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Philippe Artières, Le dossier sauvage

Lien publiée le 5 septembre 2021

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https://dissidences.hypotheses.org/14543

Un billet de Vincent Chambarlhac

D’après Foucault ?

Daniel Defert confie à Philippe Artières un dossier sobrement titré « sauvage ». L’historien reconnaît l’écriture de Michel Foucault, se saisit de ce dossier ignoré de l’historiographie foucaldienne. L’hypothèse d’une découverte est plausible. Daniel Defert est l’un des éditeurs desDits et écrits du philosophe chez Quarto. L’hypothèse n’est qu’une fiction contrefactuelle. Philippe Artières en décrit les ressorts auprès de Daniel Defert dans les dernières pages du volume (p. 155-157). Une fiction contrefactuelle dont la clé se résume dans une belle formule : « les archives génèrent des formes de fiction du présent. Hériter c’est nécessairement inventer » (p. 154).

Hériter d’après Foucault donc d’une série d’archives : une série autour de la figure de l’homme sauvage rabattu sur celle de l’ermite, compagne archivistique possible de l’intérêt de Michel Foucault pour les hommes infâmes, les marginaux. Une fiction sur ces « vies graphiques » qui animaient l’écriture du philosophe. Un pari contemporain d’écriture historique surtout que ce dossier qui interroge – tel serait son implicite pacte de lecture – l’archive comme rêve de l’histoire, et la fiction comme invention nécessaire dès lors que l’on hérite d’archives.

Le dossier sauvage est au cœur des préoccupations de Philippe Artières. Il en condense au vif d’une plume systématiquement déconcertante par une succession discontinue de perspectives qui bouscule les certitudes causales de l’écriture historique, les topiques, les obsessions. Il y a le jeu sur l’archive, la série constituée par le regard – ici supposé du philosophe, implicite de l’historien –, l’interrogation d’une subjectivité que l’on trouvait déjà dans le Dossier Bertrand1. Une obsession également dans le titre sur le dossier, terme où affleure la littérature grise et ses modalités d’écriture mais qui dans sa neutralité clinique2 bouscule la série archivistique, ouvre la voie à sa déconstruction et s’offre comme matériaux pour l’interrogation d’une méthode d’exposition. Ce furent les dossiers de la préfecture de police pour Mai 68 exposé lors du cinquantenaire3, c’est ici la question même de l’écriture de l’histoire sociale, autre modalité d’exposition de l’histoire. La part du jeu sur cette dernière chez Philippe Artières tient au rire foucaldien. L’exercice contrefactuel s’écrit d’après Foucault4, autre ouvrage de sa part, maillon d’une collection de Rêves d’histoire5. Il passe ici du régime de l’objet à celui de l’archive, traquant au plus près son poids dans l’écriture de l’histoire. Et puisqu’il se refuse à l’essai, aux généalogies confortables du principe de causalité et de l’horizon téléologique, c’est l’incertitude même de l’invention de l’écriture de l’histoire sociale ici et maintenant qu’il scrute. A la manière contemporaine de l’égo-histoire que d’autres pratiquent à des fins académiques, il fait part de ses doutes, biffe, rature. L’écriture de l’histoire sociale donc, scrutée de ses marges puisque d’après Foucault, puisqu’interrogée à partir d’une fugue sur l’une de ses figures marginales, l’homme sauvage. A l’ordre d’un discours historique Philippe Artières opposerait ainsi dans sa plume le principe contrefactuel d’une série héritée. A inventer donc. La contrefactualité ici n’interroge pas l’événement. Elle ne se construit pas sur le mode du et si… Elle n’est pas pari sur l’ouverture des possibles. Elle est simplement réflexive sur les modalités même de l’écriture de l’histoire.

A la racine donc, une prise de position.

Un dossier.

Le dossier sauvage se compose d’une série de textes enchâssés, fictionellement construit par Michel Foucault. En son sein, Laurent le solitaire des forêts de Pierrefeu, figure érémitique du XIXe siècle dialogue avec les considérations de Théodore J. Katczynski (unabomber), rencontre le premier assassinat que Ravachol évoque dans ses mémoires, contraste avec les propos d’un blogueur plus ou moins collapsologue et sans doute zadiste… La bigarrure domine dans cet ensemble d’imprimés où surgissent également des textes que Philippe Artières écrivit à propos d’une figure de son enfance, l’ermite Jean. Hors ceux-ci, l’ensemble des pièces reproduites est sourcé, témoignant d’une érudition foucaldienne.

C’est donc l’homme sauvage qu’il s’agit de retrouver dans cet assemblage, au risque évoqué par l’auteur de « s’embourber », soulignant que « ce sont des vies qui échappent aux catégories et qui sont aussi anachroniques. Des existences « sauvages » c’est-à-dire rétives à l’histoire » (p. 77). Le pari contrefactuel est ici dans une « construction fictive », un montage, qui exploreraient une voie parallèle à celle empruntée par Michel Foucault sur les hommes infâmes. Dans ce jeu, la figure de l’homme sauvage questionne la catégorisation, semble ouvrir la possibilité d’une autre écriture de l’histoire. Celle-ci emprunte donc à Michel Foucault par un procédé somme toute classique : héritant du dossier que le philosophe aurait constitué, Philippe Artières s’efforce de retrouver dans l’assemblage de documents disparates l’horizon d’attente du philosophe, tout en le contaminant par ses propres souvenirs (Jean notamment). Il bute ainsi sur une part des apories du philosophe, dont le rapport au christianisme (p. 80) pour cerner cette catégorie aux marges (frontières) de l’histoire. Les documents rassemblés semblent indiquer une généalogie globalement circonscrite aux XIXe et XXe siècles de l’homme sauvage, ouverte par le travail de Foucault sur Rousseau (p. 66)… L’énigme du dossier disparate semble contenir une thèse en germe, tout comme le premier chapitre de Surveiller et punir contenait celle de Naissance de la prison (p. 23). La fiction d’archive serait ici la fiction d’une thèse foucaldienne sur cette figure de l’homme sauvage qui n’est pas en « dehors au pouvoir ». A ce point, le présent de l’écriture fait retour et la série d’archives sur l’homme sauvage peut s’entendre comme une réflexion sur les figures possibles de ce « dehors au pouvoir » : « les ZAD devenant sans doute des imaginaires à défendre » (p. 151). Une continuité se dessine du Solitaire de Pierrefeu aux zadistes via unabomber, la révolte anti-technologique, une continuité pacifique puisque Philippe Artières confie faire le choix de tenir en hors champ la question de la lutte armée (p. 98).

A ce point comment entendre cet exercice d’écriture, ce pari contrefactuel sur une figure – l’homme sauvage – d’après Michel Foucault ? Il faut laisser l’homme sauvage aux forêts, lieux emblématiques depuis le Moyen Âge, et le considérer comme une aspérité sur laquelle achoppe l’époque et le pouvoir. Il est l’avers structurel de l’ordre social6. Délaisser donc l’objet de l’écriture pour s’intéresser uniquement à cette dernière ; considérer comme prétexte l’homme sauvage et comme sujet l’exposé d’un jeu fictionnel sur l’archive. Philippe Artières écrit donc Le dossier sauvage d’après Michel Foucault. La proposition pourrait l’apparenter au borgesien Pierre Menard auteur du Don Quichotte7 si Philippe Artières ne travaillait pas à partir d’un dossier fictionnellement attribué à Michel Foucault. Dans ce mouvement, deux lignes de fuite. La première tient à éclairer le geste de rassembler les documents par le contexte des intérêts, déplacements et écrits de Michel Foucault. A partir de l’homme sauvage donc, il s’agirait de proposer une lecture décentrée – car jamais Michel Foucault ne s’y intéressa – des problématiques du philosophe. L’historien – Philippe Artières – se place ici en surplomb du dossier qu’il renseigne et l’objet de l’ouvrage n’est plus alors Le dossier sauvage mais Michel Foucault d’après Le dossier sauvage. Il y a l’exposition d’une méthode, fondée sur l’archive. La seconde ligne de fuite tient à la subjectivation qui surgit au fil des pages de l’ouvrage et place – au défaut du contrat contrefactuel – les souvenirs de Philippe Artières en regard des textes supposés rassemblés par Michel Foucault. S’affirme ici, plus qu’une méthode, une position de l’historien contre la défictionnalisation de l’histoire et pour l’affichage réflexif des incertitudes de l’écriture de l’histoire8. Chemin faisant, Philippe Artières précise ses choix (cf. son refus de travailler sur la lutte armée), comme le poids du présent dans sa recherche. Chemin faisant également, il marque son propre rapport à l’archive. Il évoque une coupure de presse du Petit Journal annonçant une conférence du Solitaire de Pierrefeu. Devant le silence de l’archive sur ce qui s’énonça, il renonce à la méthode dont Alain Corbin usait pour restituer les conférences de Morterolles, parvenant à les reconstituer. « Impossible pour moi de me livrer à un tel exercice. J’imagine pourtant assez bien comment les prises de parole de Laurent pouvaient se dérouler » écrit-il (p. 107). Le lecteur peut ainsi entendre son rapport à l’archive. Il peut surtout éprouver les clés d’intelligibilité qu’offrent l’imagination et les affects (p. 28), entendre ainsi que le moment de lecture de l’archive en construit le sens. La question posée – et si Foucault avait rassemblé le dossier sauvage – interroge peu le philosophe mais ce qu’il en est de ses propositions en 2019 pour une certaine pratique de l’histoire.

1Philippe Artières et alii, Le dossier Bertrand. Jeux d’archives, Paris, Manuella éditions, 2008.

2Philippe Artières, Décrire : Études sur la culture écrite contemporaine (1871-1981), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2016.

3Cf. l’exposition dont il est le commissaire en 2018 aux Archives nationales, Mai 68. Archives du pouvoir.

4Philippe Artières, Mathieu Potte-Bonneville, D’après Foucault : Gestes, luttes, programmes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.

5Phillippe Artières, Rêves d’histoire : Pour une histoire de l’ordinaire, Paris, Les Prairies ordinaires, 2006.

6Le Dossier sauvage ne comporte aucune référence à la culture médiévale qui voit surgir la figure de l’homme sauvage. Elle est pourtant, au moment où une part de l’histoire des mentalités s’empare des problématiques foucaldiennes et structuralistes, scrutée par les historiens du Moyen Âge. Cf. Jacques Le Goff, « Le désert-forêt dans l’Occident médiéval. », Un autre Moyen Âge, Paris, Quarto-Gallimard, 1999. Claude Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, Paris, Presses de la Sorbonne, 1993.

7Le court développement qui suit s’inspire librement de Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard (Folio/Histoire), 2015, p. 289-299.

8Sur ce point, cf., Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou. « Explorer le champ des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus en histoire », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 59-3, n° 3, 2012, p. 70-95.