des données purement financières, quels sont les principaux acteurs, mais aussi les préoccupations, les modes de pensée, les conceptions idéologiques en jeu ?

Alors que l’exécutif et ses administrations avaient fui à Versailles, la Banque de France ne pouvait pas en faire autant. Elle restait bloquée à Paris, ne pouvant ni transporter, ni mettre en danger tout son or, ses coffres et ses dossiers dans un tel déplacement. Dès le 19 mars, le Comité central de la Garde nationale s’est posé le problème du financement des dépenses de la ville, à commencer par les gardes nationaux dont il fallait payer la solde quotidienne de 1,50 francs. Et cela, dans un contexte de vide administratif. C’est donc, avant même l’élection de la Commune que la question des relations avec la Banque de France a été posée. D’après les chiffres donnés par Lissagaray, la Banque de France disposait de quelque trois milliards de francs, dont il donne ainsi le détail : « numéraire 77 millions, billets de banque 166 millions, portefeuille 899 millions, valeurs en garantie d’avance 120 millions, lingots 11 millions, bijoux en dépôt 7 millions, titres déposés 900 millions, soit deux milliards 180 millions. Huit cent millions en billets n’attendaient que la griffe du caissier, griffe facile à faire »[29].

Ce sont d’abord François Jourde, comptable de profession, et Eugène Varlin, qui sont chargés de l’affaire, en tant que délégués aux Finances du Comité central. Ils interviennent dans un cadre déjà défini comme temporaire, avant qu’une Commune légitimement élue fasse les choix fondamentaux. En négociant avec Rouland, le gouverneur de la Banque, puis avec le sous-gouverneur De Plœuc après le départ du premier pour Versailles le 23 mars, ils obtiennent six avances d’un montant total de 2,5 millions de francs, « pour parfaire le paiement des indemnités dues aux gardes nationaux, à leurs femmes et enfants »[30]. Après la proclamation de la Commune, l’interlocuteur numéro un de la Banque de France devient  Charles Beslay. C’est un ancien patron, très proche de Proudhon, partisan de l’association du capital et du travail, ayant adhéré à l’AIT en 1866. C’est le doyen du Conseil de la Commune, et il rejoint sa Commission des Finances, devenant délégué auprès de la Banque de France. Souvent présenté comme « le bourgeois de la Commune », il entend respecter la légalité et s’oppose à une saisie de la Banque par la Commune. Il connait très bien les dirigeants de la Banque de France qui se disent bien contents de traiter avec lui. La Commission des Finances a à sa tête François Jourde, élu lui aussi le 26 mars, nommé Délégué aux finances par le Conseil de la Commune. C’est un gestionnaire honnête et scrupuleux, respectueux lui aussi du droit et de la Banque de France. A la Commission des Finances, Beslay et Jourde sont entourés de Varlin, de Victor Clément, et Dominique Régère.

Pour Beslay, Jourde, et la plupart des élus de la Commune, Paris n’est pas tout le pays, et donc il ne serait pas correct de s’emparer de la Banque de France. De façon cohérente avec le paradigme fédéraliste, il s’agit de s’adresser aux villes de France pour créer une fédération de communes qui pourra ensuite tisser des relations avec la Banque de France. Dans une interview donnée au quotidien de droite Le Figaro publiée le 13 mars 1873, Beslay déclare :

Je suis allé à la Banque avec l’intention de la mettre à l’abri de toute violence du parti exagéré de la Commune, et j’ai la conviction d’avoir conservé à mon pays l’établissement qui constituait notre dernière ressource financière[31].

Quand à Jourde, il a déclaré lors de son procès devant le Conseil de guerre : « J’ai défendu, là comme ailleurs, les mêmes principes, le respect de la propriété et des droits privés »[32]. Selon l’historien N. Delalande :

Cette modération financière était, pour Jourde et bien d’autres, une des conditions du ‘salut de la Commune et de la République’. Toutes les mesures qui auraient pu fragiliser le crédit de la Banque de France auraient été contre-productives, notamment parce que le gouvernement parisien devait rassurer le reste de l’Europe s’il souhaitait pouvoir s’approvisionner[33].

Cette position n’était pas celle de Varlin. Dès le 19 mars, il avait proposé de s’emparer de la Banque de France devant le Comité central, vu le retard pris dans le paiement des gardes nationaux. Cette idée fut écartée, au profit de l’idée d’un emprunt de deux millions de francs. Par la suite, Varlin, toujours soucieux de défendre une ligne de masse, laisse sa proposition de côté. Selon P. Lejeune :

Cette proposition de Varlin est en accord avec l’ensemble de ses idées ; antérieurement, lors de réunions de l’AIT, il s’était prononcé pour l’abolition du monopole de la Banque de France. Et pourtant il va avoir une attitude légaliste ce 19 mars et les jours suivants. […] Pourquoi cette modération, ce légalisme ? Varlin en ce 19 mars est inquiet de l’accélération des événements, il connait les masses parisiennes, il sait qu’elles ne sont pas prêtes à prendre le pouvoir. Le rejet même de sa proposition de s’emparer de la Banque de France lui prouve que le Comité central lui-même reste sur des positions légalistes (son intention, immédiatement déclarée, de procéder à des élections le prouve également)[34].

Le problème que la Commune doit régler est donc de divers ordres. Sur le plan politico-idéologique, on saisit le paradoxe : que doit faire un pouvoir qui se veut strictement municipal face à une source de financement colossale, mais dont l’activité relève de tout le territoire national ? On voit bien ici qu’il y a conflit entre les principes revendiqués d’autonomie communale et la simple exigence de survie de Paris et de sa population. Le respect de la légalité – une légalité bourgeoise, mais qui n’était pas assez clairement perçue comme telle – a prévalu, et la Commune a laissé dormir entre ses murs un trésor qui aurait pu grandement contribuer à démolir son ennemi, et qui au contraire a permis à ce dernier de triompher en procédant à une boucherie sans nom.

En ne saisissant pas la Banque de France, la Commune a laissé l’institution financière continuer à fonctionner selon ses règles et ses choix, et notamment à financer l’opération de reconquête de Paris par Thiers et ses sbires. Le camp versaillais le comprend très bien. Voici ce qu’en dit l’auteur anti-communard Maxime Du Camp : « pendant que la Commune harcelait la Banque de Paris pour lui soutirer quelques billets de mille francs, la Banque de France donnait des millions au gouvernement de la légalité. Les troupes affluaient, prenaient corps, s’organisaient et la paie ne leur faisait point défaut »[35]. Il ajoute : « Lorsque M. Thiers avait besoin d’argent, il prévenait M. Rouland, celui-ci envoyait à qui de droit une dépêche télégraphique, et l’argent arrivait »[36].

Si elle avait mis la main sur la Banque de France – au plan militaire, une affaire facile à réaliser par la Garde nationale – la Commune aurait, à l’inverse, posé des problèmes de financement aux Versaillais et à leur armée. Les ressources financières saisies auraient autorisé un mieux-vivre du peuple de Paris, et le renforcement militaire de la capitale. Comment respecter les principes fédératifs et ne pas léser la province ? Une issue révolutionnaire et démocratique aurait pu être de donner à Paris un quota d’accès aux richesses de la Banque, tout expliquant cette position à l’échelle nationale et en engageant le dialogue avec la province et ses villes. Ceci aurait pu y relancer la dynamique communaliste et la solidarité avec la capitale. Il va sans dire que ce genre de réflexion est infiniment plus facile à mener avec 150 ans de recul, à froid ! Mais il faut aussi comprendre que les confusions idéologiques sur la propriété ont joué un grand rôle dans cette question cruciale. Le débat sur le socialisme, ses objectifs et ses moyens n’était pas allé assez loin en 1871 pour permettre à la proposition initiale de Varlin de devenir une décision du pouvoir révolutionnaire en construction.

En fin de compte, selon J. Rougerie :

On a estimé les dépenses de la Commune à 42 millions de francs : les trois quarts allaient à la guerre, ce qui laissait bien peu de chose pour une quelconque réforme […] La Banque [de France] versa, bon gré mal gré, une petite vingtaine de millions. Dans le même temps, les avances qu’elle fit à Versailles s’élevèrent à 257 millions de francs[37].

C’est donc plus de douze fois plus d’argent qui a été tiré par les assassins versaillais pour s’armer et écraser la Commune, que par cette dernière pour survivre au jour le jour. Le légalisme majoritaire parmi les élus communards lui aura coûté très cher.

Quelles leçons pour aujourd’hui ?

Au-delà de ces deux questions majeures, la Commune a certes eu à souffrir d’autres erreurs et a révélé d’autres limites. Sa stratégie militaire et le fonctionnement de sa défense ont été défaillants, malgré la vaillance de certains de ses responsables – on pense notamment à Duval, à Dombrowski, ou à Wroblewski – et malgré l’héroïsme de bien des gardes nationaux et du peuple de Paris. Beaucoup des sympathisant.es de la Commune lui ont reproché de perdre un temps infini dans des débats stériles alors même qu’elle était en danger de mort. Elle s’est divisée sur la question du Comité de salut public (5 membres nommés par le Conseil de la Commune) mis en place par sa majorité le 1er mai et censé remédier à sa relative paralysie, mais sans y parvenir ; mais minorité et majorité se sont retrouvées dans les combats de la Semaine sanglante. On a aussi relevé d’autres faiblesses communardes, à commencer par l’insuffisante énergie dépensée à gagner politiquement le soutien de la province, un enjeu crucial. Par ailleurs, bien qu’ils se soient révélé internationalistes, en particulier en offrant de hautes responsabilités à des étrangers, polonais, italiens, hongrois, etc. les Communard.es ont ignoré les solidarités possibles avec les évènements insurrectionnels se déroulant alors en Algérie[38]. On pourrait encore ajouter l’absence de mise en avant du droit de vote des femmes, alors même que celles-ci ont joué un grand rôle dans la Commune, prenant la parole dans les clubs, s’organisant notamment dans l’Union des femmes pour la défense de Paris et le soin aux blessés, réclamant des armes – souvent, les empoignant – et défendant les barricades. Toutes ces carences sont réelles mais dues aux limites tracées par l’époque et son environnement idéologique.

Mais tout cela ne doit pas ternir le profond sentiment d’admiration que l’on éprouve en constatant l’immense courage et la créativité du peuple et des travailleurs/ses et de leur Commune. Leur œuvre bien sûr a été limitée par la brièveté de son existence, mais elle a creusé certains sillons que même la république bourgeoise née de son écrasement a utilisé plus tard : c’est le cas pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ou encore pour l’instruction obligatoire (même si le contenu de l’école de Jules Ferry différera profondément des choix pédagogiques de la Commune). Son foisonnement libérateur en faveur des arts mériterait aussi davantage de développements. Ses incursions dans le domaine de la propriété et du pouvoir patronal sont rares, hésitants – on l’a vu – mais significatifs : interdiction du travail de nuit des ouvriers boulangers ; réquisition des unités de production abandonnées. Dans d’autres domaines, par contre, la Commune a juste eu le temps de préparer le terrain pour un monde qui n’est pas encore advenu : on pense ici à son projet éducatif pour toutes et tous, laïque, intégral et gratuit, fondé sur la confiance placée dans la curiosité et l’intelligence de l’enfant, et qui s’oppose aux besoins de sélection que l’instruction doit satisfaire du point de vue de la bourgeoisie. C’est enfin et surtout son existence même, avec son grand désir de démocratie, directe, populaire, par en-bas, qui force l’intérêt et l’admiration, avec la volonté du peuple travailleur de contrôler ses élus, de limiter leurs revenus et de les révoquer au besoin.

Aujourd’hui donc, la Commune reste une référence populaire, un marqueur pour les luttes et les perspectives politiques. Puissent sa quête d’une démocratie authentiquement populaire et sa soif d’émancipation, rester des sources d’inspirations pour nous-mêmes et les générations à venir. Bien sûr, l’époque est différente, les classes sociales et leurs idéologies se sont transformées, et vu le degré d’interconnexion du monde actuel, une révolution ne doit pas seulement chercher à coordonner des villes d’un même pays, mais des pays entre eux.

Mais puisse aussi la rude défaite de la Commune nous servir de leçon, partout : l’ennemi, le moloch capitaliste, est cupide, impitoyable et barbare. Il n’est pas possible de transiger avec lui. Il doit être traité impitoyablement : exproprié économiquement, brisé politiquement et militairement, et jeté dans les poubelles de l’histoire. Pour cela, non seulement la plus large liberté politique et l’auto-organisation sont de mise, mais un parti révolutionnaire, implanté dans la classe travailleuse, démocratique et porteur des leçons de l’histoire, est indispensable. Après bien des espoirs déçus, un tel parti fait encore défaut aujourd’hui, au plan national comme au plan international.

[1] L. Trotsky, « Les leçons de la Commune », in L’Anticapitaliste n°122, janvier 2021, p. 25.

[2] Idem.

[3] J. Rougerie : Paris insurgé. La Commune de 1871, Gallimard 1995, p. 69.

[4] L. Godineau : La Commune de Paris par ceux qui l’ont vécue, Parigramme 2010, p. 50.

[5] L. Bantigny : La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, La Découverte 2021, p. 160.

[6] Idem, p. 34.

[7] J. Rougerie : La Commune, PUF 1988, p.12.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] J.L. Robert : « La Commune, révolution socialiste », in M. Cordillot (coord.) : La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’évènement, les lieux. Editions de l’Atelier 2021, p. 931-933.

[11] Idem p. 931.

[12] H. Lefèbvre : La proclamation de la Commune. 26 mars 1871, La Fabrique 2018, p. 135.

[13] D. Gluckstein : The Paris Commune. A Revolution in Democracy. Haymarket 2018, p. 61.

[14] K. Marx & F. Engels : Inventer l’inconnu. Textes et correspondances autour de la Commune, La Fabrique 2008, p. 277.

[15] H. Lefèbvre, op. cit. p. 144.

[16] D. Gluckstein ; op. cit. p. 70. Ma traduction.

[17] Fédérés : c’est ainsi que l’on appelle les Gardes nationaux parisiens, réunis par une Fédération mise en place en février et mars 1871, où le tous les élus, soldats ou officiers, de la Garde nationale parisienne, du niveau de la compagnie à celui du bataillon, de la légion et de la fédération parisienne sont mandatés et révocables.

[18] M. Cordillot : « Le 18 mars : du soulèvement à la révolution », in M. Cordillot (coord.) op. cit. p. 200.

[19] Idem.

[20] P.O. Lissagaray : 1871. Editions de Delphes, p. 86.

[21] Idem.

[22] C. Talès : La Commune de 1871. Spartacus 1998, p. 53.

[23] P.O. Lissagaray, op. cit. p. 86.

[24] Karl Marx : La guerre civile en France. 1871. Editions sociales 1975, p. 57.

[25] Idem.

[26] L. Trostsky, op. cit. p.25-26.

[27] J. Rougerie : La Commune, PUF 1988, p.55.

[28] P.O. Lissagaray, op. cit. p. 160.

[29] Idem.

[30] E. Cavaterra, La Banque de France et la Commune de Paris (1871), L’Harmattan 1998, p. 56.

[31] E. Toussaint, « La Commune de Paris, la banque et la dette », in Les Utopiques, La Commune de Paris. Mémoires, horizons, Sylllepse 2021, p. 270.

[32] N. Delalande : “Les finances de la Commune”, in M. Cordillot (coord.) op. cit. p. 484.

[33] Idem, p. 485.

[34] P. Lejeune : Pratique militante & écrits d’un ouvrier communard. Eugène Varlin. L’Harmattan 2002, p. 159.

[35] Cité dans E. Toussaint, art. cit., p. 271.

[36] Idem.

[37] J. Rougerie : La Commune et les Communards. Gallimard 2018, p. 44.

[38] Voir notamment sur ce sujet Q. Deluermoz : Commune(s) 1870-1871, Une traversée des mondes au XIXe siècle, Seuil 2021, p. 67 et suivantes.