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"Tant qu’il y aura un gilet jaune en prison, je ne serai pas libre"

Gilets-jaunes

Lien publiée le 24 juin 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

« Qu’il ait cassé, pas cassé, je m’en fous. Tant qu’il y aura un gilet jaune en prison, je ne serai pas libre » - Basta ! (bastamag.net) *

Durement réprimé dans les rues, sur les péages et les ronds-points, le mouvement des Gilets jaunes le fut tout autant dans les tribunaux. Le livre Je ne pensais pas prendre du ferme recueille onze récits de Gilets jaunes face à la violence judiciaire.

Si les affrontements et violences qui ont accompagné le mouvement des Gilets jaunes ont amplement été médiatisés, le livre Je ne pensais pas prendre du ferme raconte « ce que les caméras n’ont pas montré » : les 10 000 gardes à vue qui ont ciblé les participants.e.s au mouvement, les milliers d’audiences au tribunal, partout en France, et les 3000 condamnations prononcées, dont plusieurs centaines de peines d’emprisonnement ferme. Du jamais vu face à un mouvement social récent. Début avril 2019, la rédaction de basta ! publiait un premier – et inédit – recensement de ces condamnations, réactualisé ensuite en septembre. Très peu de médias se sont intéressés à cet aspect.

En janvier 2020, plus d’un an après l’émergence du mouvement, Pierre Bonneau, l’un des auteurs de ce livre, réalisait pour basta ! une longue enquête, recueillant des témoignages de Gilets jaunes sur leur découverte de l’univers carcéral et les conséquences pour eux et leurs familles de ces peines souvent lourdes vu les faits reprochés et, le plus souvent, l’absence de tout casier judiciaire. « Ça n’a même pas duré dix minutes. Je n’ai rien compris à ce qui se passait », y raconte un manifestant après sa comparution immédiate. « À 40 ans, bientôt quatre enfants, je n’étais pas du tout préparé à aller en prison ! », témoigne un autre.

C’est ce travail qui a inspiré l’idée de ce livre, qui détaille onze récits, et s’ouvre sur ce long interview de Marie-France Carruezco. Retraitée à Montpellier, elle commence à suivre les audiences où comparaissent des Gilets jaunes. Elle assiste à 130 procès, entre avril 2019 et septembre 2020 ! Et commence à travailler avec la Ligue des droits de l’Homme (LDH) pour documenter ce qui s’y passe. Sa motivation première : ne pas laisser les prévenus isolés – quels que soient les faits qui leur sont reprochés – face à la machine policière et judiciaire à qui la ministre de la Justice enjoint « la plus grande fermeté ». Marie-France « est ainsi devenue une témoin exceptionnelle de la répression judiciaire du mouvement. Avec d’autres, elle a depuis monté le collectif Taramada pour venir en aide aux blessé·e·s », rappellent les auteurs. Voici un extrait de leur livre Je ne pensais pas prendre du ferme - Des Gilets jaunes face à la violence judiciaire, publié avec l’amicale autorisation des éditions du Bout de la Ville.

Les données amassées au fil des audiences dans ton « fameux » tableau Excel sont exceptionnelles en France : elles rendent compte de manière exhaustive de ce qui s’est passé dans un tribunal depuis deux ans. On repère des périodes plus ou moins répressives dans le prononcé des peines : une première période de novembre 2018 à janvier 2019 ; puis un durcissement en janvier 2019 jusqu’au printemps, quand le mouvement commence à décroître.

Marie-France Carruezco : Les trois premiers qui passent au tribunal le 21 décembre 2018 – pas pour des faits de manif – prennent des peines avec sursis. Jusqu’en janvier, il n’y a que du sursis. À partir de fin janvier 2019, et surtout en février et mars, les peines de prison ferme tombent de manière impressionnante. Et c’est très violent jusqu’en avril-mai. Ensuite, les procès se sont « calmés » sur les envois en prison. Le très gros, c’est janvier-avril. Il y en a eu encore après, mais sur des dossiers plus lourds, avec des instructions, des preuves, etc.

Tu as fabriqué une sorte de contre-expertise que les avocats eux-mêmes finissent par écouter et consulter.

Oui, surtout à propos des peines, et c’est ce qui m’a permis de parler aux avocats. En revanche, je n’ai jamais accès au dossier : je me sers des chefs d’inculpation et je sais que dans tel dossier qui est passé à telle date, sur tel chef d’inculpation, il y a eu telle réquisition et telle peine. Je connais la tête et le nom de tous les présidents, les assesseurs, les procureurs, je sais comment ils mènent leurs réquisitoires, leur façon d’être. Je vois quand ils ne sont pas bien. Quelque part, ce sont des êtres humains avec des problèmes d’êtres humains. Ils peuvent passer des week-ends de merde, avoir des problèmes de famille, comme nous, et le lundi ils ne sont pas contents. Sauf que moi, quand je ne suis pas contente le lundi, je n’envoie personne en prison. Ou il peut y avoir des choses que certains acceptent moins que d’autres ; on a des présidents de séance qui sont anti-Gilets jaunes (GJ). On le sait. Quand un dossier GJ arrive, ils disent : « Encore un GJ ! » À l’inverse, il y a eu un président de séance exceptionnel : pendant toutes les audiences, il a toujours écouté les gens, Gilets jaunes ou pas. Il a posé les bonnes questions, attendu les réponses. J’étais très surprise. C’était en octobre 2019. L’exception existe aussi au tribunal, je l’ai vue. Dommage, aujourd’hui il n’est plus là…

Quel était l’âge des prévenus ?

Il y a eu des personnes de mon âge qui ont pris des coups, qui ont été blessées, et quelques-unes sont passées au tribunal ; mais pour la grande majorité, ce ne sont pas des personnes de plus de 60 ans. Ceux qu’on voit passer sont jeunes. C’est pour ça que je dis souvent « le petit » ou « les petits ». Petite anecdote à ce sujet : un jour, dans une réunion où je parlais de la répression pour expliquer aux gens ce qu’on nous faisait, je disais souvent « mes petits… »  ; à la fin de la réunion, une dame vient me voir et me demande : « Madame, ils vous ont pris combien de vos enfants ? » Je lui réponds que je ne parlais pas de mes enfants ; ou alors c’est tous mes enfants ; il sont tous des « petits » et ce sont tous mes enfants... Je suis un peu leur mère.

Justement, il y a eu beaucoup de mères, beaucoup de femmes dans ce mouvement. Qu’en est-il au tribunal ?

En manifestation, il y a très souvent plus de femmes que d’hommes ; en interpellation, très peu, avec pour la plupart une simple garde à vue et une sortie le lendemain. Chez nous, seules neuf femmes sont passées au tribunal sur 175 prévenu·e·s ; et une seule d’entre elles est partie en prison, pour trois mois. Pourquoi si peu ? Est-ce qu’ils estiment qu’elles ne jettent pas de cailloux ? Qu’il y a moins de violence chez la femme que chez l’homme ?

Quitte à arrêter des gens qui n’ont rien fait, quitte à condamner sur la simple base d’un procès-verbal d’ambiance, pourquoi arrêter et condamner si peu de femmes ?

Il faudra poser la question aux CRS ou aux BAC ; ils doivent avoir la réponse. Peut-être à cause des enfants : si on met autant de femmes en prison, qu’est-ce qu’on va faire de leurs enfants ? Combien y en aurait-il dans des foyers ou des familles d’accueil ? En revanche, il y a eu beaucoup de femmes blessées et souvent à la tête ou à la poitrine ; souvent des coups de matraque dans les seins ; là, ça ne fait pas de doute, ils visent et savent que chez les femmes à cet endroit ça fait mal.

Il y a quelques mois, tu as dit publiquement : « Tant qu’il y aura un prisonnier dedans, je ne serai pas libre. »

Je l’ai dit. Il y en a que j’ai vu, d’autres que je ne connais pas. Un GJ en prison, c’est un GJ en prison. Qu’il ait cassé, pas cassé, je m’en fous. C’est pareil. On n’a rien à juger. Tant qu’il y en aura un, je ne serai pas libre.

C’est une phrase qu’on pourrait croire sortie de la bouche d’une anarchiste du XIXéme siècle…

Je ne suis pas anarchiste, ni du siècle dernier. Ou alors la réincarnation de quelqu’un, mais je ne sais pas qui ! [rires]

Tu m’as même dit : « Je ne fais pas de politique ! » Pourtant, se serrer les coudes, faire front, la solidarité... est-ce que ce n’est pas ça, la politique ?

Pour moi, ce n’est pas de la politique. C’est de la défense de nos droits. On a le droit de manifester, on nous dit non. Pourquoi ? On a le droit de ne pas être content, mais on nous dit : « Taisez-vous ! » Je ne veux pas prendre un tir de flash-ball ou aller en prison parce que je suis venue dire que je ne suis pas contente. Si faire de la politique, c’est être contre un gouvernement qui veut nous affaiblir encore plus que ce qu’on est, alors je fais de la politique. Si c’est contre des banquiers qui nous assassinent et qui veulent prendre tous nos ronds, ben je fais de la politique. Mais personnellement je n’ai pas l’impression de faire de la politique. Je défends le fait qu’on nous enlève nos droits, que petit à petit on nous a grignoté tous nos acquis. Non, on les avait, c’est à nous, on les garde, on ne nous les enlève pas. Oui, je fais de la politique, alors... mais pas pour moi.

Avant ce mouvement, avais-tu déjà milité ?

Je n’ai jamais été encartée de ma vie. Ni dans un parti politique, ni dans un syndicat. J’ai eu des combats contre les institutions comme beaucoup de femmes seules qui élèvent leurs enfants. Mais toujours seule. En allant chercher chaque loi qui était adaptée à la situation, pour me défendre contre la CAF par exemple, la Sécurité sociale. La première fois, je devais avoir 20 ans, sur une injustice de la Sécurité sociale. On avait enlevé ses droits à ma sœur suite à un accident. Ce n’était pas juste ; j’ai gagné et je me suis dit : « Bon, on gagne quand même » ; et à chaque fois que j’ai trouvé une injustice pour moi ou mes amis contre une institution, sur les droits que nous avons, qu’on ne nous donne pas, qu’on nous enlève, c’était ça le combat. Mais ce n’était pas collectif, pas de manifestations. Ce n’était pas mon truc. Je travaillais, j’avais trois enfants. Donc le boulot des mères. Un énorme boulot. Pas de politique, pas de syndicat, jamais.

Comment rentres-tu dans le mouvement en 2018 ?

Au départ, je suis une solitaire, une sauvage. Avant le mouvement des GJ, je voulais partir habiter dans l’Aveyron dans une maison perdue. Seule, sans voisins, avec un terrain pour faire pousser mes légumes parce que j’adore ça. Les courses une fois par mois pour ne pas trop aller au supermarché. Et démarre le mouvement… Mon plan a foiré complet ! [rires] Je vois qu’il y a un rassemblement à côté de l’endroit où j’habite. Des gens qui sont en colère contre l’essence alors que moi ça fait trente ans que je suis en colère contre tout. Après avoir été traités de « fainéants »  [1] , je me dis qu’ils vont descendre dans la rue… mais personne ne descendait. Je me rends sur le rond-point le 17 novembre et cette fois, il y a du monde. J’ai la surprise de rencontrer 500 personnes . Le soir, on s’est dit : « Qu’est-ce qu’on fait ? » On était encore des centaines… on s’est dit : « On se retrouve demain »… et on s’est retrouvés tous les jours jusqu’au vendredi. Là, il y avait un appel pour le samedi 24. Je me disais que si on n’était pas plus nombreux, ça s’arrêterait. Le 24 au matin, entre le rond-point et le péage qu’on avait pris depuis quelques jours, on s’est retrouvés à 2 000. Là, franchement, je me suis dit : « C’est bon, on a gagné, on est des milliers dans la rue, ils vont nous entendre et ça va s’arrêter. Dès qu’on aura obtenu ce qu’on veut, on arrête. » Mais on a rien eu sauf de l’enfumage ; du coup on est restés.

Tu aurais pu dire : « Je m’arrête. » Pourquoi y retournes-tu le lendemain ?

Parce que ce mouvement a été magique. On s’est retrouvés très nombreux. On ne se posait pas de questions. On ne voulait pas savoir de quel bord politique, de quel syndicat on était, qui avait voté quoi. Personne n’en parlait. On était des gens en colère dans la rue et on a retrouvé la solidarité. On se parlait. On avait tous nos problèmes mais quand on a regardé nos problèmes, ben on avait les mêmes. J’entends souvent que c’est un mouvement de laissés-pour-compte de la société. Ce n’est pas vrai. Au début du mouvement des GJ, il y avait beaucoup de retraités. On avait des « têtes grises » pour plus de la moitié. On n’avait pas forcément personnellement des soucis financiers. Bon nombre de gens qui venaient au début le faisaient pour leurs enfants, leurs petits-enfants. Pas pour eux. Et on n’avait pas d’étiquette. On ne peut pas dire que le mouvement des GJ est un mouvement de gauche ; c’est un mouvement de gens.

En revanche, on faisait plein de trucs, du coup on se retrouvait à manger ensemble, à lever les barrières. Le blocage du péage, c’était énorme pour nous [2]. Pendant vingt-cinq ans, on nous a fait payer un péage et on nous a dit : « Dans vingt-cinq ans, ce sera gratuit. » Dans vingt-cinq ans on voyagerait gratuit donc on était contents. Et puis non, ils ont vendu à Vinci. Et ça, c’est un scandale. Non contents de leur vendre, ils nous augmentent les tarifs sans vergogne. Donc en levant les barrières, on faisait une action utile, parce que c’est à nous ; l’autoroute est à nous. On n’avait plus à le payer. On a fait Noël au péage, mais pas parce qu’on n’a pas de famille. C’était magique, tous ces gens qui mangent ensemble. Chacun ramenait quelque chose. On avait fait un arbre de Noël. On était 200. C’était un des meilleurs Noël de ma vie. Dans notre cabane. Il y avait tous les gens qui nous soutenaient, qui nous préparaient à manger, du couscous, des gros plats. C’est le Noël de ma vie où j’ai mangé le plus d’huîtres. On a été gazés en décembre, mais on a gardé le péage jusqu’en janvier. Après c’était difficile. Il y a eu aussi le blocage du dépôt de carburants. Ça, c’était bien : on bloquait l’économie. On distribuait des tracts. On discutait avec les gens. On avait des revendications. Elles ont été écrites.

C’est tout de même une grosse rupture dans ta vie.

En fait, la lutte, seule contre les institutions, toute ta vie tu la mènes. Un jour, il y a le mouvement des GJ. Là, on rencontre un tas de gens qu’on n’aurait pas rencontrés dans notre vie normale. Ils te font évoluer, puis les expériences font que tu vois des choses que tu n’avais jamais vues. Quand tu as vu, tu ne peux plus faire le singe qui met les mains sur les yeux, le singe qui met les mains sur les oreilles... Et tu ne peux plus ne pas parler. Moi je suis restée longtemps sans parler. Tu as vu, tu as entendu, donc tu parles. Je n’avais jamais fait de politique mais j’avais des idées quand même. Moi je pense que j’étais… un peu de gauche. Quand j’ai voté Mitterrand en 1981, Barbara chantait « un homme une rose à la main a choisi un chemin vers un autre demain ». Très beau ; mais il a fallu deux ans pour se rendre compte que s’il y a bien quelqu’un qui a enlevé leurs droits aux ouvriers, c’est Mitterrand. Avoir cru qu’il allait y avoir un changement pour nous les ouvriers fait que tu ressors tellement déçue. Je suis devenue quelqu’un qui vote à droite.

Ça perturbe beaucoup de gens, presque il ne faudrait pas le dire, mais je tiens à le dire. Ce mouvement a permis qu’un déçu de gauche qui vote à droite, qui ne sait plus ce qu’il veut – et on est très nombreux à avoir fait ce parcours, dans les gens de mon âge – rentre dans une lutte pour la défense de nos droits. Il faut qu’on ose dire ce qu’on a été et pourquoi ce mouvement nous a ouvert un horizon à 180 degrés. Je peux parler à tout le monde, ça ne me dérange pas, d’où qu’ils viennent. Ce qui est intéressant, c’est où ils veulent aller. Je suis très amie avec des gens à qui je n’aurais pas adressé la parole il y a trois ans de ça. C’est une belle histoire !

Pourquoi est-ce arrivé à ce moment-là ?

Parce que j’avais le temps, parce que j’étais disponible. Quand tu élèves seule tes enfants, tu n’as pas le temps. Tu n’as même pas le temps de bien dormir. Depuis quelques années, j’avais enfin le temps pour jardiner, pour mes loisirs, les travaux manuels, les gros et les petits. Refaire un toit ou faire du Tiffany – le vitrail à l’américaine –, c’est très précis, il faut être méticuleux. Moi j’avais du temps, et je sais que pour beaucoup de gens, s’ils avaient eu du temps ils auraient pu faire plus. Il y a des gens qui bossent et qui sont quand même là. J’ai de l’admiration pour tous ces gens. J’ai plein de héros autour de moi. Des filles qui venaient en manif la peur au ventre car la semaine d’avant on en avait frappé, mais elles étaient là quand même. Moi on m’a gazée alors que j’ai un problème de santé et que je ne peux pas supporter les gaz ; donc je n’allais plus aux manifs. Quand je les voyais partir, j’attendais les textos pour savoir comment ça allait. Ce sont des héros anonymes. Je leur dis merci d’être ce que je suis aujourd’hui, c’est grâce à eux, à elles.

Tu attends les gens au retour des manifestations, tu vas au tribunal, mais tu es aussi devant la prison dès qu’un prisonnier sort. Ce sont des moments importants pour toi ?

J’ai été à toutes les sorties. C’est éprouvant, émouvant et… ça met en colère aussi. Je prends un exemple : on fait un appel pour une sortie de prison – pour un gars que je ne connaissais pas d’ailleurs. Je suis toute contente, à 8 h 30 je suis devant la prison, j’attends. Et en fait je suis seule. C’est un moment de solitude inacceptable. Quand à 9 heures sortent trois prisonniers, je ne connais pas la tête du petit qui est GJ. Donc je crie son prénom. Il vient, très content qu’il y ait quelqu’un parce que sa mère ne pouvait pas être là. Ça m’a beaucoup touchée. Pour le dernier prisonnier qui est sorti, à l’inverse on était 9. C’était bien. En sortant, il avait ses affaires dans deux sacs de courses, comme tous ceux qui sortent. On s’est mis sur le parking, il a dit : « Attendez, attendez ! », et il a sorti son gilet jaune du sac, il l’a mis et on a bu un coup. Il y a un autre gars qui est entré en prison en mars en disant qu’il resterait Gilet jaune. Le jour de sa sortie de prison, il portait un tee-shirt jaune. Il est toujours GJ.

Te parlent-ils de ce qu’ils ont vécu en prison ?

En général ils n’aiment pas trop parler de la prison. Et s’ils ne veulent pas, je ne leur pose pas de questions. Je ne veux pas aller dans leur intimité. Parmi tous ceux que j’ai vu sortir, il n’y en avait qu’un qui avait fait de la prison avant. Certains ont été très choqués. Leur famille a été impactée. Ce sont des vies détruites. Des couples se sont séparés. Et puis il y a les femmes qui ont attendu longtemps qu’ils sortent. Avec tous les problèmes financiers que ça implique. À ce sujet, des gens – pas moi – ont eu l’idée d’aller devant des supermarchés avec leur gilet jaune et de mettre un caddie en demandant aux clients de la nourriture et puis ils l’ont amené à la femme d’un incarcéré. Car le type est parti en prison et elle se retrouve seule à devoir payer l’appartement et le reste. Parfois il a fallu aider à trouver les vêtements qui correspondent à la taille de la personne : parce que dans telle ou telle prison, il y a des vêtements qui sont interdits. Et les gens ont donné .

Cantiner pour les prisonniers et les prisonnières enlève une charge matérielle aux proches dehors qui sont souvent seuls à envoyer de l’argent ; mais parfois la question qui se pose n’est même pas d’envoyer de l’argent à l’intérieur, mais bien celle d’avoir de quoi faire manger les enfants dehors...

Quand je vais à des réunions où on parle de demain, je fais le poil sur l’œuf. Je dis que j’ai beau être pour demain, aujourd’hui on a encore tant de Gilets jaunes qui sont prisonniers, tant de Gilets jaunes qui passent encore au tribunal. Ne les oublions pas. N’oublions pas les blessé·e·s, dont la vie a basculé. Il y a moins de gens qui s’en soucient aujourd’hui. Ou du moins, ils occultent un peu. Quand je dis « faut pas les oublier », c’est parce que c’est devenu une cause, les Gilets jaunes, ce n’est pas qu’un mouvement. On défend une cause, maintenant, et des gens sont tombés pour défendre notre cause. On n’arrivera pas à faire dire que ce sont des prisonniers politiques et pourtant, pour moi, ça en est. Peut-être un jour on le reconnaîtra, comme Mandela qui est passé pour un terroriste et qui a été président vingt-cinq ans après.

Que représente pour toi ce terme de « prisonnier politique » ?

C’est important. D’abord pour qu’on leur enlève ce qu’il y a sur leur casier s’ils veulent faire autre chose un jour. Pour que tous les gens qui ont pris de la prison avec sursis et cinq ans de mise à l’épreuve soient tranquilles et n’aient plus cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Tous ces gens qui, pour une conduite sans permis, peuvent se retrouver en prison pendant les quatre ans, onze mois et vingt-neuf jours qui suivent la sentence.

À un moment, une demande d’amnistie pour les prisonniers Gilets jaunes a été formulée par une partie du mouvement.

L’amnistie, c’est pour ceux qui sont encore en prison. Depuis le temps qu’on la demande, ça n’arrivera pas, ils ne vont pas tarder à sortir. Mais nous, ce que nous voulons surtout, c’est qu’ils n’aient plus rien d’inscrit sur les casiers judiciaires. Aucune condamnation. Des fois, tu brûles une poubelle parce que tu as reçu des gaz... Ça t’énerve, et tu la brûles !

Les juges te diront que c’est le même geste qu’un gamin qui descend en bas de chez lui dans sa cité et qui brûle une poubelle, et donc qu’il n’y pas plus de raison d’amnistier un GJ qu’un de ces gamins. À moins que l’on dise que ce gamin est lui aussi un prisonnier politique ?

Avec ce mouvement, à force d’aller au tribunal, j’ai eu accès à ces mineurs-là et j’ai vu d’autres choses. Des gamins qui n’ont pas d’éducation, dans des foyers en France où règnent la maltraitance, l’incompétence de certains, l’absence de moyens… Il y a des fois où tu te dis : « Mais vous ne lui reprochez que ça ? Mais moi la première, si j’avais vécu ça j’aurais fait pire ! » Franchement, il y a de tels chemins, des parcours de vie parmi les « lambdas » – je dis des « lambdas » pour situer ceux qui ne sont pas GJ – que tu te demandes même pourquoi ils n’ont pas fait pire. Ça donne un autre regard sur la prison, sur le pourquoi de la prison. Mais pour l’instant, le combat, ce sont les Gilets jaunes. Je ne peux pas me battre sur tous les fronts. [rires] Je ne sais pas demain, mais aujourd’hui je veux rester dans ce que je défends pour essayer de le faire bien. J’ai toujours peur de l’erreur. Je ne veux pas en oublier un.

Dans l’interview évoqué plus haut, tu as aussi dit : « J’avais déjà entendu l’expression "justice de classe" mais là j’ai compris ce que ça voulait dire »

Oui. Souvent, nous les GJ, on passe en dernier lors des journées d’audience ; donc on est présents à toutes les audiences, tous les procès de la journée. Ça va être des voleurs, des gens poursuivis pour agression sexuelle, des escrocs, des violents avec leur concubine ou autres. On assiste à tout. J’ai vu la justice de classe, oui. Mais je dénonce surtout « l’injustice intellectuelle ». Quand on te demande si tu veux répondre aux questions, soit tu as un niveau qui te permet d’avoir les mots et ça se passe bien. Soit tu parles, t’as pas le niveau et tu prends plus.

Ou le mépris d’un procureur qui s’adresse à quelqu’un en lui disant : « Tenez-vous droit », ou qui lui demande de répéter, prétendant ne pas l’avoir compris. C’est souvent un petit peu différent quand en face les accusés partagent des codes, des marqueurs culturels ; dans ces cas-là, les juges les considèrent non pas comme des égaux, mais au moins comme des humains car ils sont de la même classe sociale.

Pour moi, la classe, ce n’était pas ça. Au début, je pensais que la justice de classe, c’était « un qui a les moyens, un autre qui ne les a pas » ; l’un peut se payer un bon avocat, l’autre non. Mais ce n’est pas que ça ; tout joue dans un tribunal : comment on est habillé, la façon de se tenir, de répondre, etc.

Dans notre discussion et dans le travail que tu décris, tu sembles à la fois très carrée et très touchée. J’ai l’impression, tu me dis si je me trompe, que c’est ce mélange qui te donne de la force, qui fait que tu n’as pas l’air abîmée par tout cela ?

Je suis maniaque et j’ai besoin que ce soit parfait, je suis perfectionniste… Les gens disent que je suis chiante, que je ne communique pas. C’est vrai. Facebook, je ne connais pas. Mais le groupe communique pour moi et ça va. J’ai toujours considéré que Facebook était intrusif ; les gens confient leur vie, leurs photos et je n’arrive toujours pas à le comprendre. Bref. Pour l’affect, je vais t’expliquer : un jour, un Gilet venait de partir en prison, je partais du tribunal et dans ma voiture, comme j’avais une heure de route pour rentrer chez moi, j’ai compté. C’est une déformation professionnelle car j’étais comptable. En comptant, j’ai réalisé que dans l’après-midi j’avais entendu vingt ans de prison. Que ce soit pour des GJ ou des « lambdas ». Et là je me suis demandé combien de siècles de prison ce président avait mis dans sa vie. Là, ça m’a fait pleurer. Après, je suis comme tout le monde, il y a des fois où je suis forte, d’autres non. J’ai toujours été en colère contre tout, mais une colère qui te dévaste. Dans ce mouvement, je les ai construites, mes colères ; deux colères principales, et au moins je ne serai pas malade de ça. Là je suis en paix et je ne vais pas lâcher.

Que veux-tu dire par : « J’ai construit mes colères » ?

Il y a eu une journée que je marquerais d’une grosse pierre. Le 29 décembre 2018 à Montpellier, 11 heures du matin : ils ont interpellé quelqu’un de proche, sans raison, juste parce qu’il avait les cheveux longs. Les médias ont parlé d’un « anarchiste interpellé ». Pourquoi ? Parce qu’un mec a les cheveux longs, il est anarchiste ? Et pourquoi relier la manifestation aux anarchistes ? On l’a envoyé en garde à vue et au tribunal. C’est quelqu’un qui n’avait jamais vu un tribunal. Ce même jour, on a eu à Montpellier des blessés par flash-ball à la tête. C’était un choc parce que… ils étaient de chez nous, on les connaissait. Voir la tête de quelqu’un que tu connais avec une blessure de flash-ball impressionnante, ça a été un choc. Donc j’ai eu de la colère contre la violence policière et de la colère contre la violence judiciaire ; contre le système policier et judiciaire. Mais c’était en décembre et j’étais toujours sur mon rond-point, je ne savais pas que je les construirais comme ça, mes colères. Cette construction, je l’ai faite avec l’aide de beaucoup de gens.

Tu m’as dit récemment : « Mes enfants en ont marre de m’entendre parler que de ça »…

Je me suis tellement impliquée, tout le temps en train de travailler sur les dossiers, de réécrire les audiences, de rappeler les gens pour être sûre qu’ils seront bien au tribunal – j’ai toujours peur qu’on oublie un petit. En fait je vis Gilet jaune, je mange Gilet jaune, je dors Gilet jaune… plus tribunal, d’ailleurs, que Gilet jaune. Je finis par être lassante, je ne sais plus parler que de ça. Même si je fais des efforts, j’y reviens toujours ; ça me mange ma vie. Mais je ne regrette pas. Quand je vois le soutien qu’on arrive à donner à tous les gens qui ont encore le courage de revendiquer, de descendre dans la rue, je ne regrette pas ce que je fais. À l’âge que j’ai c’est mon dernier combat. Je veux le mener au bout.

Ça ne t’a pas enlevé le sourire visiblement.

Je pense que c’est une addiction à la fin : je suis addict au tribunal de Montpellier. [rires] Je ne veux rien louper. Je veux qu’on puisse dire un jour : « À Montpellier il s’est passé ça. » Et marquer avec des vérités tout ce qu’on a subi. Si je ne suis pas là et que le petit qui passe est seul, juste avec un avocat, c’est horrible, ce n’est pas possible. Et puis les gens m’ont dit que c’était important. Quand la Ligue des droits de l’Homme a utilisé mon fichier il y a des gens d’un peu partout qui se sont dit : « À Montpellier il se passe un truc, il n’y a aucun autre tribunal où ce travail a été fait. » J’étais étonnée parce qu’il me semblait qu’on pouvait le faire, puisque je l’ai fait. Mais en même temps j’ai le privilège d’être à la retraite et je n’ai pas de comptes à rendre à un mec. Si j’avais été avec un mec, soit il serait devenu GJ soit il serait parti. [rires]

Propos recueillis par Pierre E. Guérinet et Pierre Bonneau

Photo : © Serge d’Ignazio

Je ne pensais pas prendre du ferme - Des Gilets jaunes face à la violence judiciaire, de Pierre E. Guérinet et Pierre Bonneau, éditions du bout de la ville, 2021.
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- « C’est l’horreur absolue qu’un citoyen, en France, ait la main arrachée alors qu’il manifestait »

Notes

[1« Je serai d’une détermination absolue. Je ne céderai rien ; ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes. » (Première déclaration d’Emmanuel Macron à l’étranger, le 8 septembre 2017, à Athènes, devant un parterre d’expatriés.) Le 29 juin précédent, il avait évoqué « des gens qui ne sont rien » lors de l’inauguration d’une pépinière de start-up dans une ancienne gare à Paris. Trois ans plus tôt, en septembre 2014, lors de sa première interview en tant que ministre de l’Économie du gouvernement de François Hollande, il avait évoqué les ouvrières « illettrées » licenciées des abattoirs bretons de la société GAD. Sa pseudo-compassion n’avait pas été prise pour autre chose que du mépris dans la mesure où ces licenciements s’inscrivaient dans un « plan de restructuration » de l’élevage industriel organisé par l’État lui-même. Pour les détournements inventifs de ces insultes par le mouvement des Gilets jaunes, voir Plein le dos, 365 gilets jaunes, aux éditions du bout de la ville, 2019.

[2] Le 17 novembre 2018, des milliers de péages autoroutiers, de zones commerciales, de ronds-points sont occupés. Le ministère de l’Intérieur recense 2 034 points de blocage et 287 710 personnes. Cette estimation – la seule disponible –, est largement sous-évaluée. Au printemps 2019, une étude universitaire estime qu’au moins 440 000 personnes ont pris part au mouvement rien qu’en Occitanie ; et que 3 millions de français ont participé à au moins une action des GJ entre mi-novembre 2018 et juin 2019. De là, les chercheurs comparent le surgissement des GJ à des moments historiques tels que Juin 36 ou Mai 68. Voir « Gilets jaunes, combien de divisions ? », Jean-Yves Dormagen et Geoffrey Pion, Le Monde diplomatique, février 2021.