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Front noir 1963-1967. Surréalisme et socialisme de conseils

Lien publiée le 15 juin 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/14465

Un compte rendu de Frédéric Thomas

Ce livre constitue une anthologie des textes de la revue surréalisante, Front noir (1963-1967), qui peut-être consultée sur l’excellent site Fragments d’histoire de la gauche radicale :http://archivesautonomies.org/. La sélection des textes réunis ici est précédée et suivie d’analyses de Maxime Morel, qui avait déjà établi l’édition des œuvres complètes de René Crevel chez Sandre en 20141. Enfin, après la reprise de deux brochures Front noir postérieures à la revue (elles datent de juin-septembre 1968, et de 1973), Louis Janover, l’une des figures centrales deFront noir, et l’auteur de La révolution surréaliste2, interroge l’héritage de cette expérience.

Dans son introduction, Maxime Morel revient sur le contexte du surréalisme en France dans l’après Seconde Guerre mondiale, marqué par la contradiction entre le récit mythique de ses origines et la reconnaissance dont il bénéficie alors comme « école artistique », neutralisant la révolution dont le mouvement se voulait le détonateur. Le parcours de Louis Janover est ensuite retracéCe dernier rencontre André Breton en 1954, puis participe aux activités du groupe surréaliste. Mais « l’écart ne cesse de s’accentuer entre l’image que le surréalisme donne de lui-même, celle d’un surréalisme révolutionnaire, et le déroulement des expériences surréalistes qui font de l’art, et de la peinture notamment, le centre de gravité du mouvement » (page 10) ; un mouvement « intégré dans le champ culturel de la gauche » (page 12).

La rupture interviendra à l’occasion de la « déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », signée, en 1961, par plusieurs surréalistes dont André Breton. Dans « La trahison permanente » (reproduit ici pages 39-45), Louis Janover et Bernard Pecheur, en s’appuyant notamment sur Trotsky, critiquent ce positionnement en ce qu’il apporterait son soutien au Front de Libération Nationale (FLN), sur la base d’une révolution nationaliste, abandonnant de la sorte la perspective de l’internationalisme prolétarien. En fin de compte, il serait purement et simplement le signe d’un détournement « par la frange néo-stalinienne de l’intelligentsia » (page 12). Cela témoigne surtout, sous prétexte de ne pas se laisser « enfermer dans le dilemme Algérie française ou algérie [sic] algérienne », d’un esprit d’orthodoxie et d’une incompréhension, sinon d’un mépris des luttes anti-coloniales : « tout le fatras de la terminologie anticolonialiste, avec ses chiffons de papier destinés à marquer la « dure réalité » de la lutte des classes internationale » (pages 39 et 42).

Marqueurs d’une époque et d’une certaine outrance polémique peut-être, l’évocation du « socialisme stalinien de Castro » (page 65), l’analyse quelque peu biaisée du mouvement étudiant de Mai 68, le fait de passer complètement à côté de Histoire et conscience de classe de Lukacs (page 160), et plus encore du féminisme : « le droit de disposer librement de son corps » est ramené au « triomphe de la morale utilitaire bourgeoise et du dualisme chrétien corps/esprit » (page 188). De manière générale, la sorte de déterminisme sociologique utilisé pour disqualifier l’IS paraît quelque peu réducteur. De même, l’insistance, à la suite de Maximilien Rubel (1905-1996)3, sur le primat éthique de la pensée de Karl Marx fait fi des contradictions de ce dernier et de l’influence majeure du scientisme sur son œuvre.

Front noir qui naît un peu plus tard et rassemble une poignée de membres rencontrera le groupe des Cahiers de discussion sur le socialisme de conseils (1963-1968), et, plus particulièrement, Maximilien Rubel, spécialiste et éditeur de Marx, qui eut une influence importante sur la revue et sur le parcours de Louis Janover, qui devînt son collaborateur. L’ambition de Front noir est de retrouver le souffle initial du surréalisme, critiquant le caractère artificiel de la greffe de la révolution sur la poésie opérée par le mouvement (page 166). Cela l’entraîne à remettre en avant l’héritage du romantisme, ainsi qu’à adopter un certain « pragmatisme » vis-à-vis du style : « il est vrai que s’il n’existe pas de moyens d’expression réactionnaires en soi (…), il est également vrai que les découvertes surréalistes n’étaient révolutionnaires qu’en fonction de l’emploi que certains individus pouvaient être amenés à en faire » (page 89). Cela n’empêche cependant pasFront noir de garder quasiment intactes les vertus qu’il accorde à l’écriture automatique, ignorant la critique du surréalisme belge à cet égard.

Le souffle originel du surréalisme, Front noir fut amené à le rechercher dans l’éthique d’une unité entre les réalisations artistiques et la vie même des auteurs. Ce que dans une sorte de postface à cette anthologie, Louis Janover nomme « l’éthique anonyme du mouvement d’émancipation » (page 203). Par le biais de ce refus de la division du travail, est opéré un retour à la question politique, qui est aussi un approfondissement de celle-ci. Un programme s’esquisse dès lors : « plutôt que de trouver une délectation morose dans la constatation de l’« absence » d’un mouvement autonome dans l’histoire, pourquoi ne pas essayer d’analyser le caractère de ces révoltes limitées, de cette spontanéité qui constitue l’élément dynamique de la lutte des classes ? » (page 51).

Outre cette centralité éthique – point de convergence avec Maximilien Rubel –, Front noir se distingue également par la mise en avant de Karl Krauss (1874-1936), quasi inconnu alors en France, ainsi que par la publication de textes de Paul Mattick (1904-1981) et d’Anton Pannekoek (1873-1960) autour du conseillisme. La théorie des Conseils ouvriers est ainsi présentée comme « un produit de la révolte spontanée des masses » dont il convient d’interroger les échecs répétés ; à savoir pourquoi « la théorie des conseils et les conseils eux-mêmes se sont montrés impuissants à permettre aux masses de dépasser un stade élémentaire de contestation de l’ordre établi – ils ont entraîné les masses à la défaite » (pages 48-49). Reste que « l’autoémancipation de la classe ouvrière repose en premier lieu sur son auto-organisation », et que les Conseils en sont la traduction (page 54).

À noter en outre la rareté d’expressions graphiques et poétiques – et leur faible qualité – dont se distinguent néanmoins les gravures de Gaëtan Langlais (pages 84 et 122), À New York, gravure et poème de Le Maréchal (page 93), À l’écart (page 137). En ce sens, et bien qu’elle entende être sensible à un certain climat affectif, Front noir se présente plutôt comme une revue théorique, peu encline à l’expérimentation artistique.

« La décomposition des avant-gardes culturelles », écrit collectif publié au début de 1965, constitue peut-être, avec Poésie et révolution II, l’un des textes les plus importants de Front noir. Il y est question de la théorie du « dépassement », et du « non-conformisme » qui s’annonce, en fin de compte, toujours « payant ». La critique vise bien sûr l’Internationale situationniste (IS), mais a une portée plus générale (pages 141 et suivantes). D’ailleurs, c’est aussi l’un des intérêts majeurs de cette anthologie, de revenir sur l’expérience de Front noir, à la fois proche et divergente de l’IS, et dont Maxime Morel dessine les contours. Notons d’emblée une certaine humilité – « nous sommes tous au même titre tout à la fois victimes et complices de ce système et c’est pourquoi il paraît bien inutile d’ironiser sur la chaîne d’or qui lie la classe ouvrière au capital » (page 52) –, étrangère aux situationnistes.

Front noir se distingue par une critique du modernisme et des loisirs. « L’émancipation à l’intérieur du système capitaliste a trouvé son expression la plus cohérente dans les différentes formes de l’idéologie des loisirs » affirme-t-il ainsi (page 167). La critique du progrès, identifié au développement des forces productives, et de l’industrialisation s’y fait jour : « la révolte contre un développement technique unilatéral et contre l’avilissement de toutes les activités par la spécialisation » (page 168). Et la brochure de juin 1973 laisse transparaître une veine écologique : « qui dit dialogue humain dit dialogue avec la nature » (page 188). Enfin, à l’encontre de l’IS la critique de l’aliénation y occupe peu de place – ce qui peut expliquer en retour le rejet de Histoire et conscience de classe de Lukacs –, et, avec quelque raison, Front noir souligne le paradoxe d’une telle critique « qui pose d’emblée celui qui l’exerce en être conscient et ceux qu’elle vise en être masse inconsciente » (page 186).

En fin de compte cependant, Front noir ne développe pas plus une analyse fouillée de l’auto-organisation ouvrière de la qualité de celle de Socialisme ou Barbarie (SouB) ni un renouvellement ou une critique radicale de Marx, ni, enfin, une approche originale et critique du capitalisme des années 1950-1960 à l’image de SouB ou de l’IS. Son originalité, de même que son intérêt, sont plus circonscrits. Il interroge l’héritage du surréalisme, en offrant, à la veille des années 1968, un contre-point – fixé sur l’enjeu éthique – aux positionnements des groupes surréalistes et situationnistes.

1Voir le compte-rendu sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/4995.

2Lire le compte-rendu sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/8051.

3Lire la notice qui lui est consacré dans le Maitron : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article89547.