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A propos d’un petit courant d’air symptomatique
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
A propos d’un petit courant d’air symptomatique. – Arguments pour la lutte sociale (aplutsoc.org)
A propos de la tribune « « Les gauches se perdent dans le confusionnisme des mots et des idées », parue dans le Nouvel Obs
Voir à la source :
Depuis le 12 juillet, le clivage entre courants politiques et militants qui veulent combattre Macron ou qui, en s’en rendant compte ou pas, veulent le sauver, s’accentue. La presse bien-pensante de la « gauche » officielle donne largement la parole à ces derniers. Philippe Marlière et Philippe Corcuff, un universitaire et un essayiste, après avoir vu publier séparément leurs diatribes, se sont associés et ont pondu un billet dans le « Nouvel Obs », cette relique de la deuxième gauche d’antan, billet que d’aucuns présentent comme un summum de la pensée profonde plaçant « la gauche » devant ses responsabilités.
L’avantage de ce billet est qu’il synthétise la supposée pensée profonde des auteurs sur le moment présent. Nous invitons donc nos lecteurs à le lire – c’est nettement moins long que bien des articles de notre site. Et j’en critique donc les points saillants.
Pour qui parlent Philippe et Philippe, à qui s’adressent-ils et quelle est leur (bonne) cause ? Ils parlent, et s’adressent pour et dans l’intérêt « des gauches ». On notera que cette catégorie littéraire, « les gauches », n’est pas définie, si ce n’est qu’elles disposent, paraît-il, de « ressources pour se réinventer dans le pluralisme » (n’est-ce pas merveilleux ?). Donc, ici, nous sommes dans « les gauches », et nos deux Philippe sont en somme leurs consciences autoproclamées, qui les sermonnent pour qu’elles puisent à nouveau dans leurs « ressources » et, ainsi, retrouvent le droit chemin.
Tout découle au fond de cet univers mental … et social. Nous, les simples militants, nous, les prolos, nous, les sans-dents, nous, les pas-vaccinés (je suis vacciné mais désolé, j’ai de l’empathie pour les cibles de l’ordre social et de ses gardiens ! ), notre sphère n’est pas les gauches ou la gauche (car ce petit pluriel de connivence ne change rien au problème).
Notre socle, c’est la lutte des classes, ceux qui nous intéressent, ce sont les nôtres : le prolétariat, l’immense majorité de celles et de ceux qui, pour essayer d’avoir le droit de vivre, doivent essayer de vendre leur force de travail dans un monde sans travail et bientôt sans nature. Relisez tant que vous voulez dans tous les sens et même entre les lignes un petit produit comme celui des deux Philippe dans l’Obs: il ne leur est même pas venu à l’esprit de pondre le moindre petit hommage pour mémoire, éventuellement même un petit rappel hypocrite, au prolétariat, à la grande majorité. Ce n’est pas leur monde, ce n’est pas leur affaire. Nous sommes donc, apparemment, dans le monde des idées et des engagements moraux. Bien entendu, les idées et les engagements moraux sans socle social dans le combat des exploités et des opprimés, ce sont les idées et les engagements moraux de la classe dominante, quand bien même et surtout quand ceux-ci sont claironnés par la voie des universitaires et essayistes de la subversion officielle et bien-pensante.
Donc, « les gauches » ont connu un recul qu’entendent conjurer nos deux chevaliers de la bonne conscience. On va voir ce qu’on va voir : ils vont restituer « les évènements successifs (…) dans un cadre global et distancié restituant les tendances du moment ». Ah, mais!
Avant de s’atteler à leur tâche cyclopéenne, nos deux chevaliers de la bien-pensance évoquent encore la grandeur de leur entreprise en nous expliquant que si on ne les laisse pas l’entreprendre alors on se retrouvera dans l’état de « Sartre critiqué par Merleau-Ponty »en 1953. Manière toute modeste de nous dire qu’en somme, ils sont les héritiers de « Merleau-Ponty » refusant de suivre « Sartre » dans ses coquetteries de compagnon de route du stalinisme – mais nos preux chevaliers n’emploient pas ce dernier mot, et ceci n’est pas fortuit, car selon eux le tort de « Sartre » n’était sans doute pas d’avoir vulgairement cautionné le stalinisme, mais, de manière plus distinguée, plus ésotérique, plus germanopratine, d’avoir été trop proche de « l’évènement », tandis que « Merleau-Ponty » lui aurait prêché la « distance ».
Cette réduction de leur opposition à des mots tels que « évènement » et « distance » nous montre surtout que nos vaillants argousins n’y ont pas compris grand-chose, mais qu’ils entendent bien, envers cette « gauche » – pardon, ces « gauches » – être les Merleau-Ponty contemporains pourfendant « l’évènement ». Excusons-nous aux mânes de Merleau-Ponty de cet instant comique …
S’engageant enfin dans le grand combat, nos duettistes nous apprennent une chose terrible : il y a en France une « extrême-droitisation de l’espace public ». Je me permettrai de ne pas détailler ici le tissu de banalités, l’enfilage de perles qui s’ensuit, pour en extraire une et une seule : « … l’hyper-criticisme complotiste et la personnalisation de la critique (telle que la focalisation sur la personne d’Emmanuel Macron) » aurait remplacé « la critique structurelle des inégalités et des dominations associée historiquement à la gauche.»
Le président de l’État capitaliste et impérialiste français, le commis de sa classe, le pilier de la V° République, s’appelle Macron, mais il serait malséant de se « focaliser » sur lui, parce que, bien sûr, la « critique structurelle », c’est tellement plus pur et plus profond ! Petit problème : des millions de prolétaires arborant un Gilet jaune chantent des comptines qui vouent de manière très « personnalisée » le président de la V° République Macron aux gémonies. Sont-ils « complotistes »? Manifestement oui.
Nous pouvons constater ici que pour nos preux penseurs de la « critique structurelle », dont le sujet social de prédilection s’appelle « les gauches » et pas le prolétariat, la question du pouvoir d’État et de celui qui le détient, celui qui éborgne, celui qui va suspendre sans salaires sans doute 350.000 soignants, n’est pas une bonne question. Ne nous focalisons pas sur Macron ! Et donc, dénonçons, combattons, les millions de prolétaires qui, eux, se focalisent.
Le cœur des affirmations de nos deux courageux bretteurs consiste à dire que « les gauches » sont contaminées par cette « extrême-droitisation de l’espace public ». Autrement dit, gauche et extrême-gauche sont atteints par la « pensée Zemmour » perçue ici comme quelque chose de très fort, que l’on n’entreprend d’ailleurs pas de réfuter. Les preuves de cette contamination sont au nombre de trois. Comme il s’agit de trois « évènements », leur alignement les uns derrière les autres constitue sans nul doute, pour nos deux puissants penseurs, la démonstration de ce que c’est qu’une pensée dotée de « distance » à la manière de ce pauvre Merleau-Ponty qui, enterré, ne peut en rire.
Le premier épisode, le premier « évènement » magnifiquement intégré à la « critique structurelle » des deux phénix, est la polémique sur l’ « islamo-gauchisme », qui, dans leur vocabulaire, s’appelle « pensée critique associée de manière délirante au djihadisme » (je précise que je récuse l’un et l’autre terme et renvoie ici à d’autres de mes articles). A ce stade, la dérive « des gauches » concerne ceux que les auteurs appellent, d’une expression pour eux accusatrice, les « républicains de gauche ».
Le deuxième épisode est la participation du PCF, du PS et d’EELV à la manifestation policière initiée par Alliance le 19 mai dernier. Cette fois-ci, la dérive touche « les partis les plus anciens et centraux à gauche ». On notera que le soutien du ministre de Macron Darmanin à cette opération n’est pas évoqué. Si nos auteurs dénoncent – à juste titre en l’occurrence – cette manifestation, c’est parce qu’elle était « ultra-sécuritaire ». Certes, mais son lien profond à la défense de la V° République et de son président Macron leur a logiquement échappé.
Troisième épisode, les manifestations anti-passe qui, comme chacun sait, sont supposées être le lieu des pires horreurs antisémites. L’ire de nos deux Caton englobe l’« appel ambigu »paru le 22 juillet dans Libération, auquel il reproche d’avoir dénoncé « une société de contrôle généralisée ». Rappelons que cet appel, intitulé en fait « Refusons le projet de loi sanitaire et les régressions sociales », avait été soutenu notamment par la CGT. Le fait que les directions syndicales aient eu pour politique de partir en vacances avant le discours de Macron puis de s’en tenir à la date du 5 octobre n’est évidemment pas abordé par nos deux penseurs : ils pensent sans doute « l’évènement » avec toute la « distance » requise, mais pas à ce point …
C’est ce troisième épisode qui est, bien sûr, la cause de leur tribune. Les deux premiers lui sont donc rattachés rétrospectivement dans une vision schématique et idéologique qui aurait amusé aussi bien Sartre que Merleau-Ponty : la gauche « républicaine » fait naufrage au premier épisode, le « centre » de la gauche au deuxième, la gauche « radicale » ou « extrême » au troisième. Le seul talent de cette construction est qu’elle ménage le terrain dévasté pour que nos deux sauveurs viennent aider « les gauches » touchant le fond à rebondir, en se délestant, naturellement, de ce dans quoi elles se sont noyées. Justement, dans quoi sont-elles censées s’être noyées ?
Elles se seraient noyées dans une chose appelée « confusionnisme ». Confusionnisme, le fait de critiquer l’ « islamo-gauchisme » et, bien au-delà, de critiquer les « défricheurs de l’analyse des discriminations raciales en France » que serait, par exemple, Eric Fassin. Confusionnisme, le fait de manifester avec et derrière Alliance (et Darmanin ? ils n’en parlent pas …). Confusionnisme, manifester contre le passe « sanitaire » et même évoquer « une société de contrôle généralisée ». Enfin, ne l’oublions pas, c’est une clef : confusionnisme, et « complotisme », « focaliser » sur Macron !
Ainsi, le « confusionnisme » dont nos deux pondeurs posent en éminents spécialistes, c’est : focaliser sur Macron ; critiquer Eric Fassin ; manifester contre le passe ; suggérer qu’on entre dans une société de contrôle généralisée …
Le problème, c’est que le confusionnisme comme le complotisme existent réellement, et qu’une telle approche complètement … confusionniste, ne va pas faciliter la lutte contre eux !
Passons sur la « gauche critique intellectuelle » qui aurait « fourni des figures légitimantes au « côté obscur de la force » des manifestations anti-passe »: que la situation présente place nos deux séminaristes dans une posture facile, car plus proche du manche, pour discréditer la concurrence universitaire, est indifférent. Que des militants ouvriers, syndicalistes, pro-vaccination, luttent depuis le début pour soutenir ces manifestations et aider le mouvement engagé à se diriger … contre Macron, leur échappe et c’est sans doute préférable, car il est à craindre que nous soyons, pour eux, bien pires, bien plus « confusionnistes », « complotistes » que leur chère « gauche critique intellectuelle » ou même que « Sartre » en 1953 !!!
Nous pouvons conclure, car en matière de contenu intellectuel réel dans cette production, nous avons tout dit. Nos deux vaillants veulent donc, et s’en estiment assurément parmi les rares à en être capables, « sauver l’idée historique de gauche ». Ils l’appellent une « gauche d’émancipation » mais ne nous disent pas qui doit s’émanciper en ne focalisant surtout pas sur Macron, n’est-ce pas. Les militants qui, eux, veulent aider leur classe, peuvent se passer tranquillement de ce genre de pensums. Toutefois, bien involontairement, celui-ci exhibe un tel creux, un tel vide, qu’il faut bien le considérer pour le symptôme qu’il est : les représentants autoproclamés de la « pensée critique » en défenseurs agressifs de l’ordre établi.
VP, le 12/09/2021.