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Fatigue existentielle, « rite du moi » et overdose : un cocktail abstentionniste
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
L’ÉDITO – Selon Jérémie Peltier, Directeur des Études de la Fondation Jean-Jaurès, il est temps de redonner toute leur place aux profondes mutations anthropologiques agitant tout particulièrement la jeunesse pour justifier les taux d’abstention records observés lors des dernières régionales.
Beaucoup a été dit et écrit pour tenter d’expliquer les taux d’abstention records observés lors des dernières élections régionales et départementales. Scrutin sans enjeux, problèmes d’acheminement de la propagande électorale, méconnaissance du rôle des régions et des départements, etc..
Si l’abstention est un phénomène complexe et multifactoriel, une partie de l’explication pourrait néanmoins résidée dans des éléments d’ordre plus « anthropologiques », à retrouver du côté de la fatigue existentielle propre à l’époque, du triomphe du « rite du moi » et de l’overdose de la politique chez les individus.
Chacun dans sa bulle
La fatigue existentielle, d’abord. Dans un livre récent, La Civilisation du cocon. Pour en finir avec la tentation du repli sur soi, le journaliste Vincent Coquebert a forgé la notion de « civilisation du cocon » pour qualifier ce nouveau monde que nous voyons apparaître sous nos yeux. On apprend dans ce livre, par exemple, que la génération d’adolescents et de jeunes adultes nés après 1995 passe un tiers de temps en moins à socialiser à l’extérieur par rapport à la génération précédente, et que les trois quarts des enfants évolueraient moins d’une heure par jour à l’extérieur. Ce nouveau monde, désormais indoor, se replierait sur soi pour davantage de protection, se lovant dans des mondes imaginaires (jeux-vidéos, mangas) pour ne pas affronter la réalité et la présence d’autrui. Ces bulles de filtre, réconfortantes, deviennent utiles pour se protéger du monde extérieur, devenu de plus en plus stressant et fatigant pour les individus.
À cet égard, le « grand retrait » des citoyens auquel nous avons assisté durant les élections régionales et départementales ne serait alors que la continuité d’un grand retrait existentiel, bien analysé par le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans C’est fatigant la liberté…Une leçon de la crise. Fatigué d’être libre, d’être autonome et d’avoir à choisir dans un environnement « hyper-démocratique », l’individu moderne « tombe en panne », dans une sorte de mollesse existentielle et d’apathie de masse.
On peut légitimement penser que cette mollesse existentielle s’est renforcée durant la crise, l’injonction « Allez voter » étant devenue insupportable après des mois de « Allez faire-ci », « N’allez pas là-bas », « Faites la fête comme-ci », « Travaillez comme ça ». Dans ce contexte, l’acte même de voter et la participation à la vie démocratique relèvent d’efforts de plus en plus difficiles pour un peuple fatigué et privilégiant le bonheur personnel, comme nous l’avons montré avec Jérôme Fourquet dans une note de la Fondation Jean-Jaurès le 7 juillet dernier, Abstention aux régionales : manifestation spectaculaire de la crise de foi républicaine.
Car en effet, cette fatigue existentielle concourt au primat du domestique, de l’épanouissement personnel et de la culture du bien-être sur tout le reste. En somme, elle marque le triomphe du « rite du moi » sur le « rite collectif » que symbolisait le vote dans l’isoloir, rite devenu tout à coup obsolète et has been dans la société du sur-mesure incarnée par Amazon et Deliveroo.
On voyait d’ailleurs poindre ce « rite du moi » bien avant les élections régionales et départementales. Deux enquêtes publiées début 2021, « La Baromètre des émotions » et le Baromètre de la confiance politique » montraient qu’une partie de la population était en train de devenir touriste dans son propre pays, restant enfermée dans sa sphère privée, à l’échelle de son domicile, à peine à l’échelle de son immeuble : dans le « Baromètre de la confiance politique », 94 % des Français font confiance à leur famille », 71 % à leurs « voisins ». À titre de comparaison, 55 % des Français seulement font confiance « aux gens d’une autre nationalité » (-4 points par rapport à février 2020) et 41 % font confiance « aux gens qu’ils rencontrent pour la première fois » (-2 points par rapport à février 2020).
À l’inverse, la période que nous vivons a continué de dégrader le rapport à l’autre perçu comme « étranger » : quand 72 % des Français indiquaient en 2009 faire confiance aux « gens d’une autre nationalité », ils ne sont plus que 55 % aujourd’hui. On observe les mêmes tendances positives vis-à-vis de « l’ultra-proximité » dans le « Baromètre des émotions ». Quand on demande aux Français ce qui caractérisait le mieux leur état d’esprit à propos de leur vie familiale pendant le confinement, il s’agit de la seule question (avec la vie amoureuse) où les trois premiers items cités sont des items positifs : pour 26 % des Français, cela évoque de la « sérénité », pour 23 % de la « confiance », pour 20 % de la « joie ».
Du sur-mesure et du rite du moi partout
Il en est de même s’agissant de la vie amoureuse pendant le confinement : pour 24 % des Français, cela évoquait de la « sérénité », pour 22 % de la « joie » et pour 21 % de la « confiance ». Par conséquent on peut considérer que les gens n’ont pas une envie farouche de se voir davantage et de faire quelque chose ensemble, à commencer par voter collectivement : dans le « Baromètre de la confiance politique », 62 % des Français indiquaient qu’on n’est « jamais assez prudent quand on a affaire aux autres » (53 % au Royaume-Uni, 56 % en Allemagne) et 32 % étaient d’accord avec le fait que « la plupart des gens cherchent à tirer profit d’eux ».
En somme, la pandémie et les confinements n’ont fait qu’accélérer un processus déjà en route avant la crise : l’obsolescence des relations sociales. À force d’avoir voulu du sur-mesure et du chez-soi partout, l’autre est devenu l’exception, dont on se fout désormais pas mal. Or, le sur-mesure et le rite de soi sont difficilement compatibles avec le vote démocratique à dimension collective.
Et si les Français se foutent du sort d’autrui, ils se foutent en toute logique du fameux « débat public ». Beaucoup de responsables politiques étaient émus face au grand retrait démocratique des citoyens le soir du premier et du second tour des élections régionales et départementales, et un certain nombre dénonçait la trop glande place accordée à l’élection présidentielle par rapport au reste des scrutins intermédiaires. Or, à peine une semaine après le second tour (délais de « décence » maximum dans la société de l’immédiateté), une dizaine de candidatures à l’élection présidentielle étaient pourtant annoncées, et les candidats en question enchaînaient les prestations sur les plateaux et les matinales de radio pour expliquer leur choix « en responsabilité » évidemment, alors que les gens venaient d’exprimer quelques jours auparavant leur fatigue et leur lassitude face à la politique.
Trop de débats, trop d’émissions, trop de polémiques, trop de notifications reçues, trop de candidatures à l’élection présidentielle…Cette overdose est aussi à mettre dans les raisons de ce « grand retrait » démocratique, comme lorsque l’on quitte un mauvais film dans une salle de cinéma car il y a trop de mauvais bruit, trop de sang, trop de mauvais effets spéciaux, trop de tout en trop moyen.
Les vacances arrivent. Peut-être que le meilleur conseil à donner aux agitateurs du débat public serait qu’ils en prennent eux aussi, pour se reposer d’une part et reposer le pays d’autre part. Car dans la société de consommation, la rareté peut être une vertu quand un produit semble beaucoup moins attractif que par le passé.