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"Succomber sous le poids de notre propre bêtise" par Alain Accardo
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
"Succomber sous le poids de notre propre bêtise" par Alain Accardo (qg.media)
Plus tenace et meurtrière que tous les Covid, la bêtise mène le monde depuis l’Antiquité. Nous aussi avons nos barbares, qui n’aspirent qu’à devenir des majestés entrepreneuriales, des rois du coca ou du numérique, des empereurs de CAC 40 et de jeux vidéos, s’efforçant d’imiter leurs modèles made in California. La somme de nos faiblesses a inspiré au sociologue Alain Accardo un superbe texte à lire sur QG
Dans son émouvante Prière sur l’Acropole (1865), qu’on ne propose plus guère aujourd’hui à la réflexion des élèves, Renan s’adressait à la déesse Athéna, protectrice d’Athènes, déesse de l’intelligence, de la mesure, de la vérité et de la démocratie, entre autres valeurs de civilisation, en ces termes :
« Et puis si tu savais combien il est devenu difficile de te servir ! Toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde. Il n’y a plus de république d’hommes libres ; il n’y a plus que des rois issus d’un sang lourd, des majestés dont tu sourirais. De pesants Hyperboréens appellent légers ceux qui te servent… une pambéotie redoutable, une ligue de toutes les sottises, étend sur le monde un couvercle de plomb, sous lequel on étouffe. Même ceux qui t’honorent, qu’ils doivent te faire pitié ! »
Avant Renan, et après lui, tous les grands esprits dont le témoignage nous importe ont, chacun à sa façon, précédé ou prolongé ce constat accablant qu’aucune civilisation humaine n’a été capable, en dépit de ses génies, de ses héros et de ses talents parfois prodigieux, de se hisser durablement et massivement hors de son bourbier originel. Depuis les temps bibliques, la même plainte revient, dans la bouche ou sous la plume des témoins en tous genres, mêlée tantôt de colère, tantôt de tristesse, voire de désespoir, que le genre humain finit toujours par succomber sous le poids de sa propre bêtise. A peine soulevée, à grands frais et grand labeur, la chape de plomb évoquée par Renan, retombe et écrase tout. Les décennies passent, les générations se succèdent, la gravitation sociale suit son cours, en d’autres termes les rapports de domination se reproduisent continûment sur un fond, constamment renouvelé, de guerres entre cités, entre ethnies, entre nations, entre peuples et entre classes, avec ce que ce déchaînement ininterrompu de violence entraîne de souffrances et de destructions, spécialement chez les moins protégés.
La Nef des fous, tableau du peintre néerlandais Jérôme Bosch, 1500
La persistance des causes fondamentales entraînant les mêmes effets structurels, cela peut se vérifier pour toutes les époques, sous toutes les latitudes, du premier des Qin de Chine au dernier des Lagides d’Egypte, du premier des Augustes romains au dernier des Emmanuélides français. Renan forge même un mot nouveau pour désigner, au risque de la naturaliser, cette incurable disposition à rechuter dans la barbarie native : la « pambéotie », qui au-delà de ses causes circonstancielles et spécifiques, individuelles ou locales, semble tirer sa force inépuisable de l’humain primitif et grossier, du Béotien qui n’a jamais rien compris à rien, et ne fait jamais que somnoler même chez les plus civilisés. Nous n’aurions pas trop de mal à énumérer quelques-uns des principaux traits qui, encore aujourd’hui, font de nous, Français du XXIème siècle, au moins par moments, des demeurés fieffés, répétant à l’envi mais sans conséquence : « Liberté, Egalité, Fraternité », sans parvenir à comprendre, par exemple, en quoi liberté n’est pas licence, justice n’est pas vengeance, obéissance n’est pas agenouillement, pouvoir n’est pas autorité, rayonnement n’est pas mainmise, et ruissellement n’est pas partage, sans parvenir à appréhender ce sens de la mesure, de la décence, du scrupule, et de la personne humaine, que les sociétés les plus avancées spirituellement arrivent à inculquer, même sans cursus universitaire, à leurs membres.
Nous avons nous aussi nos « Scythes », nos Barbares, nos indécrottables hominiens qui – quoique de plus en plus diplômés – ne rêvent que d’entrer dans une « ligue de toutes les sottises », que ce soit une Sainte-Alliance atlantique, un accord de libre-échange, un parti « réformiste », une grande école de commerce, un IEP, un grand quotidien du soir, un Automobile-Club, un grand club sportif, une start up, etc. Nos Scythes contemporains n’aspirent qu’à devenir des « majestés » entrepreneuriales, des « altesses » managériales qui feraient rigoler Athéna, des monarques marchands de pacotille et de verroterie, des rois du coca ou du numérique, des empereurs de CAC40 et de jeux vidéos, qui s’efforcent d’imiter leurs modèles hyperboréens made in California.
Les intellectuels français des années 2010-20 ne peuvent que confirmer le constat désenchanté que faisait déjà Renan au XIXe siècle, et d’autres avant lui, qui s’appelaient Voltaire, Rousseau ou Diderot, et d’autres encore avant eux qui s’appelaient Molière, La Bruyère, La Rochefoucauld ou Montesquieu, et d’autres encore, avant eux, inlassablement : « Toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde ». C’est ce que dit, à son tour, avec ses mots à lui et dans un style brillant, incisif et ironique, l’essai d’un François Bégaudeau, intitulé significativement « Histoire de ta bêtise », où il grave à l’eau-forte le portrait du socio-type dominant de notre époque, celui du Bourgeois capitaliste, aveuglé et enfermé, matériellement et idéologiquement, dans les limites, étroites jusqu’à l’asphyxie, que lui impose la reproduction de sa domination, c’est-à-dire la logique de la préservation, quoi qu’il en coûte à la collectivité, de ses capacités individuelles d’enrichissement économique et culturel, ses seules raisons d’être.
« Pyramid of Capitalist System », célèbre caricature américaine du capitalisme parue dans Industrial Worker en 1911
Quelle que soit la figure du pambéotien sous laquelle elle s’incarne historiquement, la Pambéotie, pandémie plus tenace et plus meurtrière que toutes les Covid-19, continue à exercer ses ravages, à peu près dans les mêmes formes que pour les attardés des siècles passés. Comme si l’Histoire n’avait jamais eu lieu ou plutôt comme si l’entendement humain était frappé de cécité à ses enseignements les plus constants. A-t-on par exemple remarqué que les galonnés surexcités qui ne craignent plus de proclamer leur faveur pour une éventuelle action militaire contre la 5ème République utilisaient la même rhétorique que celle des factieux putschistes des années 1960, à la fin de la 4ème ?
N’y aura-t-il pas quelqu’un pour écrire l’Histoire de notre bêtise, celle de nos classes populaires ? Le pieux mutisme des amis supposés du peuple sur l’état réel d’aliénation ou d’adultération dudit « peuple » (et des autres) étouffé sous la chape capitaliste, n’est pas nécessairement la meilleure façon de participer au combat commun contre la pambéotie.
Alain Accardo
Sociologue, professeur émérite à l’université de Bordeaux, proche de la pensée de Pierre Bourdieu, Alain Accardo a notamment participé aux côtés de celui-ci à « La Misère du monde ». Collaborateur régulier du Monde Diplomatique et de La Décroissance, il est notamment l’auteur de : « Le Petit-Bourgeois gentilhomme » et « Pour une socioanalyse du journalisme », parus aux éditions Agone