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Les deux visages de "voisins vigilants"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Un gros œil noir sur fond jaune. C’est la signalétique des « Voisins vigilants » : un dispositif public valorisé par des mairies et l’État, ainsi qu’un service dispensé par une société privée. Ces « voisins vigilants » sont-ils efficaces ? Enquête.
Qui n’a pas aperçu le panneau avec un gros oeil noir sur fond jaune qui, à l’entrée de certaines communes, souvent à côté de l’inoffensif « village fleuri », signale que les « voisins » y sont « vigilants » ? Avertissement un peu anxiogène indiquant une surveillance de tous les instants pour certains, signalétique dissuasive rassurant les habitants du coin pour d’autres, les panneaux intriguent. Mais de quoi s’agit-il ?
L’appellation « voisins vigilants » recouvre deux dispositifs. L’un est entre les mains de l’État et a été généralisé en 2011, sous la présidence Sarkozy, par le ministre de l’Intérieur Claude Guéant, sous le nom de « participation citoyenne ». Selon le ministère de l’Intérieur, il s’agit d’une « démarche partenariale et solidaire qui associe les élus et la population d’un quartier ou d’une commune à la protection de leur environnement ». Cette démarche se fait en coopération avec les forces de l’ordre locales. « Le dispositif est strictement encadré par la gendarmerie qui veille à ce que l’engagement citoyen ne conduise pas à l’acquisition de prérogatives qui relèvent des seules forces de l’ordre. », précise bien la brochure de participation citoyenne. Il n’est donc pas question pour ces voisins vigilants de se substituer aux agents dûment assermentés.
Côté encadrement des membres des communautés de voisins vigilants, des citoyens « référents », sont désignés par la mairie. Ils sont chargés de prévenir « la gendarmerie de tout événement suspect ou de nature à troubler la sécurité des personnes et des biens dont ils seraient témoins. » Sur les panneaux se référant à ce dispositif public (« protection voisins vigilants », avec l’iris bleu), il est le plus souvent précisé « en liaison immédiate avec la gendarmerie ou la police municipale ». En 2019, l’ancien ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a publié une nouvelle circulaire, définissant plus précisément la démarche adoptée par les 5600 communes qui ont officiellement mis en place ce dispositif. À notre connaissance, aucun bilan national n’a été dressé, depuis dix ans, de ce dispositif, de son efficacité et des éventuels problèmes qu’il pourrait poser.
Signalétique liée au dispositif public « Participation citoyenne ».
Le deuxième dispositif auquel fait référence l’expression « voisins vigilants » est développé par une entreprise – dénommée « Voisins vigilants et solidaires » – créée à Marseille par Thierry Chicha et Sébastien Arabasz. Les fondateurs se sont inspirés de la communauté de quartier au début des années 2000 à Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes), s’inspirant des « neighbourhood watch » (surveillance de voisinage) anglo-saxons, qui consistent en une surveillance de quartier réalisée par ses habitants. De quoi entretenir le flou entre les dispositifs, l’un public et un minimum encadré, l’autre porté par une société privée, avec son site voisinsvigilants.org...
Voisins vigilants et solidaires : on se surveille ou on s’entraide ?
Comment cela fonctionne-t-il ? Voisins vigilants et solidaires (VVS) propose aux particuliers comme aux mairies d’adhérer à son « réseau social » et de s’organiser en communauté de quartier ou de village. Il est possible de se créer un profil personnel, de monter sa propre communauté, de publier des informations ou des alertes sur une « gazette » – sorte de fil d’actualité – et d’échanger des messages avec les autres membres de la communauté. Quand une mairie adhère, et devient « mairie vigilante », elle accède à la possibilité d’informer les membres des communautés résidant dans la commune de potentiels dangers ou d’actualités. Pour cela, elle paye à l’entreprise un nombre de SMS prédéfini qui seront envoyés via le réseau social. VVS propose également aux particulier·e·s ou aux mairies d’acheter une signalétique supposée « dissuasive » – panneaux ou autocollants avec le fameux œil noir sur fond jaune — censée informer les passant·e·s qu’ils ou elles se promènent dans un espace « vigilant ».
Exemple de « signalétique dissuasive » vendue par la société Voisins vigilants solidaires.
Le nom de la société – Voisins vigilants et solidaires – entretient une ambiguïté sur sa philosophie : on se surveille ou on s’entraide ? Ces deux concepts sont relativement antagonistes. L’un joue sur la confiance entre les individus et l’autre sur la méfiance. Dans son dossier de presse, VVS explique son objectif : « Attentifs à leur quartier, les voisins vigilants et solidaires repèrent les événements inhabituels. […] Ils les signalent à l’ensemble de leurs voisins en postant une alerte. » La plateforme de communication « permet aussi aux voisins d’échanger sur d’autres sujets que la sécurité. Grâce aux outils mis en place, ils peuvent par exemple s’occuper de la vie du quartier. »
Chaque communauté évolue dans un espace géographique bien défini et est animée, comme pour le dispositif public, par un référent. Celui-ci peut être nommé par la mairie (à partir du moment où elle est adhérente). Un individu peut aussi devenir automatiquement référent en créant une communauté. C’est le rôle le plus important parmi les particuliers qui deviennent voisins vigilants : le ou la référent·e se charge de faire remonter les informations à la mairie ou à la police et de recruter de nouveaux membres.
« Les participants aux deux dispositifs se comptent par centaines de milliers, il s’agit donc d’un phénomène de masse »
Sur son site, VVS annonce héberger 25 804 communautés (en septembre 2017), qui regrouperait 250 000 foyers, et avoir fait adhérer 500 communes. « Ces chiffres sont peu révélateurs : être inscrit n’implique pas nécessairement une participation active. Néanmoins, ces données montrent qu’en 2017, les participants aux deux dispositifs se comptent par centaines de milliers, et qu’il s’agit donc d’un phénomène de masse », explique le sociologue Matthjis Gardenier, qui a étudié le dispositif [1] .
Malgré l’ambiguïté entretenue entre les deux dispositifs en raison de leur appellation, des différences majeures existent. Les membres de « participation citoyenne » (le dispositif public) sont obligatoirement encadrés par la police ou la gendarmerie et la mairie, et le dispositif est gratuit. Ceux de l’entreprise VVS ne le sont pas nécessairement. Si ce sont des particuliers qui ont créé des communautés et que la commune où ils résident n’est pas adhérente, ils peuvent évoluer sans garde-fou. De plus, VVS est un dispositif payant : l’entreprise est un acteur privé du marché de la sécurité et fait de la surveillance une source de profit. Les panneaux estampillés voisins vigilants coûtent entre 75 et 150 euros et les autocollants 5 euros.
Collecte des données personnelles et communication anxiogène
Autre source de profit possible : le recueil de précieuses données concernant une population a priori inquiète pour sa sécurité et celle de ses biens. Un tel fichier peut intéresser nombre d’acteurs de la sécurité privée pour commercialiser ses produits, de la porte blindée aux systèmes d’alarme et de vidéosurveillance. Lors de la procédure d’inscription pour devenir voisin vigilant, une quantité très importante de données est demandée : nom, numéro de téléphone, adresse postale et courriel. De manière à certifier que son adresse est bien la bonne – essentiel pour intégrer une « communauté » sur un territoire donné, le futur adhérent doit se géolocaliser ou fournir à la société un certificat de domicile. C’est une société française, Mitrust, spécialisée dans le partage des données et hébergée par Microsoft, qui réceptionne le certificat. Les données des Voisins Vigilants sont également stockées sur les serveurs de la société Scaleway, une filiale du groupe Iliad présidé par Xavier Niel (Free). Si vous quittez la communauté, les données recueillies seront conservées cinq ans, sauf « demande expresse ».
Enfin, la page Facebook de VVS est extrêmement anxiogène. L’entreprise avance qu’il y aurait un cambriolage toutes les 90 secondes : une présentation plutôt biaisée, qui mélange cambriolages effectifs et tentatives de cambriolages. Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, chaque année, il y aurait environ huit cambriolages pour 1000 habitants (et onze tentatives). Si le problème est réel, la manière de le présenter – en nombre de cambriolages par minute plutôt que par habitant – le rend plus menaçant encore.
L’appellation et la signalétique communes aux deux dispositifs créent une confusion, y compris chez les élus. L’entreprise privée a publié un document expliquant le protocole des voisins vigilants. Or, dans ce même document, il est indiqué que « la démarche de "voisins vigilants" également appelée "participation citoyenne" dans certaines communes consiste à sensibiliser les habitants en les associant à la protection de leur propre environnement. » Alors même que les deux dispositifs sont censés être distincts, VVS, tout en faisant référence à « participation citoyenne », renvoie l’utilisateur sur son propre site internet.
« Rien ne prouve que cette baisse des cambriolages est liée aux voisins vigilants »
« Le dispositif décrit par le ministère et notre entreprise n’ont pas la même approche. Nous proposons juste une sorte de réseau social, et nous pouvons exister sans soutien des autorités », expliquait pourtant Thierry Chicha, le PDG de VVS, à Streetpress. De son côté, le ministère de l’Intérieur rappelait que Voisins vigilants « ne revêt aucun caractère officiel et n’a, dans ses objectifs initiaux, aucune vocation partenariale avec les forces de sécurité publique. » « Je pense que les VVS ont lancé leur initiative avant Participation citoyenne. À mon avis, la circulaire Guéant est venu en 2011 réguler le phénomène qui se développait hors de tout cadre légal, explique Matthijs Gardenier, sociologue à l’Université Montpellier 3. Donc la confusion n’est pas nécessairement intentionnelle de la part des voisins vigilants. Par contre, elle pose des problèmes éthiques de confusion entre public et privé. »
Qu’en est-il de l’efficacité de ces deux dispositifs, public et privé ? « S’agissant du dispositif institutionnel de participation citoyenne, les premiers résultats constatés dans les communes qui l’ont mis en œuvre sont très favorables : renforcement des solidarités de voisinage, diminution du nombre d’atteintes aux biens, baisse du sentiment d’insécurité et affermissement des liens entre les forces de l’ordre et la population », assurait le ministère de l’Intérieur en 2015, sans fournir aucun élément ou chiffre concret. Rien de plus étayé n’a été publié depuis. Et dans le circulaire de 2019 publiée par le ministère de l’Intérieur, aucune mention concrète n’est faite de la formation des référents (le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu à nos sollicitations).
Les cambriolages auraient baissé de 40 % après l’installation de tels dispositifs : c’est l’argument de vente massue de Voisins vigilants et solidaires. Mais là encore, ce chiffre est biaisé. Aucun bilan national ne vient l’étayer. « Je crois qu’ils parlent d’un chiffre mesuré à Saint-Paul-de-Vence. Il y avait eu des vagues de cambriolages et, suite à ça, VVS s’est mis en place puis il y a eu une baisse des cambriolages. Mais rien ne prouve que cette baisse est liée aux voisins vigilants. Souvent, quand il y a une vague de cambriolage, ce sont des personnes qui, suite à leurs repérages, sévissent sur un ou plusieurs quartiers d’une même zone. Ensuite, soit elles sont arrêtés, soit elles passent à une autre zone », explique Matthjis Gardenier. Thierry Chicha lui-même, le co-fondateur de VVS, confiait à Streetpress que les chiffres affichés sur le site ne reposent pas sur des observations tangibles : « Il ne peut pas y avoir de retour statistique sur notre activité. La délinquance peut baisser, mais ça ne serait pas honnête d’imputer directement ces résultats aux Voisins vigilants. » basta ! a contacté à ce sujet la société VVS pour tenter d’avoir des éléments plus précis et actualisés, sans réponse de leur part.
Autre argument : grâce à ces signalétiques et communautés vigilantes, le « sentiment d’insécurité » des habitants aurait baissé et le lien social progressé. Or, mesurer la perception du sentiment d’insécurité est particulièrement complexe, même pour des chercheurs et chercheuses spécialisées dans ce domaine. Sans enquête rigoureuse, il apparaît impossible de donner une information fiable sur le sentiment d’insécurité. Quant au lien social que générerait les communautés numériques de voisins vigilants, il laisse perplexe les quelques élus de commune rurale que nous avons contactés. « Nous, on n’a pas besoin d’eux pour créer du lien social. On a un comité des fêtes qui est très actif. Je ne vois pas l’intérêt d’aller payer un entreprise privée pour organiser quelque chose qui relève tout simplement de la mobilisation citoyenne, » illustre Baptiste de Fresse de Monval, jeune maire de la petite commune de Margny-sur-Matz, dans l’Oise.
Ce phénomène de « surveillance participative » soulève d’autres questions, au regard du contexte actuel, marqué par les appels à une « société de vigilance », à la multiplication des lois et mesures attentatoires aux libertés, à la question de la relation entre polices et population. Pour Vanessa Codaccionni, chercheuse spécialisée dans la justice pénale et la répression, ce quinquennat marque « un tournant vers une répression participative » : « L’État a intérêt à ce que les citoyens participent à la répression. » Les voisins vigilants y contribueront-ils ? A suivre dans notre second épisode, la semaine prochaine.
Thalia Creac’h
Photo : chabe01 via Wikimedia commons (conditions d’utilisation ici)
Notes
[1] Matthijs Gardenier, « La communauté au service de la surveillance : capital social, lien social et figure de l’ennemi. Essai de typologie des "Voisins vigilants" », Revue européenne des sciences sociales, 2020/2(58-2), p. 189-216.