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Noam Chomsky : "Les élites se livrent en permanence à une sournoise guerre des classes"

Chomsky

Lien publiée le 20 juillet 2021

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

» Noam Chomsky : « Les élites se livrent en permanence à une sournoise guerre des classes » (les-crises.fr)

Noam Chomsky explique à Jacobin pourquoi la politique de la classe ouvrière peut garantir des soins de santé universels, la justice climatique et la fin des armes nucléaires – si nous sommes prêts à nous battre pour cela.

Source : Jacobin Mag,Ana Kasparian, Nando Vila, Noam Chomsky
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

En 1967, Noam Chomsky s’est imposé comme un critique influent de la guerre du Vietnam en publiant un essai dans la New York Review of Books critiquant les tour d’ivoire de la politique étrangère américaine. Alors que de nombreux universitaires rationalisaient le génocide, Chomsky défendait un principe simple : « Il est de la responsabilité des intellectuels de dire la vérité et de révéler les mensonges. »

Linguiste révolutionnaire, Chomsky a fait plus pour respecter cette maxime que presque tout autre intellectuel contemporain. Ses écrits politiques ont mis à nu les horreurs du néolibéralisme, les injustices de la guerre sans fin, et la propagande des médias dominants, ce qui lui a valu de figurer sur la « liste des ennemis » de Richard Nixon et dans les dossiers de surveillance de la CIA. À 92 ans, Chomsky reste une voix essentielle dans les mouvements anticapitalistes que ses idées ont contribué à inspirer.

Ana Kasparian et Nando Vila ont interviewé Chomsky pour l’émission YouTube Weekends de Jacobin plus tôt cette année. Dans leur conversation, Chomsky nous rappelle que l’histoire est un processus de lutte continue, et que les politiques de la classe ouvrière nécessaires pour garantir des soins de santé universels, la justice climatique, et la dénucléarisation sont là – si nous sommes prêts à nous battre pour elles.

AK : Commençons par une grande question : pourquoi le Congrès ne cesse-t-il de dire au peuple américain qu’il ne mettra pas en œuvre des politiques qui bénéficient d’un soutien massif de la part du public ?

Noam Chomsky : Eh bien, un endroit où il faut toujours regarder est : « Où est l’argent ? Qui finance le Congrès ? » En fait, il existe une étude très fine et minutieuse sur ce sujet, réalisée par le principal spécialiste des questions de financement et de politique, Thomas Ferguson. Lui et ses collègues ont fait une étude dans laquelle ils ont enquêté sur une question simple : « Quelle est la corrélation sur plusieurs années entre le financement des campagnes et l’éligibilité au Congrès ? » La corrélation est quasi linéaire. C’est le genre de corrélation étroite que l’on obtient rarement en sciences sociales : plus le financement est important, plus l’éligibilité est élevée.

Et en fait, nous savons tous ce qui se passe quand un représentant du Congrès est élu. Le premier jour de son mandat, il commence à passer des coups de fil aux donateurs potentiels pour sa prochaine élection. Pendant ce temps, des hordes de lobbyistes d’entreprise débarquent dans leurs bureaux. Leurs employés sont souvent de jeunes adultes, totalement dépassés par les ressources, la richesse, et le pouvoir des lobbyistes importants qui affluent en masse. Il en résulte une législation, que le représentant signe ensuite – voire regarde à l’occasion, lorsqu’il peut raccrocher le téléphone avec les donateurs. Quel type de système pensez-vous voir émerger de cette situation ?

Une étude récente a révélé que pour environ 90 % de la population, il n’y a pratiquement aucune corrélation entre leurs revenus et les décisions prises par leurs représentants – autrement dit, ils sont fondamentalement non représentés. Cette étude s’inscrit dans le prolongement de travaux antérieurs de Martin Gilens, Benjamin Page, et d’autres qui ont trouvé des résultats assez similaires, et le tableau général est clair : la classe ouvrière et la majeure partie de la classe moyenne sont fondamentalement non représentées.

Une étude récente a révélé que pour environ 90 % de la population, il n’y a pratiquement aucune corrélation entre leurs revenus et les décisions prises par leurs représentants – autrement dit, ils sont fondamentalement non représentés.

Les décisions des représentants reflètent une très forte concentration de l’argent des campagnes et d’autres pressions financières. Je veux dire, si vous êtes un représentant du Congrès, et que vous allez quitter le Congrès un de ces jours, où allez-vous ? Devenez vous chauffeur de camion ? Secrétaire ? Vous savez où vous allez, et vous savez quelles en sont les raisons. Si vous avez voté de la bonne façon, vous avez un avenir peinard devant vous.

Il existe de très nombreux moyens de s’assurer qu’une grande majorité de la population n’est pas représentée et, de surcroît, volée, et massivement. La RAND Corporation, très respectable, a réalisé il y a quelques mois une étude sur ce qu’elle appelle le « transfert de richesse » de la classe ouvrière et de la classe moyenne – ou, plus exactement, le vol du public – depuis le début de l’assaut néolibéral vers 1980. Ils estiment à 47 000 milliards de dollars le montant de la richesse qui est passée des 90 % inférieurs de l’échelle des revenus au sommet de cette échelle.

Ce n’est pas de la petite monnaie, et c’est largement sous-estimé. Lorsque Reagan a ouvert les robinets pour le pillage par les entreprises, de nombreux dispositifs sont devenus disponibles : par exemple, les paradis fiscaux et les sociétés fictives, qui étaient illégaux auparavant, lorsque le département du Trésor appliquait la loi. Combien d’argent a été volé de cette manière ? C’est un secret de polichinelle, mais il existe des estimations raisonnables. Une étude du FMI, publiée récemment, l’a estimé à 35 000 milliards de dollars environ – rien que pour les paradis fiscaux – sur quarante ans.

Continuez à additionner ces vols. Ce ne sont pas des centimes, et cela affecte la vie des gens. Les gens sont en colère, et ils ont du ressentiment pour de très bonnes raisons : ils sont parfaitement préparés à l’arrivée d’un démagogue – à la manière de Trump – qui brandit une bannière d’une main en disant : « Je vous aime, je vais vous sauver », et de l’autre main vous poignarde dans le dos pour payer les riches et les puissants.

NV : Après Bernie, où les gauchistes devraient-ils diriger leur énergie pour résoudre ces immenses problèmes que vous venez d’exposer ?

NC : La première chose à retenir est que la campagne de Sanders a été un succès remarquable. En l’espace de quelques années, Sanders et d’autres personnes travaillant à ses côtés ont réussi à déplacer l’éventail des questions qui sont au centre de l’attention très loin vers le côté progressiste. C’est assez significatif. Ils y sont parvenus sans financement, sans soutien des entreprises, des médias – les médias sont devenus légèrement favorables à Sanders après qu’il ait perdu l’investiture, pas avant. Avant, c’était un peu comme ce qui est arrivé à [Jeremy] Corbyn au Royaume-Uni : des forces puissantes étaient déterminées à empêcher tout ce qui se trouvait à la gauche de la social-démocratie la plus modérée.

Au vu du succès de la campagne de Sanders, je pense qu’une réponse à votre question est « continuez comme ça ». Souvenez-vous, une terrible erreur a été commise lors de l’élection d’Obama : à savoir, une grande partie de la gauche a cru en lui. Obama bénéficiait d’un énorme soutien populaire, notamment de la part des jeunes – beaucoup de jeunes militants et organisateurs ont travaillé pour le faire élire. Après l’élection, que s’est-il passé ? Il leur a dit : « Rentrez chez vous ». Et malheureusement, ils sont rentrés chez eux. En l’espace de deux ans, Obama a complètement trahi ses électeurs, et cela s’est vu lors des élections de 2010.

Ce n’est pas que la droite a gagné le vote ouvrier ; les démocrates l’ont perdu – pour de bonnes raisons. En 2010, même les électeurs syndiqués n’ont pas soutenu le candidat démocrate ; ils ont vu ce qu’Obama avait fait. Nous ne devrions pas refaire cette erreur, et certainement pas avec Biden. Biden est un peu faible, à mon avis ; on peut faire pression sur lui. Il y a des gens très bien dans l’administration Biden, surtout parmi les conseillers économiques, et on peut les influencer.

Si nous ne nous attaquons pas rapidement à la catastrophe environnementale, tout le reste sera sans intérêt ; il n’y aura plus rien à discuter.

Prenez le changement climatique. Il n’y a pas de question plus importante. Si nous ne nous attaquons pas rapidement à la catastrophe environnementale, tout le reste sera sans intérêt ; il n’y aura plus rien à discuter. La pression exercée sur la campagne Biden-Harris par le Sunrise Movement et d’autres organisations a réussi à faire pencher leur programme du côté progressiste. Pas assez loin, mais leur programme est le meilleur qui ait jamais été produit.

Mais le Comité national démocrate (DNC) a commencé à s’y attaquer. Jusqu’au mois d’août, quand vous tapiez sur Google le programme climatique du parti démocrate, vous obteniez le programme Biden-Harris. La dernière fois que je l’ai vu, c’était le 22 août. La fois suivante, quelques jours plus tard, il n’y était plus. Ce que vous avez eu à la place, c’est « comment faire un don au DNC ». Je ne peux que spéculer sur ce qui s’est passé, mais je pense qu’il y a une lutte en cours. Et elle pourrait se poursuivre si la gauche ne fait pas l’erreur d’Obama, et croit ceux qui sont au pouvoir et leurs belles paroles.

Il en va de même pour le secteur des entreprises, qui a peur. Elles sont préoccupées par ce qu’elles appellent les « risques de réputation », ce qui signifie que « les paysans arrivent avec leurs fourches ». Partout dans le monde des entreprises – à Davos et à la Business Roundtable – on discute de la façon dont « nous devons avouer au public que nous avons fait les mauvaises choses. Nous n’avons pas accordé suffisamment d’attention aux parties prenantes, à la main-d’œuvre et à la communauté, mais nous réalisons maintenant nos erreurs. Nous sommes en train de devenir ce que l’on appelait dans les années 1950 des « sociétés de l’ âme », réellement dévouées au bien commun. » Ainsi, nous avons maintenant beaucoup de « sociétés de l’âme », qui font appel au public avec leur grande humanité, prenant parfois des mesures comme le retrait du financement des entreprises de combustibles fossiles ; elles peuvent être influencées.

Je n’aime pas le système, vous n’aimez pas le système, mais il existe, et nous devons travailler en son sein. Nous ne pouvons pas dire : « Je n’en veux pas. Ayons un autre système qui n’existe pas. » Nous ne pouvons construire un nouveau système qu’en exerçant une pression de l’intérieur et de l’extérieur.

Ainsi, par exemple, il n’y a aucune raison de ne pas travailler à la création d’un cadre politique et social alternatif en créant un nouveau parti ou des entreprises et coopératives appartenant aux travailleurs. Le fait est qu’il y a toute une série d’options qui s’offrent à nous – et elles doivent toutes être explorées.

AK : Je reconnais que Bernie Sanders a certainement réussi à réveiller les gens, de sorte que beaucoup plus de gens pensent à la politique en termes de classe. Il a également suscité une certaine colère, car réaliser à quel point le système est truqué contre l’Américain moyen rend les gens furieux. Je pense que les gens deviennent incroyablement impatients face à notre manque d’influence sur nos législateurs.

NC : Eh bien, l’absence d’influence remonte aux États-Unis d’il y à environ deux cent cinquante ans. Nous pouvons donc commencer par la Constitution, qui a été établie explicitement sur le principe d’empêcher la démocratie. Il n’y avait aucun secret à ce sujet. En fait, la principale étude savante sur la Convention constitutionnelle, réalisée par Michael Klarman, professeur de droit à Harvard, s’intitule The Framers’ Coup, et traite du coup d’État des Framers contre la démocratie.

Le thème des fondateurs a été très bien exprimé par John Jay, qui a été le premier juge en chef de la Cour suprême : « ceux qui possèdent le pays doivent le gouverner. » C’est ce que nous voyons aujourd’hui : ceux qui possèdent le pays ont réussi à le gouverner.

Cela n’a pas été une procédure uniforme ; il y a eu beaucoup de résistance, et beaucoup de victoires ont été remportées. Pendant mon enfance, par exemple, dans les années 1930, il y a eu de grandes victoires, principalement grâce au mouvement ouvrier organisé (organisation du CIO [Congres of Industrial Organizations, NdT], grèves militantes, actions syndicales militantes), une administration modérément sympathique, et à des activistes politiques de toutes sortes.

Des manifestants du syndicat des couturiers font une pause dans un restaurant pendant leur grève en 1933. (Kheel Center / Flickr)

Les États-Unis se sont orientés vers une social-démocratie modérée – nous en apprécions encore certains des avantages même si beaucoup d’entre eux ont été érodés. D’autres périodes de l’histoire américaine ont été similaires. À la fin du XIXe siècle, les Chevaliers du travail – un mouvement populiste qui n’a rien à voir avec ce qu’on appelle aujourd’hui le « populisme » – et les agriculteurs radicaux ont constitué un grand mouvement, qui a finalement été écrasé par la force de l’État et des entreprises, mais qui a laissé un arrière-goût.

Il s’agit fondamentalement d’une lutte des classes qui se poursuit tout au long de l’histoire, et nous en sommes actuellement à un stade particulier. Nous continuons à lutter, nous apportons des améliorations, il y a une certaine régression, mais nous continuons. L’esclavage a été vaincu après des centaines d’années de lutte, puis il est revenu sous une autre forme – les vestiges sont toujours là. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune victoire. Les choses sont meilleures qu’elles ne l’étaient grâce à une lutte constante menée.

En fait, ce pays est bien meilleur qu’il y a soixante ans, principalement grâce au militantisme des années soixante. Souvenez-vous de ce qu’était le pays dans les années 1960. Les logements financés par le gouvernement fédéral étaient refusés par la loi aux Afro-Américains, non pas parce que les sénateurs libéraux le voulaient, mais parce qu’on ne pouvait rien obtenir à cause de la mainmise des démocrates du Sud sur la politique. Il y avait des lois anti-sodomie jusqu’à ce siècle. Beaucoup de choses ont changé.

Ce n’est pas facile, mais si vous dites : « Nous ne sommes pas arrivés là où nous voulions, je vais abandonner, » vous garantissez que le pire va arriver. C’est une lutte constante. Prenons l’exemple de Tony Mazzocchi, l’un des héros du mouvement ouvrier moderne, à la tête de l’Oil, Chemical, and Atomic Workers [International] Union, l’un des premiers écologistes sérieux du pays. Ses électeurs, en première ligne, étaient assassinés par la pollution, la destruction de l’environnement, etc. C’était au début des années 1970, bien avant que le mouvement environnemental ne prenne son essor. Son syndicat s’est efforcé de faire face à la crise environnementale, puis a tenté de créer un parti ouvrier dans les années 1990. Ça aurait pu marcher, mais ça n’a pas marché.

L’assaut néolibéral – qui a commencé avec Reagan, s’est poursuivi avec Clinton et Obama – a été conçu pour détruire le travail. La campagne de Reagan a commencé par une attaque contre les syndicats. Thatcher a fait exactement la même chose en Angleterre. Les personnes à l’origine de l’assaut néolibéral ont compris ce qu’elles faisaient : il faut éliminer la capacité des travailleurs à se défendre.

Clinton a prolongé cette situation ; ses politiques de mondialisation néolibérale étaient conçues pour protéger les investisseurs et écraser les travailleurs, et elles ont réussi. C’était similaire aux années 1930. Dans les années 1920, les travailleurs avaient été pratiquement écrasés. Il y avait un mouvement ouvrier militant efficace au début du vingtième siècle, mais après la crise de Woodrow Wilson [Président des USA de 1913 à 1921, NdT], il a été presque détruit. Dans les années 1920, il n’y avait presque rien, mais il est revenu en force dans les années 1930 – c’est ce qui a conduit aux politiques du New Deal, la douce social-démocratie dont nous bénéficions toujours.

Nous pouvons reconstruire à nouveau. En fait, cela commence à se produire de manière assez intéressante. Ainsi, le travail avait été tellement écrasé par les politiques néolibérales qu’il n’y avait pratiquement pas de grèves. Les travailleurs avaient peur de se mettre en grève, ils étaient détruits. Les grèves ont commencé à se développer dans les États rouges parmi les travailleurs non syndiqués. Les enseignants de Virginie-Occidentale et d’Arizona ont bénéficié d’un énorme soutien public.

Dans le nord de l’Arizona, lorsque les enseignants se sont mis en grève, il y avait des affiches partout sur les pelouses disant : « Soutenez les enseignants ! » Et les enseignants ne réclamaient pas seulement des salaires plus élevés – qu’ils méritent amplement – mais aussi l’amélioration du système éducatif, qui a été frappé par la peste néolibérale. La privatisation, le désengagement, l’enrégimentation, l’enseignement basé sur les tests – toutes ces choses étaient bipartisanes. Les républicains sont plus extrêmes, donc Betsy DeVos était presque ouvertement dévouée à la destruction de l’ensemble du système. Mais les politiques d’Obama n’étaient pas beaucoup mieux.

Nous pouvons reconstruire à nouveau. En fait, cela commence à se produire de manière assez intéressante.

Voici la grève des enseignants, qui bénéficie d’un large soutien populaire. Il y a également eu des grèves d’infirmières, de syndicats de services, une grande grève à General Motors, et d’autres pourraient se produire. La destruction du mouvement ouvrierl a été un facteur majeur dans la création d’une inégalité extrême. Certains économistes traditionnels, comme Lawrence Summers, ont conclu qu’il s’agissait du principal facteur d’inégalité extrême, en supprimant simplement la capacité des travailleurs à se défendre. C’est certainement un facteur majeur qui pourrait permettre le retour de partis politiques alternatifs comme celui de Mazzocchi.

La pression sur les démocrates pour qu’ils se déplacent vers la gauche – comme le genre de choses que font l’équipe d'[Alexandria] Ocasio-Cortez et d’autres – peut avoir un effet, mais il faut qu’il y ait beaucoup d’action populaire derrière. Si les troupes rentrent chez elles, le parti va se déplacer vers la droite. Il y a une force qui est implacable : les classes d’affaires sont marxistes et mènent une guerre de classe féroce en permanence. Elles ne s’arrêtent jamais. Si le reste de la population abandonne la lutte, vous savez ce qui va se passer. En fait, nous en avons été témoins pendant quarante ans.

NV : J’aimerais poser une question sur cette lutte des classes, car [Thomas] Piketty, par exemple, a souligné que, dans les démocraties occidentales, la composition de classe des partis a évolué de manière assez frappante.

Que pensez-vous de ce phénomène tel qu’il s’est produit ici aux États-Unis – mais aussi en Europe – où les partis traditionnels de gauche deviennent de plus en plus des partis des élites éduquées, et où les classes populaires sont exclues ?

NC : Eh bien, commençons par les États-Unis. Ainsi, à la fin des années 1970 – les dernières années [Jimmy] Carter – les démocrates ont essentiellement dit à la classe ouvrière : « Vous ne nous intéressez pas. » Le dernier souffle d’activité pro-travail du parti démocrate a été le Humphrey-Hawkins Full Employment Act en 1978. Carter n’y a pas opposé son veto, mais il l’a édulcorée pour qu’elle soit inopérante. À partir de ce moment-là, les démocrates ont essentiellement abandonné la classe ouvrière, à part quelques gestes ici et là.

Lorsque Clinton est arrivé, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a été adopté en secret malgré les objections du mouvement ouvrier. Ils n’ont même pas été informés avant la dernière minute de ce qu’était le cadre : des accords sur les droits des investisseurs. Le Comité consultatif du travail a présenté un programme alternatif pour l’ALENA, en disant : « Voici une bien meilleure façon de procéder. La version exécutive va conduire à une économie à faible croissance et à bas salaires. Voici une façon de le faire avec une économie à forte croissance et à salaires élevés. »

Il se trouve que leur programme était presque le même que celui de la propre agence de recherche du Congrès, l’Office of Technology Assessment. Personne n’y a prêté attention ; le pouvoir exécutif s’en fichait. Ils voulaient leur version de l’ALENA, qui était essentiellement un accord sur les droits des investisseurs mettant les travailleurs en concurrence les uns avec les autres sans leur accorder de droits.

Il s’est avéré que sous l’ALENA de Clinton, les entreprises ont été en mesure de briser les efforts de syndicalisation à un niveau très élevé – environ 50 % d’entre eux ont été brisés simplement en menaçant de déplacer l’entreprise au Mexique. Les menaces n’étaient pas sérieuses, mais elles étaient suffisantes pour briser les efforts d’organisation. Il se trouve que c’est illégal, mais lorsque vous avez un État criminel, vous pouvez mener des actions illégales. Kate Bronfenbrenner, économiste du travail à Cornell, a réalisé une bonne étude sur ce sujet. Elle a constaté ce que je viens de décrire, à savoir qu’environ 50 % des efforts d’organisation ont été brisés illégalement, simplement par des menaces de transfert de l’entreprise. Ce n’est qu’un exemple.

En 2008, les travailleurs ont voté pour Obama ; en 2010, ils n’étaient plus là – les travailleurs avaient vu ce que ses promesses signifiaient. Nous étions au milieu d’une énorme crise financière causée par l’effondrement du marché immobilier. Le Congrès, sous [George W.] Bush, avait en fait adopté la loi TARP [Troubled Asset Relief Program] pour y remédier.

Cette législation comporte deux volets. L’un consistait à renflouer les auteurs de la crise : les banques qui avaient provoqué la crise par des pratiques de prêts prédateurs et d’autres actions sournoises semi-criminelles. L’autre volet de la législation visait à renflouer les victimes : les personnes qui avaient perdu leur maison à la suite de saisies et leur emploi.

Toute personne connaissant l’histoire et la politique américaines aurait pu prédire quelle moitié de la législation allait être mise en œuvre par le président Obama. En deux ans, la classe ouvrière – même la classe ouvrière syndiquée – avait dit : « Ce parti ne travaille pas pour nous. Ils sont nos ennemis. »

Où pouvez-vous aller ? Vous pouvez aller voir les types qui prétendent qu’ils vont ramener l’Amérique traditionnelle et vous trouver des emplois. Ils ne vont pas le faire, bien sûr, mais ils prétendent au moins le faire. Vous regardez les électeurs de Trump ; ils ont été soigneusement étudiés. Beaucoup d’entre eux disent : « Oui, nous savons que c’est un con, qu’il ne va rien faire. Mais au moins, il dit qu’il nous aime bien. »

Il se lève et dit : « Je suis avec toi. Je veux que tu fasses le bien. J’agis comme toi. » Comme George W. Bush – vous vous souvenez peut-être que tous les week-ends, il partait au Texas dans sa ferme et se faisait filmer en train de couper des broussailles par des températures de quarante degrés pour montrer qu’il est un vrai gars ordinaire. Après avoir quitté ses fonctions, je ne pense pas qu’il y soit retourné.

Les études les plus minutieuses que j’ai lues sur les électeurs de Trump sont celles d’Anthony DiMaggio, un spécialiste des sciences sociales de gauche. Il a fait une analyse récente de ce que l’on sait jusqu’à présent des électeurs de Trump en 2020, et il semble qu’une fois de plus, à part les évangéliques et les suprémacistes blancs, la principale base électorale du vote pour Trump est essentiellement constituée de petits bourgeois avec des revenus de 100 000 à 200 000 dollars. Ce ne sont pas des travailleurs – ce sont des petits entrepreneurs, des vendeurs d’assurance, etc. Cela semble être la base principale, et elle semble être la seule qui ait augmenté substantiellement depuis 2016.

Des partisans se rassemblent pour entendre le discours de Trump à H&K Equipment, une usine de fabrication d’équipement à Coraopolis, en Pennsylvanie, le 18 janvier 2018. (Jeff Swensen/Getty Images).

Beaucoup de travailleurs pensent : « Au moins, Trump nous dit quelque chose de gentil. Les démocrates ne font rien. » Prenez, disons, le Sud du Texas : on a beaucoup étudié pourquoi le sud du Texas, qui n’avait pas voté pour un républicain depuis cent ans – depuis [Warren] Harding – s’est dirigé vers Trump. Ce sont des communautés mexico-américaines. Comment se fait-il qu’elles aient rompu avec cent ans de vote démocrate ? Tout d’abord, les démocrates n’ont pas fait le moindre effort d’organisation : « Ils sont hispaniques. Ils votent pour nous. » Les gens n’aiment pas ça, vous savez.

Mais il y avait une raison plus effrayante. Ce sont des régions productrices de pétrole. Tout ce qu’ils ont entendu, c’est : « Biden veut supprimer nos emplois parce qu’une bande de riches libéraux intellos prétendent qu’il y a une crise climatique. » Si les démocrates se souciaient un tant soit peu des travailleurs, ils auraient été là-bas pour dire : « Écoutez, il y a une crise climatique, et nous allons devoir nous passer des combustibles fossiles, point final. Mais vous pouvez avoir de meilleurs emplois, de meilleures vies, une meilleure économie, en travaillant à la transformation des industries – peut-être sous votre propre contrôle – vers une énergie durable et un développement constructif. »

C’est ce que font les organisateurs, d’accord. Les démocrates ne s’en sont pas souciés ; la classe ouvrière n’est pas leur électorat. Donc, les Texans du Sud ont voté pour le gars qui dit : « Je vais ramener vos emplois. »

AK : Il y a un débat en cours sur la question de savoir si le Parti républicain peut légitimement et sincèrement devenir le parti de la classe ouvrière à l’avenir. Évidemment, nous sommes sceptiques, mais il y a eu un glissement rhétorique.

NC : Tout d’abord, les travailleurs doivent avoir une raison de voter. Si les démocrates disent : « Nous ne nous soucions pas de vous. Nous sommes le parti de Wall Street et des riches professionnels. Nous avons des stars d’Hollywood à nos événements, et qui se soucie de vous ? », ils voteront pour le type qui dit : « Je vous aime bien. J’agis comme vous. Je déteste l’élite. » Ils voteront pour ce type même s’il ne fait rien pour eux et qui, en fait, les entube.

Si vous voulez examiner ces républicains qui prétendent être pro-classe ouvrière, regardez comment ils votent. Regardez comment ils ont voté sur la seule réalisation législative de l’administration Trump : l’arnaque fiscale, qui a donné une énorme quantité d’argent aux très riches et qui poignarde la classe ouvrière dans le dos.

Comment ont-ils voté sur la manière dont le programme CARES a été administré – pour que les fonds aillent aux banques, qui décident ensuite comment les distribuer, et elles les donnent à leurs riches clients ? Jetez un coup d’œil aux actions législatives réelles. C’est très facile de se lever et de dire : « Je suis pour les travailleurs », vous savez ? Peut-être que les gens diront : « Au moins, il dit qu’il nous aime bien. »

Les gens votent juste par frustration, quand ils votent. Donc, à moins qu’il y ait une alternative constructive, les gens ne vont pas rejoindre un mouvement.

Les gens votent juste par frustration, quand ils votent. Rappelez-vous, près de la moitié de la population ne s’en est même pas donné la peine. Donc, à moins qu’il y ait une alternative constructive, les gens ne vont pas rejoindre un mouvement. Pourtant, pendant la campagne de Sanders, la plupart des commentateurs libéraux ont dit : « Ses propositions sont très bonnes. Mais elles sont trop radicales pour le peuple américain. »

Quelles propositions sont trop radicales ? Jetez un coup d’œil aux programmes de Sanders : le premier était les soins médicaux universels. Connaissez-vous un autre pays qui n’a pas de soins médicaux universels ? L’une des principales correspondantes du Financial Times, Rana Foroohar, a écrit une chronique dans laquelle, en plaisantant à moitié, elle a dit que si Sanders était en Allemagne, il pourrait se présenter sur le programme des chrétiens-démocrates, le parti de droite. Bien sûr, ils sont en faveur des soins de santé universels – qui ne l’est pas ?

L’autre programme est la gratuité de l’enseignement supérieur. Là encore, vous le trouvez presque partout, et dans les pays les plus performants : Finlande, Europe, Mexique, c’est partout. C’est trop radical pour le peuple américain ? Je veux dire, c’est une insulte pour la population américaine qui vient de l’extrémité gauche de l’éventail des courants dominants. Eh bien, la gauche – la gauche authentique – devrait être capable de passer outre et de dire que Sanders a des programmes qui n’auraient pas beaucoup surpris [Dwight] Eisenhower.

Eisenhower était fortement pro-New Deal. Sa position était que quiconque remettait en cause le New Deal n’avait pas sa place dans le système politique américain. Au cours des années néolibérales, les choses ont tellement évolué vers la droite au niveau de l’élite – au niveau du pouvoir – qu’il est difficile de se rappeler ce qui était normal peu de temps auparavant. La gauche peut atteindre les gens en ravivant le mouvement ouvrier, en se rapprochant du parti travailliste, en poussant la partie libérale du parti démocrate vers des objectifs modérément sociaux-démocrates – en particulier sur des sujets comme le climat.

Je dois également mentionner la question des armes nucléaires. On n’en parle pas. C’est une menace majeure pour notre existence. La menace augmente énormément. L’un des nombreux crimes de Trump a été de démanteler l’ensemble du système de contrôle des armements, et de lancer des initiatives visant à créer de nouveaux systèmes d’armes très dangereux – il faut mettre fin à ces initiatives rapidement, ou nous aurons de sérieux problèmes. Nous devons rassembler la gauche sur ces questions. Vous pouvez avoir des divergences sur d’autres sujets, mais il y a des choses majeures qui sont tout simplement essentielles – littéralement – pour la survie de l’humanité.

NV : Nous sommes tous d’accord pour dire que le changement climatique est une menace existentielle, mais il semble que nous ne pourrons pas vraiment résoudre le problème du climat tant que nous n’aurons pas dépassé le capitalisme d’une certaine manière, ce que nous avons traditionnellement appelé le socialisme. Pensez-vous qu’il soit encore utile de considérer le socialisme comme une sorte d’horizon politique ?

C’est utile, mais il y a certains faits dont nous devons nous souvenir. L’un d’eux est l’échelle de temps. Nous avons une ou deux décennies pour faire face de manière décisive à la crise environnementale. Nous n’allons pas renverser le capitalisme en quelques décennies. Vous pouvez continuer à travailler pour le socialisme, mais vous devez reconnaître que la solution à la crise climatique devra venir d’une sorte de système capitaliste réglementé, et non du système néolibéral.

Il y a une variété de types de capitalisme. Donc, vous revenez à la période pré-néolibérale – cette période de ce qu’on appelle le capitalisme réglementé – et dans ce cadre de contrôle gouvernemental sérieux des excès destructeurs du capitalisme déchaîné, vous avez une chance d’avancer.

Nous considérons qu’avoir un emploi est une chose merveilleuse. Au début de la révolution industrielle, les travailleurs le considéraient comme une obscénité, une atteinte fondamentale aux droits et à la dignité essentiels de l’homme.

Pendant ce temps, nous devrions faire exactement ce que vous avez dit, essayer de saper le capitalisme. Prenez le mal fondamental du capitalisme, qui a toujours été compris par les socialistes traditionnels – à savoir, le fait que vous devez avoir un emploi.

Nous considérons qu’avoir un emploi est une chose merveilleuse. Au début de la révolution industrielle, les travailleurs le considéraient comme une obscénité, une atteinte fondamentale aux droits et à la dignité essentiels de l’homme. Cette position était si forte qu’elle est devenue un slogan du Parti républicain sous Lincoln : le travail salarié ne diffère de l’esclavage que par son caractère temporaire, jusqu’à ce que vous puissiez devenir une personne libre.

Eh bien, la liberté peut être mise en œuvre par le contrôle des travailleurs sur les entreprises dont ils font partie. Vous pouvez l’obtenir en une seule étape, comme dans les entreprises appartenant aux travailleurs, qui prolifèrent – mais vous pouvez l’obtenir par une série d’étapes, comme les propositions d'[Elizabeth] Warren et Sanders pour la représentation des travailleurs dans les conseils d’administration des entreprises.

La représentation des travailleurs n’est pas très radicale. Elle existe en Allemagne – un pays conservateur – mais c’est un pas en avant. Vous pouvez aller plus loin en menant des actions directes sur le terrain – par exemple, en créant des entreprises appartenant aux travailleurs – afin de changer le mode de fonctionnement du système capitaliste.

Si vous mettez en place une taxe carbone, ne le faites pas comme en France, ce qui a conduit au mouvement des gilets jaunes. Une taxe sur le carbone conçue pour frapper la classe ouvrière entraînera un soulèvement. Il est possible d’instaurer une taxe sur le carbone dont les recettes sont reversées au public de manière progressive – elle profite alors à la classe ouvrière. Oui, vous payez un peu plus cher votre essence, mais vous obtenez davantage en retour.

Même chose pour les soins de santé. Vous économisez énormément d’argent si nous passons à un système de soins de santé universel, mais vous allez payer plus d’impôts. Ce sont les tests pour la gauche : éducatifs, organisationnels, militants. Je pense qu’il s’agit là d’un énorme éventail de possibilités. Mais il ne suffit pas de savoir quoi faire – il faut le faire.

AK : Comment restez-vous optimiste quant à notre capacité à lutter avec succès pour un changement réel qui profite aux gens ordinaires ?

NC : Eh bien, une façon simple de le faire est de regarder ce que je vois à l’écran : des personnes engagées dans la lutte pour un monde meilleur. Et il y a beaucoup de personnes comme vous.

Beaucoup de gens sont optimistes. Ils n’abandonnent pas dans des conditions comparativement pires que les nôtres. Nous avons des opportunités dont ils ne peuvent pas rêver.

Je ne peux plus le faire – je suis trop vieux – mais j’avais l’habitude de voyager dans certaines des régions les plus pauvres et les plus déprimées du monde : le Laos, le sud de la Colombie, les zones kurdes en Turquie, les camps de réfugiés palestiniens, les endroits les plus misérables que l’on puisse trouver. Beaucoup de gens sont optimistes. Ils n’abandonnent pas dans des conditions comparativement pires que les nôtres. Nous avons des opportunités dont ils ne peuvent pas rêver. Ils n’abandonnent pas, et ils se battent.

Vous vous rendez dans une communauté rurale pauvre de Colombie, à des heures à l’écart de l’autoroute. Vous arrivez dans la communauté, et la première chose que vous voyez est un petit cimetière avec des tombes, des croix blanches, pour les personnes qui ont été tuées dans la dernière attaque paramilitaire. Vous arrivez dans la ville : « Bienvenue, prenez un repas. » Vous allez à une réunion, et ils parlent de la manière de sauver la montagne à côté d’eux des prédateurs industriels qui vont détruire leur approvisionnement en eau.

Mais ils luttent avec optimisme. Et quand on voit des gens comme ça un peu partout – ici aussi – comment ne pas partager leur optimisme, avec tous nos privilèges et avantages ?

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Noam Chomsky est professeur émérite de linguistique au Massachusetts Institute of Technology. Haymarket Books a récemment publié douze de ses livres classiques dans de nouvelles éditions.

Sur l’enquêtrice : Ana Kasparian est la co-animatrice de Weekends.

Nando Vila est le co-animateur de Weekends.

Source : Jacobin Mag,Ana Kasparian, Nando Vila, Noam Cho06msky, 10-06-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises