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Vers la fin du Capitalocène ?
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Vers la fin du Capitalocène ? - La Vie des idées (laviedesidees.fr)
À propos de : Jason W. Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie. Écologie et accumulation du capital, L’Asymétrie
L’appropriation, l’exploitation et l’asservissement de la nature, selon un courant qui entend renouveler le marxisme à la lumière de l’écologie, mènent le capitalisme à ses limites structurelles. Mais cette crise enveloppe-t-elle les conditions de son dépassement ?
Le capitalisme dans la toile de la vie est la traduction en français, aux éditions L’Asymétrie, d’un ouvrage qui était paru en 2015 chez Verso. Son auteur, Jason W. Moore, est le chef de file du courant de « l’écologie-monde », un courant d’histoire environnementale et d’écologie politique dont le livre se présente comme un manifeste et comme une présentation systématique des principales orientations théoriques. Moore s’y propose de « porter les perspectives essentielles du marxisme et de l’historiographie environnementale vers une nouvelle synthèse » (p. 29). Il s’agit pour lui de transformer le marxisme de l’intérieur à partir d’une nouvelle ontologie qui donne toute sa place à la nature dans l’histoire des sociétés humaines. Son ambition est de comprendre le rôle constitutif du pillage de la nature dans le développement du capitalisme et dans la mise au jour de ses limites structurelles.
Par-delà le dualisme Nature/Société
Le point de départ du Capitalisme dans la toile de la vie est de prendre acte des insuffisances de la pensée contemporaine pour penser le lien entre le capitalisme et la crise écologique. Selon Jason W. Moore, mêmes les auteurs marxistes qui ont tenté de prendre en compte la question écologique ne sont pas parvenus à dépasser le dualisme traditionnel de la Nature et de la Société, lequel empêche toute réflexion véritable sur l’intrication du monde social et du monde naturel que la situation présente nous oblige à affronter. Moore nomme « dualisme cartésien » (p. 39) cette dissociation ontologique entre la Nature d’un côté et la Société de l’autre, qui ne parvient à penser au mieux que des interactions entre deux substances distinctes. J. W. Moore estime que la crise écologique contemporaine prouve l’unité de l’histoire sociale et de l’histoire de la nature, et impose par conséquent de se défaire de toute conceptualité qui fait de la nature un objet séparé et distinct sur lequel on agit.
Le concept d’oikeios est au centre de cette ontologie renouvelée. Il renvoie au caractère essentiellement relationnel des sociétés humaines, qui n’ont pas d’existence indépendamment de leur « unité dialectique » (p. 19) avec la nature. Le concepts d’oikeios pose « l’unité des humains avec le reste de la nature » (p. 30) et interdit pour cette raison les thèses qui font de la nature un élément extérieur et anhistorique par rapport à l’histoire humaine. Les sociétés sont alors comprises comme « des configurations spécifiques de l’humanité-dans-la-nature » (p. 19) et l’enjeu du livre de Moore est de saisir la spécificité du capitalisme parmi ces configurations. Cela permet notamment de comprendre la « double intériorité » (p. 32) du capitalisme et de la nature : le fait que le capitalisme ne fonctionne qu’en s’appropriant et en intégrant la nature, et le fait aussi que la nature ne cesse d’intérioriser les effets du capitalisme. Cette perspective est précisément celle de la « toile de la vie », qui donne son titre à l’ouvrage et qui indique le dépassement du dualisme substantialiste au profit de configurations « socio-écologiques » qui varient selon les époques et les contextes.
L’un des principaux apports de cette approche tient au concept de « natures historiques » (p. 29) qu’elle permet d’élaborer. La thèse centrale à laquelle nous conduit la « double intériorité » du monde social et du monde naturel tient à l’historicisation des entités naturelles auxquelles les sociétés ont affaire. Pour Moore, une société ne se rapporte jamais à la nature « en soi », mais à des entités naturelles déterminées et sélectionnées au sein d’une certaine configuration socio-écologique. L’explication est particulièrement claire en ce qui concerne les ressources naturelles. Là où l’approche dualiste tend à considérer que les ressources ont une existence par elles-mêmes, Moore met l’accent sur le fait que la transformation de la nature en ressources est historiquement déterminée. « Pour paraphraser Marx, du charbon, c’est du charbon. Ce n’est “que dans certains rapports” qu’il devient un combustible fossile » (p. 205).
Le vocabulaire de Moore se fait parfois flottant, puisqu’il hésite entre une position constructiviste stricte (la nature n’existe pas) et une position plus dialectique (la nature existe, mais jamais pour elle-même, elle est toujours médiatisée par la société). Les conséquences qu’il tire sont cependant importantes pour comprendre que nos sociétés ne sont jamais confrontées aux limites de la nature en tant que telles, il s’agit toujours de limites historiquement posées : « les “limites de la croissance” sont historiquement spécifiques. Ce sont des limites de la nature historique », écrit-il p. 181. Ainsi, ce n’est que pour des sociétés qui sont structurées par la dépendance énergétique au charbon, au gaz et au pétrole (une dépendance qui n’existait pas avant le XIXe siècle) que l’épuisement de ces entités naturelles, historiquement constituées en ressources d’énergie fossile, apparaît comme une limite possible.
Le capitalisme comme projet civilisationnel
La nouvelle ontologie portée par Moore vise l’étude spécifique du capitalisme. L’originalité du Capitalisme dans la toile de la vie vient du fait que le capitalisme ne s’y trouve pas seulement défini comme un mode de production, mais comme un « projet » civilisationnel.
Le capitalisme, comme projet, vise à créer un monde à l’image du capital, dans lequel tous les éléments de la nature humaine et extrahumaine sont effectivement interchangeables (p. 284).
Concevoir le capitalisme dans cette perspective revient à le comprendre comme « une façon d’organiser la nature » (p. 115). L’idée fondamentale de Moore est que le capitalisme ne repose pas uniquement sur l’exploitation du travail salarié, mais également, et de manière essentielle, sur l’appropriation d’une nature bon marché. Il distingue à cet égard « Quatre Bon Marché » (p. 82) qui sont des natures appropriées sans lesquelles l’exploitation ne pourrait être rentable : la nourriture, l’énergie, les matières premières et la force de travail (en tant que l’être humain, lui aussi, appartient à la nature et est susceptible d’être une « nature bon marché »).
Moore entend compléter ici la « loi de la valeur » de Marx. Là où Le Capital se concentrait principalement sur l’exploitation salariale destinée à produire la plus-value, Le capitalisme dans la toile de la vie met au jour le fait que cette exploitation ne peut accroître l’accumulation du capital que si elle est soutenue par une appropriation de la nature à moindres frais. Ainsi, si le travail peut être rémunéré de sorte qu’un profit conséquent puisse être dégagé, c’est uniquement parce que le travailleur peut reproduire sa force de travail avec une nourriture peu chère, parce que l’usine peut tourner avec une énergie et des matières premières dont le prix est relativement bas, et parce qu’un ensemble de travailleurs produisent du travail gratuit ou quasi gratuit nécessaire au bon fonctionnement du travail rémunéré.
Par conséquent, tout acte d’exploitation (de la force de travail marchandisée) dépend d’un acte d’appropriation beaucoup plus large (de travail-énergie non rémunéré). Les travailleurs salariés sont exploités ; tout le reste, qu’il s’agisse d’humain ou d’extrahumain, est approprié (p. 83).
Pour bien saisir la thèse de Moore, il convient de comprendre qu’il étend ici à la nature dans son intégralité les analyses du travail domestique et du travail reproductif des « chercheuses féministes » (p. 320). De même que les féministes ont montré que le capitalisme reposait sur le travail gratuit des femmes au foyer, qui reproduisent gratuitement la force de travail au quotidien et d’un point de vue générationnel, de même Le capitalisme dans la toile de la vie souhaite mettre en évidence le fait que l’accumulation de la valeur dans les sociétés capitalistes n’est possible que grâce à l’appropriation quasi gratuite de la nature bon marché.
En ce qui concerne la force de travail bon marché, Moore ne se réfère pas uniquement au travail domestique des femmes, mais aussi à l’esclavage des peuples colonisés, qui a été déterminant dans l’histoire du capitalisme et qui connaît des survivances contemporaines dans certains secteurs de la production aujourd’hui, en particulier dans les pays du Sud. Eu égard aux autres natures bon marché, il insiste sur le fait que notre nourriture n’a jamais été aussi peu chère, que nos sociétés se sont développées sur du charbon, du pétrole, du gaz, du bois et d’autres matières premières ou sources d’énergie que les entreprises capitalistes s’approprient à moindre frais sur la planète.
L’image du capitalisme qui en ressort est celle d’une subtile « dialectique entre pillage et productivité » (p. 195), au sein de laquelle « la condition pour que certains travaux aient de la valeur est que la plus grande partie du travail n’en ait pas » (p. 270). Le capitalisme dans la toile de la vie entre ici en résonnance directe avec les travaux d’histoire environnementale qui ont mis en évidence le caractère violent et prédateur du capitalisme dans les marges du secteur marchand officiel, à la manière par exemple dont Anna L. Tsing raconte la captation sauvage et dérégulée des forêts indonésiennes. Cette insistance sur le caractère structurel des bordures ou des « frontières » du marché officiel met au premier plan le fait que le système capitaliste est un mode de production qui ne paye pas ses factures. La thèse défendue par Moore est que, s’il devait rémunérer l’ensemble du travail de la nature humaine et non humaine qui est véritablement à son service, alors il s’effondrerait purement et simplement.
Vers la fin du Capitalocène ?
Cette analyse fournit une explication des crises systémiques du capitalisme et nous permet de prendre position dans les débats contemporains sur l’anthropocène. Il aboutit cependant, chez Moore, à une vision peut-être trop optimiste sur notre présent.
Le capitalisme connaît des crises lorsqu’il est confronté à « l’épuisement des rapports d’appropriation » (p. 175) des natures bon marché. Conformément à l’hypothèse de la « nature historique », cet épuisement n’est pas uniquement dû à des limites intrinsèques à la nature (le fait, par exemple, que les réserves de pétrole soient complètement épuisées d’ici quelques dizaines d’années), mais à des phénomènes complexes qui incluent les rapports sociaux (par exemple des mobilisations sociales ou l’évolution de la consommation) et qui font que l’appropriation des « Quatre Bon Marché » n’est plus rentable. Pour Moore, cet épuisement est structurel dans les crises capitalistes et explique le passage d’un cycle à un autre. Si le système capitaliste entre en crise dès que la nature n’est plus aussi bon marché qu’elle l’était auparavant, alors il se relève à partir du moment où il trouve de nouvelles natures bon marché à s’approprier.
Cette conception de l’histoire du capitalisme permet à Moore d’aborder les débats sur l’anthropocène avec un regard neuf. Si le terme d’anthropocène désigne, depuis les années 2000, le fait que l’humanité soit devenue la principale force géologique et environnementale sur Terre, Moore s’accorde avec la perspective marxiste qui refuse de faire de l’humanité le sujet indifférencié de cette transformation. C’est l’organisation capitaliste du monde, et non l’anthropos, qui est responsable de la crise environnementale actuelle. Il s’agit donc de parler de « capitalocène » plutôt que d’anthropocène.
L’originalité du Capitalisme dans la toile de la vie se situe cependant dans sa critique de l’inversion des causes et des « conséquences » (p. 246) propre au débat scientifique sur la question. Là où les anthropocénologues font remonter la datation de l’anthropocène à la révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle ou bien à la « Grande Accélération » d’après 1945, Moore propose de faire commencer le capitalocène au XVIe siècle. Il admet certes que le rejet des gaz à effets de serre et d’autres formes de pollutions ou de transformation des écosystèmes se développent essentiellement aux XIXe et XXe siècles, mais il estime que ce ne sont là que des effets d’un projet civilisationnel plus profond du capitalisme qui s’enracine dans le XVIe siècle. C’est à cette époque que naît le capitalisme comme entreprise systématique d’appropriation de la nature bon marché. Là se trouve par conséquent l’origine véritable des transformations technologiques et techniques qui, plus récemment, ont abouti à une perturbation anthropique du système-Terre.
En annonçant la fin de cette trajectoire historique, l’ouvrage de Moore pèche peut-être par excès d’optimisme. La spécificité du capitalisme réside dans le fait que « son exigence de Natures Bon Marché a tendance à augmenter plus vite que sa capacité à les obtenir » (p. 407). Les potentialités infinies de l’accumulation du capital entrent en contradiction avec les possibilités objectives d’un monde naturel qui, à terme, ne pourra plus répondre aux sollicitations de son appropriation. Le néolibéralisme semble ainsi marquer chez Moore la dernière étape du capitalisme. Selon lui, nous vivons aujourd’hui dans « un monde dans lequel chaque recoin porte l’empreinte de l’intoxication du capital » (p. 382), au point que la relance du système par l’appropriation de nouvelles natures bon marché paraît chaque jour plus compromise. La crise climatique, la crise alimentaire mondiale de la fin des années 2000, la fin de la promesse d’énergies et de matières premières à bas coût, le caractère de plus en plus résiduel de la force de travail quasi gratuite (y compris au sein du foyer, grâce aux nombreux mouvements féministes), seraient les signes de l’apparition de « limites d’un caractère entièrement nouveau » (p. 383) au sein du capitalisme, et du passage vers un nouveau type de société. On peut cependant douter, à lire Moore, qu’il nous fournisse bel et bien dans son livre les signes réels d’un tel dépassement.
par Jean-Baptiste Vuillerod, le 23 juin